Esquive (L’)

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Esquive (L’)
France, 2003
De Abdellatif Kechiche
Scénario : Abdellatif Kechiche, Ghalya Lacroix
Avec : Nanou Benahmou, Osman Elkharraz, Rachid Hami, Hajar Hamlili, Sabrina Ouazani
Durée : 1h57
Sortie : 07/01/2004
Note FilmDeCulte : ******
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Abdelkrim, alias Krimo, découvre au travers de la fougue de la blonde Lydia le théâtre classique (Marivaux) et surtout l’amour, le vrai, celui qui vous fait oublier le reste du monde, les copains, le père en prison et la cité…

LAISSE PARLER LES GENS

On sait déjà ce que l’on va lire, ce qui va se dire. "Un autre regard sur la banlieue", "Un éclairage réjouissant sur la cité", etc. C’est un passage obligé. Film de banlieue comme il y a des films de genre, L’Esquive s’envole gaiement vers l’annihilation joyeuse des clichés et des préjugés, et son approche critique se doit de passer par la case sociétale. En pleine crise de foi - de laïcité pour être exact - la France ne sait plus voir dans ses banlieues que de spectaculaires zones de non-droit, d’inculture et de tournantes, avec ou sans voile. Seulement, il faudrait être aveugle pour ne discerner au contraire dans le film d’Abdellatif Kechiche qu’une ode à la Seine Saint-Denis, grassouillette de bons sentiments, d’argot à l’ancienne, pour une ambiance de comédie sociale façon années 80, complètement détachée de son temps. Pour ça, il faudra revenir la semaine prochaine et se farcir le douloureux Les Amateurs de Martin Valente. La force de L’Esquive ne réside pas dans une quelconque réévaluation qualitative de la banlieue, mais dans un dévoilement parallèle, autrement plus juste. La cité Franc-Moisine que nous dépeint Kechiche n’est pas atemporelle, mais bien ancrée dans son époque; pas dénuée de culture, mais attachée à celle qui lui est propre. Le réalisateur connaît ses classiques: la séquence d’introduction, bouillonnante, sur le fil du rasoir, en témoigne, convoquant Wesh, Wesh qu’est-ce qui se passe et les "Jusqu’ici tout va bien" de La Haine. Mais l’habilité de Kechiche est de refermer aussitôt la porte de la violence larvée ainsi entrouverte. Témoignages de sa conscience sociale et de son refus d’un angélisme malvenu, les passages obligés du film de banlieue ne manquent donc pas à l’appel, mais se cantonnent à cette fonction. La confrontation avec les forces de l’ordre en est l’illustration évidente: tout est en place pour arpenter les terres de Rabah Ameur-Zaïmeche (incompréhension entre jeunes et flics, drogue, violence), mais la coupe subite, suivie d’une étonnante ellipse, stoppe l’escalade avant son point culminant.

MA 6-T VA TCHATCHER

De fait, vouloir à tout prix coller une étiquette politique sur le front de Kechiche, envie certes fondée, revient à ne pas voir l’essentiel: l’humain - quant à savoir si l’humain est par nature politique, laissons cela aux aristotéliciens. Car L’Esquive est aussi et surtout du cinéma, des acteurs détaillés par une caméra à la fois proche et collective, une galerie de personnages, et une invitation aux voyages. Voyage de Krimo, dans sa chambre couverte de voiliers à l’aquarelle; voyage de Lydia, qui s’évade au pays de Marivaux dans sa robe d’époque; le nôtre également, dans un pays proche géographiquement, et pourtant étranger par ses us, coutumes et avant tout par sa langue. Nous voici donc au pays d’On n’est pas des marques de vélo, familier et lointain tout à la fois. Avec la même tendresse que Jean-Pierre Thorn, Kechiche s’applique à nous y guider, en anthropologue culturel attentif. Le documentariste empruntait le chemin de l’art, via le hip-hop. Le narrateur de fiction choisit la voie du langage. Prenant le contre-pied de la représentation télévisuelle qui, même dans ses visées les plus exigeantes (Strip-Tease), a pris la fâcheuse habitude d’endormir l’oreille en sous-titrant tout ce qui pouvait s’écarter du français "correct", Kechiche nous confronte sans détour à cette langue virevoltante, dont l’abord est une première et essentielle étape du cheminement à l’intérieur du film. Jouant sur une grammaire, un accent et une syntaxe qui lui sont propres, des néologismes, des importations de l’arabe, et autres panachages linguistiques réjouissants, le parler banlieue ici convoqué sonne comme un patois en perpétuelle mutation. De fait, si l’on rit, et on rit souvent dans L’Esquive, c’est avec et non contre cette langue.

VOTRE BOUCHE AVEC LA MIENNE

Aussi, c’est avec une grande perspicacité que Kechiche place en sous-texte de son film les marivaudages des Jeux de l’amour et du hasard. Ne pas y voir une justification intellectuelle, ni un moyen de tirer la sonnette d’alarme contre la fuite d’une culture dite classique. Marivaux fonctionne ici sur le mode allégorique, en parallèle. C’est d’universalité qu’il s’agit. Dans la pièce comme dans le film, le langage sert de travestissement à la réalité: c’est un signe de reconnaissance et c’est aussi par lui qu’on est trahi. Les dialogues, signés Ghalya Lacroix (mais qu’on imagine aussi aisément façonnés au gré des improvisations), sont ainsi l’axe central du film, celui par lequel tout se révèle. Admirer la facilité avec laquelle Lydia (Sara Forestier, épatante) passe de sa langue qu’on pourrait dire natale à celle de Marivaux, allant jusqu’à perdre son accent (car c’est bien d’une langue étrangère qu’il s’agit), c’est déjà saisir beaucoup du personnage, de sa confiance en soi et de son aisance. Voir le corps de Magalie (Aurélie Ganito, parfaite dans l'un des rôles les moins évidents du film) refuser d’une larme ce que sa bouche tente de faire croire, c’est déjà dire beaucoup de son ambiguïté. Entendre la prof de français (Carole Franck, très juste) faire le lien entre Marivaux et ses élèves en s’interrogeant sur l’emploi des mots, c’est renseigner sur sa persévérance pédagogique. Mais c’est avec Krimo que l’on perçoit le mieux le télescopage des différentes strates langagières. Obligé de jongler entre différentes langues, qui vont jusqu’à modifier son prénom selon l’interlocuteur, il est constamment trahi par celles-ci. Le passage de l’appartement familial à la rue, dans un premier temps, se fait par une première usurpation de langage. Mais c’est lorsqu’il passe l’habit d’Arlequin que son ambivalence se dévoile véritablement. Non qu’il explose sur scène, bien au contraire: le rôle est acheté, il ne lui revient pas de droit, et en conséquence ne lui sied pas. Cette fois, c’est à son tour d’être étranger en son pays. Perçue comme un outil pour parvenir à ses fins, cette langue finit par le trahir lorsque, répétant seul avec Lydia, il détourne le texte de Marivaux: ce n’est plus à Lisette qu’il propose d’unir "votre bouche avec la mienne" (par ailleurs titre de travail du film), mais à Lydia qu’il avoue son envie de mêler "ma bouche avec la tienne". Seulement, bien sûr, Lydia "vesqui". Lisette aussi. Et si tout cela n’était finalement que prétexte à raconter une histoire d’amour déçue? C’est ça qui serait spectaculaire.

par Guillaume Massart

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