Tenet

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Tenet
États-Unis, 2020
De Christopher Nolan
Scénario : Christopher Nolan
Avec : Kenneth Branagh, Michael Caine, Elizabeth Debicki, Robert Pattinson, Clémence Poesy, Aaron Taylor-Johnson, John David Washington
Photo : Hoyte Van Hoytema
Musique : Ludwig Goransson
Durée : 2h29
Sortie : 26/08/2020
Note FilmDeCulte : ******
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Muni d'un seul mot – Tenet – et décidé à se battre pour sauver le monde, notre protagoniste sillonne l'univers crépusculaire de l'espionnage international. Sa mission le projettera dans une dimension qui dépasse le temps. Pourtant, il ne s'agit pas d'un voyage dans le temps, mais d'un renversement temporel…

Au premier abord, le tant attendu, tant repoussé et tant hypé Tenet peut dérouter, non seulement par son avalanche, parfois abrasive, d'exposition, mais aussi parce qu'il avance plus masqué qu'aucun autre film de Christopher Nolan. La notion de boucle a toujours fasciné l'auteur donc il n'est pas étonnant de le voir séduit par les palindromes. Memento déjà était un palindrome, la chronologie allant à la fois en avant et à rebours, le film se terminant dans le même décor où il avait commencé. Ici, ce n'est pas tant que le palindrome prend un autre sens lorsqu'il est lu à l'envers mais tout simplement que le sens apparaît une fois la lecture du mot fini. Ainsi l'ouvrage donne-t-il l'impression au départ de n'être qu'un nouvel hommage du réalisateur à James Bond. L'introduction et le climax d'Inception lorgnaient déjà ouvertement vers 007 mais l'ensemble restait un film de casse tandis que Tenet est un pur film d'espionnage, reprenant délibérément les codes les plus ostentatoires de la célèbre saga : l'intrigue globe-trotteuse, le méchant oligarque russe, l'univers glamour fait des yachts et de costumes de luxe, la fin du monde...et les scènes d'action plus grandes que nature. Toutefois, Nolan habite l'entreprise et l'habille de son imagerie limbique avant même de doubler le pastiche d'un exercice de style permis par un concept de science-fiction qui lui permet une nouvelle fois d'explorer ses obsessions, notamment sur le contrôle du temps. Petit à petit se dévoilent les effets de miroir du film et parmi eux, celui reflétant notre monde... À plus d'un titre, Tenet est le mot-clé du film, palindrome orthographique, sésame textuel mais aussi notion au cœur du thème qui parcourt le film, invitant le protagoniste - et le spectateur - à reconsidérer les préceptes qu'il tient pour acquis, immuables.

"Mon ambition était de faire ce que Leone a fait avec le western. Quand il réalise Il était une fois dans l'Ouest, il n'a pas besoin de revoir les westerns. Il n'a besoin que de ses souvenirs, de ses sensations. C'est la seule manière de s'attaquer à l'iconographie d'un genre. Il était une fois dans l'Ouest est un western sur les westerns." (Christopher Nolan, in Première n°509) À l'instar des héros de Leone, le protagoniste de Tenet n'a pas de nom. Il est littéralement appelé "le protagoniste", une dénomination métafilmique qui le renvoie - ou le réduit - à sa fonction, diégétique comme extra-diégétique, héros d'un ur-film d'espionnage. Avec le doublé Inception/The Dark Knight Rises, a clairement résolu une question qui le travaillait depuis ses débuts, s'offrant une catharsis comme il a pu l'offrir aux héros de ces deux films et abandonnant le trauma et la culpabilité comme principaux moteurs de ses personnages. À l'instar de Tommy, le protagoniste de Dunkerque, le héros de Tenet n'est donc plus défini par son passé - il n'a même pas le luxe d'un prénom donné par des parents - mais par ses actes au présent. Le terme "protagoniste" désigne aujourd'hui celui qui tient le premier rôle mais étymologiquement, il signifie "combattant de premier rang". Au soldat inconnu succède l'agent secret. Et l'aspect politique le plus subtil du récit d'apparaître. Dans The Dark Knight Rises et Interstellar, Nolan s'amusait à perturber des rassemblements populaires profondément inscrits dans l'Americana (un match de football, un match de base-ball). Tenet commence par une irruption dans un opéra. Nolan a-t-il délaissé les divertissements du peuple pour ceux des nantis? Au contraire, même dans ce cadre, ce sont justement les spectateurs les plus pauvres qui sont les victimes désignées et que le héros choisit de sauver, outrepassant les limites de sa mission. Par la suite, le protagoniste s'échinera à pénétrer un monde de puissants qui son statut véritable est aussi visible que sa couleur de peau. Le protagoniste saura-t-il s'émanciper des différents carcans qui s'imposent à lui?

Pour cela, il lui faudra changer de point de vue. Une fois de plus chez Nolan, il y a conflit entre la vision subjective d'un individu et la réalité objective. Du point de vue du protagoniste, les balles remontent le temps. Mais si nous nous placions du point de vue de la balle qui a été "inversée", elle suit sa propre chronologie. C'est au héros d'ajuster sa perception afin de réussir à contrôler son destin. Pour le personnage nolanien type, cela passe souvent par le contrôle du temps, jadis en le dilatant (Inception, Interstellar), aujourd'hui en l'infléchissant. Le protagoniste va à l'encontre de son emprisonnement dans la chronologie. Le temps n'est plus une flèche qui nous emporte mais une autoroute à deux voies. "N'essayez pas de le comprendre. Ressentez-le." intime un personnage au héros. Continuant là aussi sur la lancée de Dunkerque, Tenet est un film sensoriel et expérimental. Septième art oblige, la vue est celui des cinq sens le plus sollicité par Nolan et si la bande originale de Ludwig Goransson, aux sonorités plus indus que celle qu'aurait pu signer Hans Zimmer (parti composer la BO de Dune), envoûte par son étrangeté, ce sont ces vistas abstraites et surréalistes qui marquent la rétine. Une séance de torture entre deux trains qui vont chacun dans un sens, des éoliennes en pleine mer dont les hélices sont comme des aiguilles sans horloge, tournant encore plus vite, et ce avant que le temps ne soit comparé au vent dans le texte... Des tableaux auxquels l'IMAX donne toute sa majestuosité, sa grandeur, et ce même en dehors des morceaux de bravoure. Pour autant, ils ne sont évidemment pas en reste. La mise en scène pragmatique de Nolan, qui arrive toujours à ne pas attirer l'attention sur l'artifice - pas de zooms, pas de ralentis, pas de mouvement de caméra numérique impossible, aucun effet de style - donne l'impression que le découpage se fait naturellement, tout en imposant son gigantisme, sublimé par le cadre au format 1.43 épousant la verticalité des décors ou de l'action, faisant de l'écran le canevas épique du récit, une tapisserie de Bayeux mouvante. Le film n'est jamais aussi efficace que lorsqu'il laisse les images parler. Les scènes d'action ne sont jamais surexpliquées et peuvent s'avérer exigeantes, comme l'ouverture in media res, là où le scénario s'avère très bavard pour évoquer des concepts dont on nous dit de ne pas chercher à les comprendre. Une deuxième vision ne serait pas du luxe pour apprécier la précision des rouages du récit mais il n'est pas question ici de film qui invite à théoriser. Même les références au carré Sator sont cosmétiques. Nolan a toujours ce souci de rationnaliser et donc de bien ancrer ses "préceptes" dans une réalité explicable et si l'exécution est moins digeste que dans Inception, c'est dans l'illustration par l'action qu'elle trouve son élégance.

Plus le film avance, plus le cinéaste peut exploiter son concept de façon ludique, transcendant les longueurs un peu laborieuses du deuxième acte pour livrer scène sur scène non seulement impressionnante mais carrément jubilatoire ou subjuguantes de beauté étrange. À mi-parcours, le film d'espionnage devient plus SF que jamais et commence à révéler ses profondeurs enfouies. Le personnage féminin, interprétée par une toujours excellente Elizabeth Debicki, apparaît initialement comme la figure classique et lassante de la demoiselle en détresse. S'il y a bien un cliché que Nolan délaisse, c'est celui de la Bond Girl objectifiée ou sexualisée. Déjà pas le plus caliente des metteurs en scène, Nolan a semblablement abandonné pour de bon les atours les plus sexués de ses précédentes femmes fatales pour ne garder que sa féminité, l'habillant de tenues classes des années 40, la rendant intemporelle comme l'architecture brutaliste de certains décors. Toutefois, le postulat du film lui permet de renaître, de se naître à elle-même, de dépasser le statut de poupée de porcelaine pour mieux se sauver seule de la masculinité toxique de son mari. Ce dernier, vaguement surjoué par Kenneth Branagh, semble initialement un méchant lui aussi grossièrement caricatural avant de s'avérer terriblement glaçant non pas dans ses menaces de méchant de James Bond faites au héros mais dans sa façon de traiter sa femme, horriblement banale, mais également humain et nolanien, avec son propre totem prenant la forme d'une montre... Naturellement, il en ira de même pour le protagoniste qui ne devra son salut qu'à lui-même, devra se faire sa propre place, devra s'émanciper, dut-il boucler la boucle. Dans les débats cycliques sur la possibilité d'un Bond noir (ou femme), la réponse des personnes concernées a souvent été qu'iels préfèreraient un nouveau personnage. Parce que c'est un film de Nolan, Tenet ne se déclinera pas en franchise mais ce nouveau Bond-like noir est là, campé par un John David Washington tout en charisme et empathie. À ses côtés, Robert Pattinson est délectable en faux Bond gandin. Leur tandem d'agents secrets, un britannique et un américain, réunissant les deux nationalités de Nolan, est des plus attachants. Dans ses dernières minutes, un élan romantique émouvant accompagne une soudaine mise en évidence de ce que Nolan cherche à raconter. Le McGuffin du film prend soudain un autre sens et le mantra générique appelant à "sauver le monde" s'en retrouve subverti. La science-fiction s'efface devant la réalité et le pitch se révèle une métaphore au service d'un propos sur le fatalisme : le temps qu'on a est une deuxième chance constante. Car il est compté.

par Robert Hospyan

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