L'année cinéma 2013 de Gregory Coutaut

L'année cinéma 2013 de Gregory Coutaut

"Welcome to 'new' New Queer Cinema". La phrase est apparue l’air de rien en tout début d’année, au détour d’une des pages du catalogue de la Berlinale. Clin d’œil à la formule de B.Ruby Rich, qui désignait la nouvelle génération de réalisateurs LGBT du début des années 90, au réalisme percutant et militant. Cette version 2013 de l’expression illustrait en l’occurrence un film finalement resté inédit chez nous (Concussion/Breathe de Stacie Passon), mais la fausse tranquillité de ce dernier reflète à elle seule une année de renouveau exceptionnel. L’Inconnu du lac, Les Rencontres d’après minuit, Sarah préfère la course, Gerontophilia, Ma vie avec Liberace, Eastern Boys, La Dernière fois que j'ai vu Macao… les nombreux films queer marquants de 2013 ont en effet partagé une volonté synchrone de se focaliser sur des personnages queer épanouis et crédibles sans pour autant faire de leur sexualité ou identité sexuelle le sujet-même du récit. De nœud dramaturgique principal, les homosexualités se sont mutées en simple évidence relevant du cadre contextuel. Là où Brokeback Mountain était encore un film "sur" l’homosexualité, dans le sens où ce qui empêchait les protagonistes de s’aimer et générait toute l’histoire du film, était leur seule homosexualité, le film le plus débattu de 2013, La Vie d’Adèle fait au contraire de l’homosexualité de ses héroïnes un paramètre parmi de nombreux d'autres dans leur histoire d'amour. Voilà la nouvelle frontière du cinéma queer: en 2013 les personnages ont pu vivre des histoires autres que celle de leur pure sexualité. Une manière de parler de nous plus banalisée mais pas moins revendicative que les films du New Queer Cinema d’il y a vingt ans. La subversion tranquille.

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MON TOP

1. La Vie d’Adèle, Abdellatif Kechiche
2. The Act of Killing, Joshua Oppenheimer
3. Paradis : amour
Paradis : foi
Paradis : espoir, Ulrich Seidl
4. Gravity, Alfonso Cuaron
5. Only God Forgives, Nicolas Winding Refn
6. Cloud Atlas, Tom Twicker, Lana et Andy Wachowki
7. Pieta, Kim Ki Duk
8. Le Congrès, Ari Folman
9. Shokuzai, Kiyoshi Kurosawa
10. The Land of Hope, Sono Sion

FOCUS : LA RÉCEPTION DE LA VIE D’ADÈLE PARMI LES LGBT

Parmi les différentes polémiques nées autour du film de Kechiche, loin du règlement de compte people qui avait lieu en surface, il y en a une qui a particulièrement résonné tout au long de l'année dans la communauté LGBT et les cinéphiles concernés : celle liée à la justesse de la représentation de personnages lesbiens, et plus particulièrement au degré de réalisme des scènes de sexe. Hors-normes, particulièrement longues et détaillées, inédites par leur ambition dans un cinéma lesbien comme mainstream, ces scènes avaient de quoi débouler comme un raz-de-marée. En conséquences, les réactions ont été très diverses, contradictoires et parfois extrêmes, à tel point que le film représente aux yeux de certains le meilleur comme le pire du cinéma queer de 2013. De très nombreuses personnalités lesbiennes ont notamment été interrogées sur le sujet (y compris sur FilmdeCulte), à tel point qu’il a été difficile d’échapper à ce qui est devenu LA question de l’année : La vie d’Adèle, ridicule ou réaliste ?

Si l’on commence légitimement par se poser la question du réalisme de ces scènes de sexe, il faut effectivement avoir l’humilité (et le bon sens) de reconnaitre que les lesbiennes restent les mieux placées pour en parler (ce qui ne signifie pas : les seules). Aussi légitime que soit sa démarche et sa bonne volonté, un hétéro ne peut pas faire intégralement sienne l’expérience d’une sexualité qui lui est extérieure, et vice versa. Mais voilà un procès qu’on a un peu vite fait à Kechiche. Comme l’a rappelé Océane Rose Marie dans un chouette texte écrit cet été pour Têtu, où elle raconte avoir passé le casting du film, il n’y avait peut-être pas de lesbiennes sur le tournage (derrière la caméra, parmi les actrices ou même en tant que coach pour les scènes de sexe), mais il y en a eu un sacré paquet en amont. Combien de lesbiennes sont venues auditionner, se confiant entre autres (et volontairement) sur leur sexualité et leur désirs ? Que l’on juge le résultat final adroit ou non (ok, la jeune Adèle a l’air très expérimentée pour une première fois avec une fille), il n’y a pas de quoi nier la volonté de Kechiche d’être authentique sur le papier.

Le réalisme était-il de toute façon bien le (seul) but de ces scènes ? On prend à tort Kechiche pour un cinéaste du pur réalisme, cela reste pourtant inexact. Sa démarche consiste plutôt à épuiser certains éléments du réel, en les faisant durer ou se répéter jusqu’à une certaine forme de transe. Ces fameuses scènes sont finalement traitées de la même manière que les discussions sur les couches dans La Graine et le mulet, les scènes de danse ou de partouze dans Vénus noire : Kechiche y cherche la frontière entre un certain réalisme et le moment où l’on bascule au contraire dans quelque chose de plus primal, sans doute moins plaisant en terme de représentation mais plus intéressant en terme de cinéma. Ces scènes cherchent peut-être moins à être réalistes que simplement crédibles, émouvantes, quitte à passer par un prisme légèrement déformant. L’attente d’une vraisemblance - qui serait une forme de respect - est légitime, mais elle court le risque de l’intransigeance. Dans certaines des réactions les plus épidermiques sur la question, il a d’ailleurs été fort peu question de cinéma, comme si l'on n'accordait pas à Kechiche d’avoir un point de vue de réalisateur. Comme si ce non-réalisme était forcément une erreur, une maladresse, et non pas un travail conscient de metteur en scène.

Sur ce plan il n’y a d’ailleurs pas que les réactions négatives qui ont pu parfois gêner. Sans certains médias LGBT, les articles sur les réactions des spectateurs relevaient trop souvent d’une simple appréciation de la véracité de ces scènes. Une tendance réductrice non seulement pour le film, mais aussi quant à la confiance en la capacité des LGBT interrogés à analyser un film en tant qu’œuvre d’art et non plus de simple discours. Il y a bien sûr eu des réactions prenant en compte des critères cinématographiques, mais celles-là n’ont pas été les plus mises en avant. En excluant souvent tout discours sur le cinéma, ces nombreux articles (humoristiques ou non) ont donné malgré eux l’impression d’un argumentaire bizarrement limité, et alors qu’ils souhaitaient dénoncer des clichés lesbophobes, ils ont fini par involontairement relayer leur propre cliché : celui de l’homme-hétéro-obligatoirement-fasciné-et-fatalement-maladroit-face-aux-lesbiennes. Dans ses moments les plus sombres, la réception de La Vie d’Adèle a parfois donné carrément lieu à de violents soupçons. Derrière la peinture crue d'une sexualité non-hétéro, il y aurait de la vulgarisation irrespectueuse. Derrière les différences avec la BD d'origine, il y aurait un homme trahissant l’œuvre d’une femme. Derrière les on-dit sur les méthodes de tournage, il y aurait de la manipulation. Bref, des soupçons de misogynie dans toutes ses nuances. Et ce peut-être plus encore à l’étranger, où le cliché du réalisateur français libidineux et obsédé par la nudité d’actrices-nymphettes a encore bon dos. Le film de Kechiche est avant tout né d’une tentative de dialogue sincère entre homos et hétéros, et il a été dommage de constater qu'en retour, une partie de nos réponses ne faisaient pas preuve de la plus grande ouverture d'esprit (ou de la meilleure volonté).

Plus complexe : la divergence des avis des spectatrices lesbiennes (médiatiques ou anonymes) quant à ces scènes a été pour le moins saisissante. Là où Océane Rose Marie se dit émoustillée, là même où Peaches vante "les scènes de sexe les plus réalistes jamais vues hors du porno underground" (et on la soupçonne de savoir de quoi elle parle), bien d’autres ont vu de pénibles clichés condescendants, qui "virent au porn" pour citer Julie Maroh. La position des ciseaux a notamment cristallisé toutes les tensions et conduit beaucoup à s’arracher les cheveux. Aucun de ces points de vue n'est moins légitime qu'un autre, mais par conséquent qu’est-ce que cela peut nous apprendre ? Que la sexualité lesbienne est suffisamment nuancée ou méconnue pour rester source de malentendu ? Et si cela était surtout un indice vers une autre révélation ? A savoir que tout le monde ne fait apparemment pas l’amour de la même manière, même à l’intérieur d’une "même" sexualité. De là nait un questionnement : en tant que spectateurs, dans quelle mesure le cinéma nous pousse-t-il à attendre toujours quelque chose de précis (un schéma ? une véracité ?) d’une scène de sexe ? Pire : dans quelle mesure le cinéma (mais aussi la télé, les médias, et tout ce qui sert à nous représenter) nous pousse-t-il à nous convaincre qu’il n’existerait qu’une seule manière de faire l’amour, et que certaines autres manières n’existeraient pas ? Nous avons quatre heures, le débat est lancé.

MON TOP INÉDITS

1. L’image manquante, Rithy Panh
2. Soldate Jeannette, Daniel Hoesl
3. Norte, la fin de l’Histoire, Lav Diaz
4. Our Sunhi, Hong Sang-Soo
5. Why don’t you play in hell ?, Sono Sion
6. Taboor, Vahid Vakilifar
7. Tore Tanzt, Katrin Gebbe
8. Jodorowsky’s Dune, Frank Pavich
9. Confession of Murder, Jung Byoung-Gil
10. Remington and the Curse of the Zombadings, Jade Castro

MES ATTENTES POUR 2014

1. Nymphomaniac, director’s cut, Lars Von Trier
2. Phoenix, Christian Petzold
3. Under the Skin, Jonathan Glazer
4. The Green Inferno, Eli Roth
5. The Sacrament,Ti West
6. Im Keller, Ulrich Seidl
7. White Bird In A Blizzard, Gregg Araki
8. Fantasia, Jang Kun-Jae
9. Tourist, Ruben Ostlund
10. Nude Area, Urzula Antoniak

par Gregory Coutaut

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