Alexandre

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Alexandre
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États-Unis, 2004
De Oliver Stone
Scénario : Laeta Kalogridis, Christopher Kyle, Oliver Stone
Avec : Rosario Dawson, Colin Farrell, Anthony Hopkins, Angelina Jolie, Val Kilmer, Jared Leto
Durée : 2h50
Sortie : 05/01/2005
Note FilmDeCulte : *****-
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MEGAS ALEXANDROS

Lorsque Oliver Stone, cinéaste ne bénéficiant pas de la liberté financière d’un Spielberg, annonça, au milieu de plusieurs projets concurrents (associés à des noms comme Martin Scorsese, Baz Luhrmann, Dino De Laurentiis, Leonardo DiCaprio, Nicole Kidman, Mel Gibson…), qu’il planifiait un film sur Alexandre le Grand, on peinait à y croire. Après les débâcles subi par Terry Gilliam sur son Don Quichotte et le nombre de projets abordés par Stone (Scream, American Psycho, Superman, Mission: Impossible-2…), l'on sait à quel point il est difficile pour un auteur de concrétiser ses rêves. Ce rêve, Oliver Stone y croit depuis près de vingt ans. Sous la forme d’une coproduction européenne (initiée en Allemagne, financée par la France et l’Angleterre), il est aujourd’hui réalité. Film indépendant au sens propre du terme, Alexandre est une œuvre à la fois classique et atypique. Derrière ses apparences de "blockbuster d’auteur" suivant la charge de films épiques amorcée par Gladiator, le dernier opus d’Oliver Stone s’avère autrement plus riche que la majorité de ses prédécesseurs et n’a pas à rougir de la comparaison. Délaissant le spectacle des batailles au profit de la tragédie grecque, au sein même du cercle intime du protagoniste, le métrage atteint une dimension humaine qui le démarque nettement de ses pairs. Empreinte du sceau de son auteur, l’épopée nous transporte aux côtés de l’Homme Alexandre, de son plus jeune âge à sa mort, à travers le point de vue unique de son metteur en scène.

NE EN JUILLET 356 AV. J.C.

Après un court générique qui fleure le mauvais goût, nous pénétrons dans une chambre d’un palais de Babylone où se trouve alité, invisible, le jeune Conquérant, entouré de bon nombre d’hommes dont nous ne connaîtrons pas encore les visages. Seule information: une bannière, illustrée d’un personnage au cœur de la figure ailée d’un aigle, vers laquelle tendent les mains de l’Empereur, s’efforçant à ôter une bague. C’est à travers cette vision anonyme que le réalisateur nous présente, en guise d’ouverture, la seule chose que tout spectateur sait pour sûr: Alexandre le Grand a existé et il est mort. Mais qu’en a-t-il été de sa vie? Que retiendra le monde de ses exploits? Le cinéaste prend place au sein du récit par le biais de Ptolémée, l'un des généraux d’Alexandre, aujourd’hui Pharaon résidant à Alexandrie, qui nous servira de narrateur. Tel qu’il l’annoncera alors par la bouche du personnage, Stone s’intéresse plus particulièrement à l’homme et non à la légende. Un homme plein de compassion, roi avant-gardiste qui souhaitait unir les peuples mais qui vit trop loin, vola trop près du soleil. Evitant soigneusement de le mythifier, Stone choisit cependant d’établir le personnage au travers de scènes fortes tendant à faire des protagonistes de véritables icônes. "Enfanté dans la guerre", nous déclare Ptolémée, Alexandre est le fils d’une mère, liée dès sa première apparition à des serpents qui ne semblent faire qu’un avec elle, et d’un père ivrogne, barbare, n’ayant que peu d’égards pour le fruit de cette liaison. Méprisé par sa femme Olympias, le Roi Philippe sera écarté aux yeux du jeune Alexandre, au profit de figures mythologiques tels qu’Achille et Zeus. Divinités desquelles sa mère prétendra qu’il descend, ces modèles auront leur rôle à jouer sur la personne d’Alexandre, son caractère, sa soif de connaissance et de pouvoir.

ENTRE CIEL ET TERRE

Tout d’abord mésestimé par son géniteur, Alexandre sera pris sous son aile l’espace d’une visite dans une crypte aux murs recouverts de fresques relatant les plus célèbres mythes de la Grèce Antique. De Prométhée à Héraclès en passant par Œdipe, le prince encore enfant découvre les tristes destins de ces héros. Là où sa mère le déifie en le comparant à Achille, son père tente de le ramener sur terre, le condamnant à une fin sinistre. Alexandre sera un homme partagé. Déchiré entre sa volonté d’être un dieu parmi les hommes, libre d’explorer tous les horizons, qu’il s’agisse de contrées étrangères ou de sa propre nature, et la volonté d’être l’égal de tout homme. Toute sa vie, il portera le fardeau des figures mythologiques l’ayant précédé. Viendra ensuite l’enseignement d’Aristote, porteur d’une vérité qui, ignorée par l’Empereur, le conduira à sa perte. L’excès nuit aux ambitions de l’Homme et c’est en ayant une vision dépassant la volonté et la fidélité de ses hommes qu’Alexandre échouera. Néanmoins, l’éducation du même Aristote sera très justement remise en question plus tard par Alexandre, qui considèrera les Asiatiques comme ses semblables et non comme les barbares décrits par le philosophe, faisant preuve de cette compassion envers les peuples qui intéresse tant Stone. Une compassion qu’il apportera sur le champ de bataille, au cœur des guerres qu’il livrera en tant que chef mais également soldat, suivant les préceptes de son professeur de lutte ("La première règle de la guerre est de faire ce que l’on demande à ses hommes de faire"). Encore une fois, le réalisateur ne s’attardera pas sur l’affront en soi. Il ne fera qu’effleurer la qualité de fin stratège du roi (encore étudié aujourd’hui) lors d’une séquence chaotique qui demeure impressionnante et novatrice, différente de Troie et du Seigneur des Anneaux (comme lors de ce plan où la caméra survole un désert dans lequel des hommes s’affrontent, invisibles dans le sable et la poussière). C’est pourquoi l’on peut voir Alexandre, pourtant victorieux, pleurer au milieu des cadavres ensanglantés. Il est le premier Général dans l’Histoire à avoir été vu ainsi.

LOVE ACTUALLY

Compassion qui se traduit en amour pour autrui, un amour qui se dérobera devant Alexandre, comme le dit si bien Roxane, sa femme. Un amour qu’il ne trouvera qu’auprès d’Héphaïstion, ami d’enfance devenu son bras droit le plus fidèle. Attendu au tournant, Oliver Stone aborde la sexualité d’Alexandre sans équivoque. En réalité, il faut savoir que le terme, voire même la notion d’homosexualité n’existait pas à l’époque. Ce que le metteur en scène nous présente à travers la relation entre Alexandre et Héphaïstion est autrement plus subtile que ce à quoi on le réduit trop facilement. Il s’agit de ne pas tomber dans le tabloïd, à se demander si, oui ou non, Alexandre était gay. Pour fuir l’image d’une mère à l’amour dangereux, le jeune homme se réfugie auprès de la gent masculine, en quête d’une figure paternelle, confus entre tous ces pères spirituels (Zeus, Achille, Œdipe, etc.). L’amour que se portent mutuellement les deux frères d’armes est d’une autre valeur. Stone ne montrera aucune effusion physique, pas même le moindre baiser, et parviendra à traduire les sentiments de l’un envers l’autre. Si rapport physique il y a entre Alexandre et le jeune éphèbe perse Bagoas (une scène où l’Empereur se dénude devant lui avant d’entrer dans son lit, une autre où il l’embrasse), ce n’est que pour représenter l’excès, ici la luxure même que le roi reproche à ses hommes, avec une certaine vulgarité, totalement absente des séquences où figure Héphaïstion.

COMANDANTE

Encore une fois, tout est question de point de vue. A l’instar de JFK, dans lequel Oliver Stone ne faisait qu’exposer sa théorie personnelle, par le prisme d’enquêtes menées non seulement par d’autres (comme Jim Garrison, auteur de l’un des deux livres dont est tiré le film et principal protagoniste de celui-ci) mais par lui-même également, Alexandre est la vision de son auteur. Stone a vu en Alexandre le Grand un homme en avance sur son temps, plus proche de la déité qu’aucun autre homme sur Terre. Lorsque, fasciné par cet aspect, il choisit de n’évoquer les massacres de Thèbes et Gaza que brièvement, dans la narration de Ptolémée, il ne s’agit aucunement de révisionnisme mais d’une focalisation personnelle. Jamais le réalisateur n’a la prétention de signer un film exhaustif sur le personnage historique. Les batailles demeurent simplement suggérées, victimes d’ellipses, à l’exception de deux d’entre elles, décisives: la bataille de Gaugamèle, qui fut la première d’Alexandre, puis l’échec en Inde, qui restera la dernière. Autrement plus violent que le précédent, cet ultime affront marquera la fin définitive du rêve du Conquérant. Les pas des éléphants chevauchés par les Indiens font trembler l’image, leur charge est dévastatrice, le chaos est absolu. Les coups de masse et les pattes des pachydermes viennent littéralement frapper et écraser le spectateur. Soudain, une flèche atteint Alexandre qui tombe à terre. Les couleurs se métamorphosent de manière surréaliste, le vert des feuillages virant à un rose écarlate psychédélique et le sang devenant jaune, putride. La jungle est plus que jamais poisseuse, répugnante. Le rêve, un cauchemar.

OLIVER ET COMPAGNIE

Un effet de style purement stonien quelque peu déconcertant dans un ensemble plus sobre. Le film garde une ampleur digne du cinéma de Stone, qui n’a jamais été à proprement parler subtil, mais on est loin du montage frénétique d’images en tous genres (multipliant les vitesses de lecture, les formats de pellicules, etc.) de ses derniers films. Peut-être est-ce son passage par l’exercice du documentaire (un diptyque sur Fidel Castro composé de Comandante et Looking for Fidel, ainsi qu’un essai sur la situation en Israël, Persona non grata) qui l'a fait opter pour une forme moins riche en artifices? Par ailleurs, on notera la présence de son directeur de la photographie sur ces documentaires, Rodrigo Prieto (21 grammes). Quoi qu’il en soit, Alexandre n’en demeure pas moins une œuvre qui s’inscrit dans la droite lignée des précédents films de son auteur. Stone a depuis longtemps travaillé sur le mythe, ses films s’orientant de plus en plus vers l’idée d’une chose (les tueurs en série, Richard Nixon, le monde du football, etc.) plutôt que la chose en elle-même. Alexandre le Grand servait déjà de référant à Jim Morrison dans Les Doors, au détour d’un plan superposant l’image d’une statue à l’effigie de l’Empereur à celle du chanteur. En tant que chef visionnaire, il est le prédécesseur de John Fitzgerald Kennedy. Il représente l’aspect de la guerre en lequel croyait Ron Kovic (Né un 4 juillet) en s’engageant. Avec Alexandre, Stone se voit offrir l’opportunité d’explorer à nouveaux ses propres obsessions. De la grandeur à la décadence en passant par les conspirations et la paranoïa, le jeune roi croit être guidé par un aigle, symbole de sa victoire assurée alors que cet animal-totem, comme les chérit le cinéaste, s’avère de bien plus mauvais augure. Lui aussi sert de référant, renvoyant à l’aigle qui dévora, jour après jour, le foie de Prométhée, puni par Dieu pour l’avoir défié en volant le secret du feu pour le donner aux hommes (un ami de l’Homme, comme Alexandre) ou bien encore à l’emblème de Darius Ier, chef de l’armée ennemie, et dont il connaîtra le sort lorsqu’il succombera à la fièvre au sein du palais de ce dernier.

LOOKING FOR ALEXANDER

Après la mort d’Héphaïstion, à qui il jura de le suivre dans l’Hadès, et qu’il croyait victime d’un empoisonnement, Alexandre boira une dernière coupe, sous le regard inquiet de Ptolémée et les larmes de Cassandre, avant de s’effondrer. S’agit-il là d’un meurtre? Revenant une dernière fois à Alexandrie, nous verrons Ptolémée s’accuser, "c’est nous qui l’avons tué". Certes, il évoque ainsi leur inaction devant les excès de leur meneur, mais lorsque l’on repense à l’insistance avec laquelle Stone filme les hommes du roi lors de ce dernier souper, le double-sens ne semble pas fortuit mais volontairement ambigu. Stone ne souhaite pas apporter de réponse décisive sur le sujet, tout comme il n’a pas pour ambition de faire d’Alexandre le film exclusif sur le sujet. Par ailleurs, malgré le potentiel évident, le chef-d’œuvre n’est qu’effleuré. La faute, peut-être, à une structure un tant soit peu bancale, notamment au niveau de l’heure centrale du métrage, moins puissante que celle qui la précède et celle qui la suit. On pense également à la narration, quelque peu maladroite. François Truffaut disait: "Ce qui est dit à l’écran plutôt que d’être montré est perdu pour le spectateur". En choisissant d’éluder plusieurs passages de la vie d’Alexandre pour s’attarder sur ceux qui lui permettent d’exposer son point de vue, l’auteur tombe justement dans le piège énoncé par Truffaut. Cependant, cela ne nuit que de manière infime à ce portrait réussi d’un homme déchiré, entre son père, finalement la voie à suivre, et sa Gorgone de mère, entre les Dieux et ses propres hommes, devenu roi trop jeune, comme l’illustre un ultime flashback, mais qui osa, tel Icare, approcher le soleil, dû-t-il se brûler les ailes.

par Robert Hospyan

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