Retour à Kotelnitch

Retour à Kotelnitch
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Retour à Kotelnitch
France, 2003
De Emmanuel Carrère
Scénario : Emmanuel Carrère
Avec : Emmanuel Carrère, Philippe Lagnier, Ania Sergueïevna, Galia Sergueïevna
Durée : 1h45
Sortie : 25/02/2004
Note FilmDeCulte : *****-

Ce sont trois de ses voyages à Kotelnitch que nous raconte l’écrivain-documentariste Emmanuel Carrère. Le premier, commandé par Envoyé Spécial et Télérama, est un reportage sur les traces d’un prisonnier de guerre hongrois devenu fou. Le second retrouve les personnes rencontrées la première fois, notamment Ania, jeune mythomane acoquinée avec un certain Sacha du FSB (ex-KGB). Le troisième se déroule auprès de la famille d’Ania, quarante jours après son terrible assassinat à la hache et celui de son jeune fils.

MAL AUX CHEVEUX

Ça commence par une gueule de bois, et ce ne sera pas la seule. Brinqueballés dans un wagon enfumé traversant la Russie cahin-caha, Emmanuel Carrère, son traducteur Sacha, et son équipe technique, hors cadre, noient leurs paroles dans la vodka. L’image est tremblée, sans prétention esthétique aucune, juste lisible. Autant dire qu’on ne comprend rien, et que les efforts fournis pour tenter de s’accrocher à quelque bribe de mot ou intuition visuelle restent vains. Il faudra attendre un petit quart d’heure pour que Carrère nous reprenne en main, et remette progressivement en place le chaotique puzzle auquel le film nous convie. Récit à lectures multiples, temporalité au moins triple, et même à personnages doubles (Sacha 1 le traducteur, Sacha 2 le mari d’Ania), Retour à Kotelnitch a des allures de lendemain de fête bordélique. L’on pourrait baisser les bras devant le bancal édifice, et pourtant l’on est stimulé par cet aspect décousu, que Carrère a l’intelligence de filmer comme un processus. En effet, bien vite, la nature exacte de Retour à Kotelnitch se révèle: plus qu’un questionnement sur les frontières entre documentaire et fiction, plus qu’un instantané d’une certaine Russie loin des métropoles, plus qu’une introspection littéraire de son auteur, on a ici avant tout affaire à un work in progress, un film en train de se faire – comme L’Adversaire témoignait du livre en train de s’écrire.

WORK IN PROGRESS

Une fois ce lumineux principe intégré, la cohésion du film se fait enfin jour. Et avec elle, se sont plusieurs corps de cinéma qui naissent à l’écran. Celui de Carrère, d’abord, présence évidente, visage chiffonné, voix posée. Celui d’Ania, ensuite, radieux, irrémédiablement vivant quand la voix off nous impose sa mort. Celui, secret, de Sacha 2, refusant la caméra, se nimbant de mystère et de suspicion. Enfin, et surtout, celui de Galia Sergueïevna, la mère d’Ania, incroyable personnage sanguin, terrien, redoutable, capable de passer, en l’espace d’un instant, d’un calme débonnaire de bonne vivante à une furie paranoïaque proche de l’hystérie. Tout ce petit monde s’agite, se croise, se recoupe, disparaît puis reparaît, selon une cohérence connue seule de la table de montage. Ce jusqu’au point d’orgue, purement fascinant, du repas de famille, morceau de bravoure d’alcool, de rage et de larmes longuement filmé par un Carrère ébahi. Sur une tonalité proche du fiévreux dîner de Festen, ce passage recèle la violence et l’humanité qui font battre le cœur du meilleur cinéma. C’est en partie à son aune qu’il faut mesurer la force de Retour à Kotelnitch, et accepter les petites longueurs et défauts minimes qui l’émaillent par moment. Le voyage en vaut largement le prix.

par Guillaume Massart

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