Egarés (Les)

Egarés (Les)
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Egarés (Les)
France, 2003
De André Téchiné
Scénario : Gilles Taurand, André Téchiné
Avec : Emmanuelle Béart, Samuel Labarthe, Grégoire Leprince-Ringuet, Clémence Meyer, Gaspard Ulliel
Durée : 1h35
Sortie : 20/08/2003
Note FilmDeCulte : *****-

1940. Odile et ses deux enfants fuient dans le sud de la France après l’invasion de Paris par les Allemands et la mort de son mari sur le champ de bataille. Sur les routes bondées, elle fait la connaissance d’Yvan, qui sauve son fils alors que les avions ennemis attaquent. Ayant tout perdu, elle part avec le jeune homme et ses enfants en dehors du chemin, et élit domicile dans une maison abandonnée.

LA GUERRE FILMÉE DE LOIN

Les Egarés constitue en un sens une parenthèse tout autant dans le cinéma de Téchiné que dans la vie de cette jeune mère sublimement interprétée par Emmanuelle Béart. Revenu de Loin, échec immérité pour un film troublant et radical dans ses choix (de mise en scène, d’écriture...), le cinéaste s’octroie une pause en forme d’errance à travers un moment douloureux de l’Histoire. Opposant sans cesse son cinéma bucolique, féerique, superbement photographié par Agnès Godard, à des images d’archives en noir et blanc, il effectue des allers retours réguliers entre la fiction – celle de la famille, celle du conte, celle du film – et la réalité – la débâcle de 40. Téchiné ne tombe ainsi jamais dans les travers du film historique. La guerre, il la contemple de loin, la laisse parfois pénétrer – violer? - le champ par de fulgurantes images d’une violence émotionnelle inouïe (les corps qui explosent au hasard autour d’Emmanuelle Béart), par le son persistant des canons que l’on entend au loin, par l’évocation systématique des Allemands envahissants le territoire sacré, celui de la famille, du foyer. Principe délicat qui consiste à faire entrer dans la fiction une part d’Histoire, de réalité. Principe ténu déjà à l’œuvre dans le très beau Roseaux sauvages, simple chassé croisé adolescent en apparence, pourtant traversé par tout un pan de l’Histoire française, celle des années 60 et de la guerre d’Algérie. Il plane ainsi sur tout le film une atmosphère menaçante et angoissante, soulignée par l’air récurrent de Philippe Sarde. Quelques notes aiguës, et la dynamique du film se met en branle, laissant transparaître tout ce qu’elle peut avoir de fragile, d’éphémère, libérant le soupçon du drame à venir, la fin de cet Eden artificiel par lequel les personnages réussissent à échapper, ne fut-ce qu’un temps, à une réalité à laquelle ils ne peuvent faire face.

UN MOMENT D’ÉGAREMENT

Cette errance est aussi celle d’Odile, jeune veuve mère de deux enfants, ayant toujours maîtrisé l’univers dans lequel elle vivait, fait de certitudes, de règles, de conditions. La débâcle de 40, c’est avant tout celle du foyer, du couple, le désordre intérieur d’une femme qui cherche constamment à faire face, à recréer, retrouver les certitudes qu’elle avait avant. Avant la guerre, avant les bombes, avant la mort du mari et la destruction de la maison. Sur une affiche propagandiste, on lit "la famille française sauvegardée par le soldat allemand". Cette famille, ce chez-soi, Odile veut le garder pour elle, afin de rendre plus tangible l’univers mental qu’elle cherche à reconstituer. Le film accumule les scènes de repas notamment. Ainsi que les plans dans lesquels Emmanuelle Béart fait le ménage, lave le sol, les carreaux, les vêtements. Parce qu’il faut que la maison vive pour que ses habitants puissent survivre. Alors on rend l’endroit accueillant, sans se rendre véritablement compte que cette dérive ne peut qu’être passagère, éphémère et que l’instant qui suit l’égarement, celui par lequel toutes les certitudes volent en éclats, ne manquera pas d’arriver. D’ailleurs, les prémices sont là, à travers quelques détails anodins. Quelques larmes, un tutoiement, les cigarettes partagées... Autant d’indices nous renseignant sur le désordre mental d’une jeune femme cherchant à se raccrocher à ce qu’elle connaît (travail, famille, patrie) et à refouler ce qu’elle craint (les armes, cachées dans le jardin, mais aussi le sexe). Or, comment bannir ce qui ne vous appartient pas, ce qui vous tient tête, ce qui vous rappelle sans cesse que le paradis créé en bordure du monde au bord du chaos n’existe pas? C’est tout le drame qui se pose à cette femme lorsqu’elle rencontre Yvan, jeune homme libre et secret, Tartuffe inversé qui charme les enfants avant d’approcher leur génitrice.

LA PARENTHÈSE ENCHANTÉE

C’est avec l’arrivée du personnage d’Yvan que le film bascule du côté de l’onirisme, et plus particulièrement du conte. Personnage sans véritable passé, au sourire persistant, "aux yeux gris" perçants, il emmène sa famille d’adoption dans des contrées étrangères au monde qui l’entoure, la faisant traverser une forêt angoissante, probablement habitée de créatures féeriques et dangereuses. L’espace de quelques plans, le film passe de l’Histoire au merveilleux, du drame à un possible espoir grâce auquel une famille peut vivre repliée sur elle-même, à l’abri des dangers qui la guettent à l’extérieur de la maison représentée comme dernier refuge. Parmi ces dangers, celui persistant du loup, évoqué rapidement par le biais de diverses histoires racontées à Cathy, la fille d’Odile. Le loup, ou le soldat, symbole du retour à la réalité. Et lorsque cette réalité pénètrera dans la maison, le rêve touchera à sa fin, et chacun repartira seul. Mais en attendant, on prolonge ce conte, en racontant des histoires, en inventant des jeux dans lesquels on se marie pour de faux, où l’on mime et brave la mort pour ressusciter immédiatement après. En évoluant dans un univers hors du temps dans lequel les pendules ne sont jamais à l’heure et la notion de l’âge n’existe plus. Méticuleusement, tout ce qui se situe hors du conte est repoussé, tant que possible. Jusqu’à l’arrivée impromptue mais prévisible des soldats. Cette menace que l’on ressentait (la musique) se concrétise. Et c’est tout le monde intérieur d’Odile qui éclate, qui se retrouve lui-même au bord du chaos, qui se trouve soudainement en proie à une évidence oubliée et refoulée par Yvan et elle. En quelques plans, quelques mots, l’évocation de la guerre, des meurtres, des combats, c’est la réalité qui reprend ses droits, le retour à une vie "normale", le rejet du jardin dans lequel ils avaient appris à évoluer, par un Dieu absent - malgré la prière d’Yvan. Plus de repère, plus de nourriture, plus de rire... La débâcle.

par Anthony Sitruk

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