Nope

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Nope
États-Unis, 2022
De Jordan Peele
Scénario : Jordan Peele
Avec : Daniel Kaluuya, Keke Palmer, Michael Wincott
Photo : Hoyte Van Hoytema
Musique : Michael Abels
Durée : 2h10
Sortie : 10/08/2022
Note FilmDeCulte : ******
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Les habitants d’une vallée perdue du fin fond de la Californie sont témoins d’une découverte terrifiante à caractère surnaturel.

ONE PERFECT SHOT

Après deux incursions dans ce qu'une certaine gamme de critiques qualifie de "elevated horror", pour anoblir un genre qu'ils considèrent moindre ou vulgaire, Jordan Peele s'attaque pour son troisième long métrage à un registre en apparence plus grand public mais surtout plus grand tout court. Pour autant, il ne délaisse aucunement ses projets thématiques et signe sans doute son œuvre la plus ambitieuse à ce jour, toujours aussi politique mais pas que. En revisitant deux mythes américains, le western et les histoires d'OVNI, le cinéaste continue de confronter ses personnages à l'Histoire de son pays. Mais également à l'Histoire du cinéma. Le raccourci le plus courant concernant Nope est que le cinéaste fait son Signs mais en réalité, il fait plutôt son Super 8. Si l'exercice renoue avec une angoisse similaire à celle du M. Night Shyamalan, il partage avec le film de J.J. Abrams non seulement ses nombreuses références à l’œuvre de Steven Spielberg mais également son rapport à l'image et au cinéma. En effet, Nope parle de notre relation au spectacle, de notre regard, mais également, comme tous les films de l'auteur, d'exploitation.

Il est toujours question d'exploitation dans les films de Jordan Peele. Exploitation d'une "race" par une autre dans Get Out, exploitation d'une "classe" par une autre dans Us... Dans Nope, c'est l'exploitation d'une espèce par une autre qui est dénoncée. Le cinéaste ne passe même plus par la métaphore, comme cela pouvait être le cas dans ses deux premiers longs d'ailleurs, en incluant l'histoire passée du tournage d'un épisode de Gordy's Home, une sitcom (fictive), durant lequel Gordy le chimpanzé, exploité par les humains pour le spectacle, pète soudainement les plombs et attaque les autres acteurs. Cette exploitation n'a rien de métaphorique, elle existe telle quelle dans notre monde. L'incident survenu dans le spectacle de Siegfried & Roy est même cité dans le texte (deux magiciens de Las Vegas célèbres pour leurs performances avec des tigres blancs de 1967 à 2003, quand un des tigres attaqua Roy durant une représentation). L'humain n'apprenant pas de ses erreurs, l'histoire se répète avec cette entité extra-terrestre que Randy Park (Steven Yeun), ex-acteur enfant et survivant de l'attaque de Gordy, se croyant élu et n'ayant pas retenu la leçon, va essayer de dompter, pour assurer le spectacle de son parc, une reconstitution d'une ville du Far West (mentionnons qu'il exploite également la tragédie passée avec un mini-musée dédiée à la sitcom). Inévitablement, il en paiera le prix. L'alien du film symbolise plus que jamais la nature elle-même, une force dévastatrice et incontrôlable. Mais la créature représente également une autre notion et c'est là que la métaphore intervient.

L'autre cinéaste auquel on pense devant Nope, c'est...Quentin Tarantino. A l'instar de ses derniers films, les protagonistes sont issus du milieu du cinéma (dans Inglourious Basterds, un ancien critique devient soldat, un soldat devient acteur, une actrice est agent double ; dans Death Proof, une actrice, une maquilleuse et deux cascadeuses se battent contre un cascadeur ; dans Once Upon a Time in Hollywood...bref). Jordan Peele refait Les Dents de la mer en inversant mer et ciel, substituant les petits fanions traînés par la bête aux barils annonciateurs emportés par le requin, prenant pour Brody un tandem frère/sœur dresseurs de chevaux pour le cinéma (Daniel Kaluuya, parfait en vieux cow-boy moderne et mutique, et Keke Palmer, véritable révélation d'énergie folle), son Hooper bosse dans un magasin de fournitures électroniques (Brandon Perea au comique gestuel impeccable) et son Quint est un chef opérateur (Michael Wincott, une présence et une voix devenus trop rares depuis ses méchants des années 90). Dans un premier temps, à l'issue du combat qui oppose nos héros au monstre, on se demande pourquoi cela doit finir comme Les Dents de la mer, avec la mort explosive de la bête? Pourquoi conclure cette critique de l'exploitation des animaux par la suprématie de l'espèce humaine sur une autre, pourtant plus puissante? Spielberg lui-même a changé son fusil d'épaule en filmant les dinosaures de Jurassic Park comme des animaux et non comme des monstres. D'ailleurs, dans Jurassic Park, les dinosaures et le parc étaient déjà des allégories du spectacle et du cinéma, Spielberg exorcisant l'horrible expérience de Hook en montrant un Disneyland qui partait en vrille, punissant l'hybris de l'Homme se prenant pour Dieu et pensant pouvoir maîtriser la Nature. Peele rend même hommage au film lors de la scène où OJ reste enfermé dans son véhicule comme spectateur de l'attaque de la bête (comme les personnages de Jurassic Park dans leurs jeeps durant l'attaque du T-Rex).

C'est parce que dans Nope, l'alien ne représente pas uniquement un animal que l'humain va chercher à exploiter, il représente le spectacle, le cinéma. Avant même qu'il ne déploie sa forme finale, s'apparentant à une toile de cinéma avec un œil ressemblant à une camera obscura, Peele définit la créature comme quelque chose que l'on ne peut pas s'empêcher de regarder et qui finit par nous consommer. Dans un premier temps, la solution est même de détourner le regard, comme Indiana Jones et Marion montrant leur humilité face au divin lors de l'ouverture de l'Arche dans Les Aventuriers de l'Arche perdue. D'ailleurs, dans le film de Spielberg, les premiers à être punis par la force divine étaient les cameramen cherchant à capturer l'instant. Peut-on capturer le spectacle?

Dans Super 8 déjà, les cinéastes en herbe capturaient une image de l'extra-terrestre et ce n'est que par le truchement de l'image cinématographique que le fantastique devenait réalité à leurs yeux. Dans Nope, Randy fait l'erreur de vouloir exploiter l'entité comme un animal, pour le spectacle, et finit par subir le même sort que ses camarades de Gordy's Home (auquel il avait échappé enfant parce qu'il avait créé un lien avec l'animal). C'est lui qui devient le spectacle, c'est lui qui devient une leçon, comme l'annonce la citation biblique qui ouvre le film ("Et je jetterai la fange abominable sur toi, et te rendrai vil, et ferai de toi un spectacle." dit Dieu via le prophète Nahum à la ville de Nineveh qu'il s'apprête à punir). OJ et Emerald doivent leur salut à leur volonté d'exploiter la créature pour le spectacle lui-même. Ils veulent exploiter l'image. Leur motivation paraît cupide au premier abord, et l'est sans doute, mais ce n'est pas un hasard si Peele fait d'eux les descendants du "premier acteur", un noir invisibilisé. En effet, le metteur en scène invente une identité à la personne qui montait le cheval capturé par Eadweard Muybridge lors de l'essai photographique qui servit d'ancêtre au septième art, et fait de ses personnages ses arrière-arrière-arrière-petits enfants. Il leur donne alors comme objectif non pas une vidéo virale sur YouTube (comme le motard d'un site tabloïd accro à sa caméra) mais une vidéo qui passerait chez Oprah (Winfrey), sans doute la personne noire la plus populaire et puissante des États-Unis. C'est un statut qu'ils désirent. Pour y parvenir, il ne suffit pas de détourner le regard, they have to shoot it (lui tirer dessus/le capturer sur pellicule). Si le monstre représente le spectacle qui consomme (et que l'on consomme) sans discernement, comme un gigantesque aspirateur, alors il faut revenir à la pureté du cinéma, d'abord par le biais de la caméra analogique d'Antlers le chef op, puis par l'outil photographique du parc, renouant avec les prémisses foraines du septième art. Il fallait d'ailleurs la mort du chasseur blanc, perdu par sa gourmandise, parce que c'est aux descendants de la "première star de cinéma", un noir anonymisé par l'Histoire, de reprendre leur place au sein de l'Histoire de l'image en capturant (l'image) de la bête, c'est le point final logique. En anéantissant le spectacle qui nous consomme avec l'outil photographique comme Muybridge, OJ et Emerald renouent avec l'héritage de leur aïeul et OJ, chevauchant sa monture dans le désert pour fuir la bête, devient un vrai héros (de cinéma). Ce n'est pas pour rien qu'il réapparaît immobile, dans un cadre (le portail "Out Yonder" du parc), et progressivement dans la fumée (comme un des polaroïds du puits qui se développent lentement). D'ailleurs, son nom n'est pas un hasard non plus. Il s'appelle Otis Junior mais assume l'appellation OJ, à la surprise des blancs qui associent inévitablement ce nom à OJ Simpson, assassin. Il l'assume fièrement, comme hommage à son père sans doute mais également pour se réapproprier ce nom tout comme il se réappropriera son héritage, sa place dans l'Histoire du cinéma. C'est une exploitation dans un but, inconscient, plus "noble".

Même sans cette passionnante réflexion, Nope serait un film fantastique haletant, intense et drôle. Peele est parti chercher Hoyte Von Hoytema, directeur de la photographie des trois derniers films de Christopher Nolan pour tourner en pellicule et en IMAX 1.43, le format servant autant le spectaculaire que l'horrifique. Si l'échelle des séquences où l'alien apparaît dans l'immensité du ciel au-dessus des vastes contrées de l'ouest américain est appropriée au format, l'immersion sur le plateau de télévision lors de l'attaque de Gordy est autrement plus intense. Une de nombreuses visions d'horreur mémorables. On n'est pas près d'oublier ces gens en train d'être digérés, tout comme cette pluie de sang sur la maison ni l'agression, pourtant cachée, des acteurs de la sitcom par Gordy. Pour un film sur le regard et notre avidité de spectacle, de notre incapacité à ne pas regarder, que le spectacle soit merveilleux ou horrifique, Peele sait exactement quoi montrer et quoi suggérer. Et accouche de son meilleur film.

par Robert Hospyan

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