L'Année cinéma 2017 de Nicolas Bardot

L'Année cinéma 2017 de Nicolas Bardot

A des milliers de kilomètres de distance, deux films de l'année appartenant à des genres eux aussi assez éloignés (la fable de SF japonaise contre le mélodrame fantastique américain) ont proposé un fascinant voyage dans le temps en forme de memento mori. Sayonara et A Ghost Story parlent de ce qui constitue (constituera ?) l'humanité en ayant comme protagonistes respectivement un robot et un fantôme. Et avec cette hésitation à la fois fantastique et existentielle : car ce robot est humain jusqu'au trouble, et ce fantôme est plus émouvant sous son drap que bien des visages d'acteurs. Deux films à l'ambition gargantuesque, point commun des films marquants de l'année à l'image du doc cosmique de Terrence Malick ou de la rêverie métaphysique signée Amat Escalante ; là encore deux films qui se projettent au-delà des frontières. Et maintenant, on va où ? C'est la question poignante posée en creux par l'un des films les plus émouvants de l'année, The Florida Project. C'est également le cas de Félicité, portrait de survie qui se projette au-delà du drame. De la géniale héroïne d'Une femme fantastique, qui laisse loin derrière elle les considérations archaïques. C'est une exploration complexe et infinie comme dans American Honey comme un galvanisant état des lieux culturels et politiques comme dans Ex-Libris. Et en cette année particulière, la farce féministe Les Proies, bien qu'en costumes, semble aussi regarder vers demain...

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MON TOP

1. Sayonara, Koji Fukada
2. Voyage of Time, Terrence Malick
3. La Région sauvage, Amat Escalante
4. American Honey, Andrea Arnold
5. The Florida Project, Sean Baker
6. A Ghost Story, David Lowery
7. Les Proies, Sofia Coppola
8. Félicité, Alain Gomis
9. Une femme fantastique, Sebastian Lelio
10. Ex Libris: The New York Public Library , Frederick Wiseman

FOCUS: LES PORCS ET LES FEMMES INVISIBLES

2017 n'a pas vraiment été une année comme les autres pour les femmes au cinéma. Derrière les témoignages de Rose McGowan, Mira Sorvino, Ashley Judd et tant d'autres, il y a le portrait grimaçant d'un ordre patriarcal dans lequel bon papa est en fait un gros porc. Au-delà des drames terribles vécus par ces actrices, se dessinent une industrie - et une société - ultra-machistes où les femmes sont objets avant d'être sujets. Rien de terriblement neuf ? Sauf que cette année, les masques sont un peu plus tombés que d'habitude. Et que ces scandales révèlent un climat que le status-quo actuel ne semble pas encore prêt à faire voler en éclat.

Dans notre bilan annuel, la réalisatrice Agnieszka Holland nous confiait que "quelques uns des meilleurs films de l'année ont été réalisés par des femmes, même si les festivals et leurs prix n'ont pas toujours reflété cela". La Berlinale (plus ouverte sur les questions de diversité) a certes couronné la Hongroise Ildiko Enyedi, mais la représentation des femmes réalisatrices dans les grands festivals est depuis longtemps une vraie farce misogyne. Les sélectionneurs, du Cannois Thierry Frémaux au Vénitien Alberto Barbera (1 réalisatrice sur 21 films en compétition cette année, c'est trop aimable), balaient généralement la question d'un revers de main, expliquant ad nauseam qu'on ne sélectionne pas un film en fonction du sexe de son réalisateur. Mais, comme le suggérait Mia Hansen Love interrogée à ce sujet par Julie Gayet dans son documentaire Cinéastes, il y a une prime aux films "virils", qui s'inscrivent dans des codes et genres virils - drames violents, thrillers, films guerriers etc : Brad Pitt avec un fusil à pompes plutôt qu'Isabelle Huppert qui enseigne la philo. Il reste de bon ton de se draper dans une exigence cinéphile (dit de manière moins polie: "on ne va pas imposer des quotas pour sélectionner des daubes de réalisatrices") quand en contrepartie on accueille à bras ouverts le dernier nanar de Sean Penn, la daube guerrière de Michel Hazanavicius, les films de flingues interchangeables quand les réalisatrices sont au mieux des petites épices dispersées ici ou là (un peu de Campion ici, un peu de Kawase là) au pire absentes mais jamais au centre.

Il y a moins de femmes réalisatrices ? Là n'est plus la question: il faut être aveugle pour voir qu'un film de mec aura moins de mal à intégrer un festival d'envergure qu'un film de meuf. La preuve la plus formidable se trouve dans le livre Sélection officielle de Thierry Frémaux, qui en toute honnêteté explique avoir vu The Last Face de Sean Penn, ne trouve pas le film parfait (sic), mais laisse le cinéaste au travail... avant finalement de sélectionner le film, faisant "confiance au réalisateur". Toni Erdmann de Maren Ade a dû, lui, franchir bien plus d'obstacles malgré l'enthousiasme général des comités. Pour l'un, un 60 mètres à parcourir pour atteindre la sélection, et pour l'autre, un 3000 mètres steeple sous une pluie battante. Quand on sait à quel point Cannes est une catapulte pour les films qui y sont sélectionnés (en termes de presse, en termes de visibilité, en termes plus tard de distribution), l'absence des femmes n'y est pas seulement une question de gloire et d'ego - c'est un levier dans l'industrie qui leur est refusé. Est-ce parce qu'il est dirigé par une femme que Toni Erdmann a fait naître des doutes quant à sa sélection en compétition - non, et c'est pour cela que les sélectionneurs se défendent d'être misogynes. Mais ne s'intéresser qu'aux films d'hommes, sur des hommes, avec un point de vue d'homme, et estimer que des films de femmes sont moins dignes d'intérêt est tout aussi misogyne. C'est, pour des films d'auteurs où le point de vue de l'auteur est censé être à l'écran, se priver de toute la diversité des points de vue féminins en ne se concentrant que sur la diversité certes, mais diversité restreinte des points de vue masculins.

Cette année, le jury cannois a pourtant attribué le prix de la mise en scène à une femme, une première depuis 1515. Et le cinéma de cette femme (en l'occurrence Sofia Coppola) ne parle que de ça : de féminité, du regard masculin sur les femmes, des attentes masculines sur elles, du poids de la société patriarcale - Virgin Suicides, sur des filles vues comme des déesses irréelles par des garçons excités alors qu'elles ne sont en réalité que des filles qui veulent se foutre en l'air, pourrait en être le manifeste. Ce sont les mêmes questions que posent Marie-Antoinette, The Bling Ring ou Les Proies. Au-delà de ce qu'on peut légitimement penser de la cinéaste, la violence et le mépris qui accompagnent régulièrement la sortie de ses films n'est pas si étonnante lorsqu'on sait à quel point ses longs métrages questionnent non seulement le regard masculin mais n'offrent pratiquement jamais les héroïnes qu'ils veulent voir à l'écran. Pas une reine hipster qui vous emmerde tous, pas des gamines de bonne famille qui idolâtrent Paris Hilton (un footeux débile poserait moins de problème), pas des femmes vampirisées par l'oppression et la répression viriles comme dans Les Proies.

Une filmographie comme celle de Coppola est précieuse dans le décor machiste de l'industrie. Et les choses évoluent, à l'image des secousses sismiques de Wonder Woman qui, au-delà de ses qualités ou non, semble être devenu un game-changer. Sur FilmDeCulte, au fil de nos interviews de l'année, nous avons eu à peu près autant d'interlocutrices que d'interlocuteurs. Il n'a pas été nécessaire de nous forcer, ou d'instaurer des quotas : nous fonctionnons au coup de cœur et nous nous intéressons au cinéma dans sa diversité. L'objet n'est pas de nous dresser des lauriers mais il nous semble important d'écouter ce que les autres ont à dire - et pas seulement les mecs qu'on entend déjà partout. Ouvrir la voix : c'est ce qu'a proposé Amandine Gay dans son documentaire qui, depuis son point de départ (la discrimination dont sont victimes les femmes noires), finit par rayonner sur bien des sujets et aborde avec pertinence la convergence des luttes. Car pendant que tout se trame en coulisse, des violences faites aux femmes jusqu'aux femmes snobées par les festivals (ce qui en comparaison paraît bien futile), écouter et regarder permet de faire reculer le syndrome de la femme invisible - la réalisatrice, l'actrice de plus de 39 ans, la femme non-blanche. Comme le lançait Rose McGowan dans l'un de ses scuds, combien de talents féminins ont été perdus toutes ces années, alors qu'on a droit, pendant ce temps-là, à la filmographie de Ben Affleck ?

MON TOP INÉDITS

1. Ghost in the Mountains, Heng Yang
2. I Am the Pretty Thing That Lives in the House, Oz Perkins
3. Hagazussa, Lukas Feigelfeld
4. The Eyes of My Mother, Nicolas Pesce
5. Dragonfly Eyes, Xu Bing
6. My Entire High School Sinking Into the Sea, Dash Shaw
7. Kodoku: Meatball Machine, Yoshihiro Nishimura
8. Golden Exits, Alex Ross Perry
9. Casting JonBenet, Kitty Green
10. Colo, Teresa Villaverde

MES ATTENTES POUR 2018

1. Long Day's Journey Into Night, Bi Gan
2. Netemo Sametemo, Ryûsuke Hamaguchi
3. The Season of the Devil, Lav Diaz
4. Vision, Naomi Kawase
5. Burning, Lee Chang-Dong
6. The Man From the Sea, Koji Fukada
7. Piercing, Nicolas Pesce
8. The House That Jack Built, Lars Von Trier
9. Sainte vierge, Paul Verhoeven
10. In My Room, Ulrich Kohler

par Nicolas Bardot

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