Entretien avec Lucile Hadzihalilovic

Entretien avec Lucile Hadzihalilovic

Lucile Hadzihalilovic n'avait plus réalisé de long métrage depuis une dizaine d'années et son très singulier Innocence. Son nouveau film, Evolution, est l'un des sommets de la compétition au Festival de Gérardmer cette année. Ce fascinant conte fantastique est couvert de prix en festivals depuis quelques mois, et sortira en France le 16 mars. Nous avons rencontré la réalisatrice pour un entretien sans spoiler...

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Il y a dans Évolution ce moment où un personnage dit à l'autre « Tu veux que je te montre un secret? ». A tes yeux est-ce un dialogue qui s'applique à ta filmographie ou à ton rapport au cinéma en général ?

(Rires) Oui c'est bien trouvé en effet ! En fait c'est drôle parce que cette réplique a fait rire un certain nombre de gens, parce que c'est un moment de révélation mais ce qu'on montre n'est finalement pas si évident à comprendre. Sinon oui j'aime beaucoup l'idée du secret, du mystère. Pas forcément le secret pour le secret. Mais c'est le sentiment du mystère qui m'intéresse, c'était déjà le cas dans Innocence. Ça peut être des choses inconnues mais très simples et quotidiennes, et qui ont leur part de mystère. C'est ce rapport à l'inconnu qui m'intéresse dans les films que je fais.

Il y avait dans Innocence un aspect assez séduisant, avec ce jardin, ces jeunes filles avec leurs rubans et leurs nœuds dans les cheveux. Et même s'il y a un sentiment d'inquiétude dans Innocence, Évolution se déroule dans un univers plus dur et plus sombre. Dans quelle mesure as-tu envisagé Évolution comme un reflet inversé ou une variation d'Innocence ?

Non je ne me suis pas dit ça, d'ailleurs en fait j'avais commencé à préparer Évolution avant Innocence. Mais peut-être qu'Innocence a fait dériver Évolution vers autre chose. Au départ, je m'étais dit que j'allais faire quelque chose de très différent d'Innocence. Un film plus narratif, davantage dans le genre, plus noir. Et au fur et à mesure je me suis rendu compte que je me rapprochais d'Innocence alors que je voulais m'en éloigner. Je ne me suis pas non plus dit « et maintenant, on va passer aux petits garçons ». Je vois bien le rapport entre les deux films, mais ce n'est pas volontaire. On est parti de l'enfant, de ses angoisses. Puis de l'idée de gestation, du rapport à l'hôpital. Et du rapport à la mère, aux femmes... et ça a fini par rassembler à Innocence sans que ce soit l'intention première.

Innocence comme Évolution débutent par des plans d'eau – dans Innocence c'est une eau très tumultueuse tandis que dans Évolution l'eau paraît très paisible, paradisiaque. Peux-tu m'en dire plus sur ces débuts à la fois très similaires et très différents ?

J'aime bien qu'il y ait une forme d'introduction, comme s'il fallait passer à travers le miroir, la matière – en l'occurrence l'eau qui est très cinématographique, avec son côté abstrait. Je voulais cette introduction avant d'entrer dans le film à proprement dit. Dans Innocence comme dans Évolution, ça n'est pas une introduction à l'histoire, mais une intro sensorielle, et visuelle avant ce qui va arriver.

Tes films sont très mystérieux mais ils comportent aussi toujours une dimension ludique...

Oui et ça me fait très plaisir que tu dises ça. Je pense que ça vient du conte. Et un peu de jeux d'enfants, ce goût pour raconter des histoires, fabriquer et dénouer un mystère, faire des rituels, tout ça ça m'intéresse. J'aime ça, au cinéma, lorsque les gens inventent des jeux. Et comme dans mes films il est question d'enfants, c'était encore plus facile de faire fonctionner les choses ainsi.

J'ai eu le sentiment en voyant Évolution qu'on ne traitait jamais la puberté des garçons et les mutations du corps de manière aussi sérieuse. C'est davantage le cas pour les filles, alors que pour le corps des garçons, au cinéma, c'est une question qu'on désamorce beaucoup par la comédie...

Je ne me suis pas posé la question comme ça et je n'y avais pas pensé. Peut-être qu'on est plus sérieux au sujet des filles car c'est plus tabou. Du coup l'enjeu est plus grand. Dans cette histoire, c'était plus intéressant, plus anormal et plus angoissant d'avoir un garçon en personnage principal. Je pense pouvoir me reconnaître dans ce petit garçon. Je n'avais pas pensé à ces choses-là mais il faut que j'y réfléchisse. Peut-être qu'on parle davantage des rites de passage chez les garçons. Là, avec ce qui lui arrive, il est en quelque sorte féminisé. La pénétration des instrument chirurgicaux, symboliquement, serait plus banale chez une fille. Après je dois dire qu'en faisant le film, j'avais le sentiment que le corps des garçon était moins tabou. Filmer la culotte d'une petite fille, c'était plus compliqué que filmer un garçon en culotte – je ne sais pas si c'est vrai ou si c'est moi. Et si c'est moins tabou, peut-être est-ce traité de manière moins sérieuse...

C'est le premier de tes films que tu écris avec une co-scénariste.

Oui. Innocence était basé sur une nouvelle, ce qui m'a donné de la certitude et une structure. Celui-là, c'est ma propre invention si je puis dire. J'avais besoin que quelqu'un m'aide à structurer et construire. Je l'ai fait avec Alante Kavaïte (lire notre entretien). C'était super car on est très différentes mais on se rejoint aussi. Elle est très curieuse, ouverte sur plein de choses et n'a pas de chapelle de cinéma, qu'il s'agisse de cinéma d'auteur, de cinéma de genre etc. Elle a un vrai talent pour construire une histoire, et c'est elle également qui m'a poussée dans le côté ludique du film. Je suis très contente de cette collaboration. On a un autre projet ensemble mais qui ne s'est pas fait pour l'instant, malheureusement.

Il est souvent question d'enfance angoissée dans tes films. Est-ce ton regard sur l'enfance qui est angoissé ou est-ce que cela vient de ton expérience de l'enfance ?

Je pense que ça vient plus de mon expérience. Je n'étais pas qu'une fille angoissée ! (rires) Mais à 8-10 ans, j'avais mes peurs, mes inquiétudes, mes doutes, comme tout le monde à des degrés divers. Et j'ai tendance à revenir sur ça. Je n'en ai pas eu conscience tout de suite sur Evolution et puis on m'a demandé d'où était venue cette idée. Je pense qu'elle vient d'une expérience toute bête quand j'ai été opérée de l'appendicite à 10 ou 11 ans. C'était un moment extrêmement fort, fantasmagorique, dans cet hôpital où j'étais entourée d'adultes. J'avais mal au ventre et on allait me couper quelque chose, m'ouvrir le corps. Tout s'est passé normalement mais quand on y réfléchit ça reste assez incroyable. C'était une expérience très forte. Donc ça n'est pas mon regard sur l'enfance, mais mon regard sur moi.

Le film est visuellement à tomber. Peux-tu me dire plus sur ta collaboration avec Manu Dacosse ?

Je l'ai rencontré après avoir vu les films de Bruno Forzani et Hélène Cattet, qui sont formellement à tomber, justement en ce qui concerne le travail sur les couleurs et l'obscurité. C'est quelqu'un qui n'a pas peur de ça du tout et il est bon. On a fait mon court métrage Nectar ensemble. On est parti sur une direction visuelle assez proche d'Innocence, c'est à dire pas d'éclairages artificiels, pas de projecteurs, quelque chose de très coloré, en scope, avec des plans fixes. On avait ces principes. Et on craignait le côte carte postale du décor, avec un ciel trop bleu ou une lumière trop dure. J'avais peur également du numérique que j'utilise pour la première fois. Je trouve l'image souvent trop définie. Et pour un film onirique, mental, c'est bien qu'il y ait du flou, de la matière, de la texture. On a travaillé pour ramener de la texture à l'image, sur le tournage ou en post-production. C'était aussi des choix de paramétrage de caméra. Manu travaille très vite et il a été excellent.

Une dizaine d'années s'est écoulée depuis Innocence. Évolution a t-il été dur à monter, as-tu eu d'autres projets qui ne se sont pas faits ?

S'il a fallu tout ce temps, c'était pas tant pour écrire Evolution (même si on l'a réécrit plusieurs fois) mais il a fallu trouver un producteur. Et on a donc aussi écrit autre chose avec Alante qu'on n'a pas encore pu faire faute d'argent. J'ai travaillé essentiellement sur ces deux projets-là pendant ce temps.

En regardant Evolution, je me suis dit à plusieurs reprises, à certains moments, qu'on n'avait jamais vu ça.

Merci !

Est-ce que tu te souviens de la dernière fois où tu t'es dit la même chose au cinéma ? C'est peut-être une question piège...

C'est une question piège ! Il faut que j'y pense, je n'ai pas immédiatement d'exemple récent mais je suis sûre qu'il y en a. Sinon Eraserhead, qui m'a fait halluciner. Je l'ai vu étant jeune et j'étais peut-être encore plus réceptive. Une réponse un peu banale serait 2001. Mais c'est injuste de me limiter à ceux-là car il y en a forcément d'autres !

Tu as parlé en interview de ton premier souvenir de spectatrice, et qui est Merlin l'enchanteur. C'est un film dont tu as qualifié certaines scènes de terrifiantes et d'autres merveilleuses.

C'est vrai ! (rires)

Est-ce que c'est avant tout cela que tu recherches au cinéma : des films terrifiants et merveilleux ?

Eh bien voilà, ça vient de Merlin ! Oui j'aime beaucoup ce mélange du beau et de l'effrayant. Cela tient peut-être des films que j'ai vu adolescente comme ceux de Dario Argento, des films très plastiques, visuels, sonores qui sont également effrayants. Mais il y a aussi Merlin ! J'aime l'univers du conte et les peurs qui y sont représentées.

Dans un autre entretien tu as déclaré avoir le sentiment qu'en France, on avait peur de ce qui était métaphorique. Peux-tu m'en dire plus à ce sujet ?

On n'a pas une grande tradition du genre comme en Angleterre ou aux États-Unis. En France, bizarrement, on est dans le réalisme, et on n'a pas une telle tradition dans la littérature ou le cinéma. On a aussi un cinéma de genre très gore, ancré dans l'action, peut-être davantage orienté vers un public plus jeune. Mais peu de choses sur l'imaginaire, il y a une vraie incompréhension. Il y a une réticence, comme si c'était impur, comme s'il fallait rationaliser et qu'on avait peur de se lâcher un peu. On est beaucoup dans un cinéma de la parole, et du sujet au sens « grand sujet » : politique, social, sur le couple, la famille. Je ne sais pas si ce sont des plus grands sujets que la métamorphose du corps mais bon (rires). En tout cas c'est comme si le fantastique et l'imaginaire ne pouvaient pas être sérieux.

Il y a d'ailleurs une membre du jury cette année qui a expliqué en interview qu'elle avait horreur du fantastique.

Ah oui carrément horreur ? D'accord. De manière générale, comme ça ?

Ben en expliquant qu'elle préfère les films plus psychologiques, en citant Les Autres d'Amenabar qui est pourtant purement du fantastique. Mais on sent une défiance, une conception du fantastique comme du gore pour ado et c'est tout. En tant que réalisatrice, ressens-tu cette défiance lorsque tu dois monter un film ?

Moi c'est différent car mes projets ne sont pas gores, mais ce qui est compliqué c'est que les explications ne m'intéressent pas. Je fais un cinéma de l'émotion, de la sensation plus qu'un cinéma narratif. On me dit toujours « Il faut expliquer plus, est-ce un rêve ou la réalité, on ne comprend pas assez ». Alors que le sujet du film, c'est justement ça : ce rêve éveillé. Mon cinéma est plutôt ambigu, exprime deux choses à la fois, il y a quelque chose d'attirant et de repoussant. Et cette ambiguïté est difficile à faire accepter, surtout quand le projet n'est pas encore fait et qu'on soumet le scénario. A ce moment-là je ne sais pas si le film sera réussi ou non mais faire accepter ce type de projet, le revendiquer et trouver l'argent n'est pas évident. « Est-ce que ce projet est de ce côté-ci, ou de ce côté-là ? Est-ce un film de genre ou pas? ». Quand je dis qu'on a du mal avec ce qui est métaphorique, c'est surtout qu'il ne s'agit pas d'une métaphore sur la société mais une métaphore intime sur le corps, sur le fait de grandir, sur le rapport à la mère. Ca paraît trop mystérieux pour plein de gens mais moi ça me paraît humain et simple.

Tu as été membre du jury à Gérardmer il y a quelques années. Que gardes-tu de cette expérience ?

C'était une très bonne expérience avec des films vraiment intéressants et différents. Il y a avait notamment deux films coréens... et j'ai forcément un trou de mémoire...

Il y avait Bedevilled (Blood Island pour sa sortie française)...

Oui Bedevilled ! Qui était super intéressant !

Et J'ai rencontré le diable...

Oui exactement ! Et il y avait un film australien...

The Loved Ones !

… qui était complètement différent, à la façon de ce qu'on pouvait voir dans les années 60, à l'américaine. Et puis il y avait aussi un film mexicain, un peu à la façon du Château de la pureté, sur une famille de cannibales. Et l'une des choses excitantes pour moi, c'était que Dario Argento était président du jury ! J'étais très émue de voir des films avec lui, c'était une bonne expérience.

As-tu eu le temps de voir des films ici ?

J'ai vu The Witch, que j'ai trouvé intéressant. C'est toujours difficile quand on vous vend beaucoup un film et celui-ci aurait pu atteindre une dimension de plus – mais c'est facile de critiquer. Je trouve le sujet de la sorcière très beau, j'aime la façon dont il circule entre les personnages. Les enfants sont très bien, l'aspect visuel est très réussi, avec cette maison au bord des bois. C'est très fort.

As-tu déjà d'autres projets ?

Oui j'ai un projet, ainsi que celui écrit avec Alante. Je ne peux pas en dire encore trop mais j'espère que je ne mettrai pas 10 ans à nouveau.

Lucile Hadzihalilovic, quels sont vos films d'horreur préférés ? La réalisatrice répond à notre grande enquête...

Entretien réalisé le 30 janvier 2016. Un grand merci à Karine Durance.

par Nicolas Bardot

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