Kitchen Stories

Kitchen Stories
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Kitchen Stories
Salmer fra kjøkkenet
Suède, 2003
De Bent Hamer
Scénario : Jörgen Bergmark, Bent Hamer
Avec : Leif Andrée, Sverre Anker Ousdal, Reine Brynolfsson, Joachim Calmeyer, Bjørn Floberg, Tomas Norström
Durée : 1h35
Sortie : 17/12/2003
Note FilmDeCulte : ****--

Début des Trente Glorieuses. La Guerre est un souvenir encore proche, mais l’humanité regarde vers l’avenir, rêve à une vie meilleure. Le Home Research Institute de Suède est de ces visionnaires de l’organisation sociale. En mettant en observation les cuisines d’un échantillon représentatif de célibataires d’un petit village norvégien, ils espèrent obtenir un plan d’exploitation optimal de cette pièce centrale de tout bon foyer. Pour ce faire, ils font appel à des observateurs censés témoigner objectivement de ce qu’ils constatent. Afin de garantir une neutralité totale, les témoins ne doivent entretenir aucune relation, verbale, physique ou autre, avec leurs hôtes…

CUISINE ET DEPENDANCES

Par son thème (le "fordisme" social), sa nationalité, son affiche (sur un fond orange criard, un bureaucrate, tout de gris vêtu, du veston aux chaussettes, surplombe une enfilade de caravanes vertes d’un goût douteux), les partis pris graphiques hurlés par ses photogrammes promotionnels (acteurs à tronches, formalisme kitsch et bouts de ficelle), Kitchen Stories s’annonce a priori comme un film-programme, dont on connaît les ressorts, et dont on peut s’amuser à flairer les tenants et aboutissants. Un terrain connu, donc, qui de Tati au cinéma de Roy Andersson, en passant, pourquoi pas, par Brazil, s’apprête à nous nourrir de ses accents kafkaïens et savoureux. Une pointe de cynisme enneigée, une poignée de balourds grotesques donc touchants, de l’incongruité visuelle par petites touches, peu de dialogues… Dès le premier abord, l’on peut s’attendre à adhérer, sourire sardonique aux lèvres, à se heurter de plein fouet à tout ce qui est étriqué, des costumes trop courts au cadre. Et, si l’on s’en tient aux dix premières minutes du film, l’on peut tout à fait trouver cette attente contentée. Des peigne-culs en costards ternes prévoient d’observer les autochtones aux joues roses d’un petit village norvégien, et illustrent leurs ambitions par un cobaye humain harnaché et tuyauté pendant qu’il pèle les patates… Hamer, par cette mise en place contextuelle hilarante ("La mère au foyer n’aura plus à parcourir en une année la distance qui sépare la Norvège du Congo. Désormais, il lui suffira d’aller en Italie du nord pour servir son repas", lance, le plus sérieusement du monde, un scientifique rigide), déroule le pitch idéal du film de festival. On pense à un Quelque chose est arrivé (Andersson, évidemment) en plus déconnant, et on est ravi. Mais, soudain, l’image se racrapote, rosit: le film brûle. Manière pour Hamer de se désolidariser des attentes de son public, et d’annoncer le jeu d’attraction-répulsion qui ne va pas manquer de s’ensuivre.

PLAYTIME

Cette première "trahison" des attentes du public n’est en effet que le déclencheur primaire du dispositif filmique régnant au cœur de Kitchen Stories. Car si Hamer remplit son cahier des charges suédois (personnages loufoques, comme ce médecin/psychiatre/autre-précisez-accro-à-la-nicotine, musique d’ascenseur, landau en tôle Ikea, épilation des oreilles par combustion, etc.), il se fait une règle de donner du sens au détail, et à ne pas se contenter de l’effet pour l’effet. Dans cette logique, le titre lui-même n’est que le premier des mensonges ostensibles. Présenté à l’assemblée des cobayes et de leurs scrutateurs en titre, l’on s’attend à suivre en parallèle une série de tableaux cocasses, de vignettes étranges (voir, à nouveau, les quarante-six plans-séquences d’un certain Roy Andersson), correspondant à autant de dénonciations et explorations scénaristiques du thème de la surveillance domestique, que l’on imagine sujet principal. Seulement, les histoires promises par le titre se singularisent rapidement. C’est à un "couple", et à un seul, Isak et Folke, que la caméra de Hamer va s’intéresser. Mieux encore, plutôt que de rentrer dans le vif du sujet, donc dans la maison d’Isak, Hamer nous laisse à la porte en compagnie de Folke, dans sa caravane mal isolée, entre son courrier et son poisson fumé. Car Isak change dans un premier temps d’avis: il ne veut plus être un rat de laboratoire. Dans ces conditions, Kitchen Stories s’éloigne de nouveau du canevas possible de l’expérience subie et passive à la Milgram. D’ailleurs, plus tard, lorsque Folke aura enfin pu se mettre à la tâche, ce sera au tour d’Isak d’observer son observateur avant que de se laisser regarder.

AUTRE CHOSE EST ARRIVE

Les exemples pullulent: les séquences muettes autorisant les gags visuels lors des premières confrontations Isak/Folke sont contrebalancées par des dialogues qui gagnent en ampleur à mesure que la relation entre les deux hommes se noue. Car bien sûr, élément programmatique par excellence, la vision bureaucratique du travail sur l’humain est impossible à appliquer: les hôtes ont tôt fait de boire, manger et échanger avec leur vigie. Cependant, une fois de plus, Hamer préfère laisser dans le hors-champ les dérives probables, que de toute façon l’on devine. Libre à chacun de se tourner les autres films possibles à partir de la même base: le célibataire cessant de l’être, gêné par la présence d’une paire d’yeux mal tombée; des beuveries à n’en plus finir; une altercation tournant mal… Tout ceci, Hamer s’en dispense, le laisse à supposer, voire l’évince totalement (à noter d’ailleurs la quasi-absence de la femme, à moins qu’elle soit très vieille, ou qu’elle soit ramenée à l’état le plus sauvage qui soit, en faisant ses besoins dans la nature, accroupie, à demi-cachée, et filmée en plan large). Ce n’est qu’alors, délesté du poids des attentes, que le film révèle sa nature, naïve, frêle et chaude, de plaidoyer universel pour l’amitié et la mixité sociale. Candide, le message n’existe et ne déploie sa force qu’à travers la couche préalable qu’il est nécessaire de gratter pour parvenir jusqu’à lui. C’est cet effort pour passer du laid au beau, de manière étonnamment subtile, bien que revêtant les atours trompeurs du schématisme, qui rend Kitchen Stories à la fois si touchant, et un peu bâtard. Car, sans cesse déçu, puis stimulé par cette déception de nos perspectives filmiques, c’est la lassitude qui guette. De fait, le film aurait sans doute gagné à élaguer un peu dans certaines scènes pas forcément utiles (le cheval d’Isak n’est par exemple pas franchement indispensable à la bonne tenue de la narration) et à être par moment moins démonstratif (sur la jalousie de Grant, notamment, ami de longue date d’Isak, évincé par l’arrivée de Folke). Reste que la déchirante simplicité des scènes finales, vierges de tous mots et pourtant tellement parlantes, suffit à faire de cette apologie des rapports humains un beau film de Noël, atypique et intelligent.

par Guillaume Massart

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