Entretien avec Joachim Trier

Entretien avec Joachim Trier

Découvert l’an dernier à Cannes et sacré meilleur film européen à Angers, le superbe Oslo, 31 août sort le 29 février sur nos écrans. Rencontre avec son réalisateur francophile, le Norvégien Joachim Trier, qui nous parle de Marguerite Duras, Eva Joly et Lady Gaga.

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FilmdeCulte: Votre premier film, Nouvelle Donne, a été perçu en France comme un hommage flagrant à la Nouvelle Vague. C’est du chauvinisme mal placé ou c’était réellement votre intention ?

Joachim Trier: C’est très difficile à dire, parce que d’un coté je suis vraiment cinéphile, et j’aime autant le cinéma français que le cinéma italien, américain ou japonais, mais d’un autre coté, c’est vrai que j’avais délibérément pris pour personnage principal un fan de la Nouvelle Vague et de la France en général, c’est quelque chose qui collait bien à la personnalité des personnages. Leur manière de parler et d’interagir pouvait rappeler celle des personnages de Maurice Blanchot ou Marguerite Duras. Au moment de travailler sur l’esthétique du film, la nouvelle vague m’a évidemment beaucoup influencé, je me suis notamment inspiré d’Alain Resnais pour le montage. Mais je me suis tout autant inspiré de Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg, par exemple. Et puis Nouvelle donne parlait de la construction de l’identité chez des jeunes à travers leur culture, c’était donc inévitable que je cite beaucoup de références culturelles.

FdC: Vous parlez de Marguerite Duras. Oslo, 31 août et Nouvelle donne parlent l’un comme l’autre de la construction de l’identité à travers le passage du temps, peut-on dire qu’en cela ils se rapprochent des films de Duras ?

JT: Peut-être. Il y a chez Duras, notamment dans Le Ravissement de Lol V.Stein et Moderato Cantabile, des personnages qui sont coincés dans un système répétitif de très forte attente émotionnelle, à la recherche de transcendance. Ses personnages ont en apparence tout leur libre arbitre, mais sont incapables de vraiment ressentir les émotions après lesquelles ils courent. C’est une sorte de piège qui a quelque chose de très touchant. Ça me parle beaucoup.

FdC: Et qu’est ce qui vous a inspiré dans le roman de Drieu La Rochelle (Le Feu follet, dont Oslo, 31 août est l’adaptation, ndlr) ?

JT: Je ne suis pas du tout un expert en Drieu La Rochelle, et j’ai quelque remords à venir en France et donner mon avis sur un personnage aussi controversé…

FdC: Juste pour vous mettre à l’aise : personne n’est expert en Drieu La Rochelle en France.

JT: Ah, très bien ! Pour répondre à votre question, c’est le personnage principal qui m’a intéressé. Il fallait beaucoup d’intégrité pour raconter l’histoire d’un personnage à la fois aussi intelligent et aussi autodestructeur, et pour le suivre sans relâchement pendant vingt-quatre heures. Il y a quelque chose de très mélancolique dans ce livre qui m’a beaucoup plu. En même temps c’est un livre punk, très cru, qui ne recherche pas la perfection. Ce n’est pas élégant du tout. Le paradoxe était que pour la première fois de ma vie je faisais une adaptation, ce qui était très libérateur, mais j’ai pu glisser dans le film beaucoup de personnages que mon coscénariste et moi avions imaginés. C’est très intéressant, comme expérience.

FdC: Avant de réaliser ce film vous aviez pour projet de tourner un film en anglais aux États-Unis, est-ce que vous pouvez nous en parler ?

JT: Oui, j’espère que je ne donne pas l’impression d’être dans le cliché du réalisateur indépendant européen qui va travailler pour Hollywood à la première occasion venue, c’est justement ce que j’essaie d’éviter. En fait, à la base, Nouvelle donne a eu beaucoup plus de succès aux États-Unis qu’en France. C’était incroyable : le film a été distribué par Miramax, j’ai été invité par les plus grands studios… Le film a eu plus de spectateur rien qu’à Manhattan que dans toute la Norvège. Je ne sais pas trop pourquoi la connexion ne s’est pas faite aussi bien en France. On m’a fait beaucoup de propositions pour tourner aux États-Unis, mais je les ai toutes refusées. J’ai essayé d’éviter les pièges qui m’étaient tendus, je voulais travailler sur mon propre scénario. Je viens de le terminer et si tout va bien je devrais réaliser le film cette année. Je travaille dessus dans le même état d’esprit que pour mes précédents films, avec la même équipe. La seule différence c’est que les acteurs sont américains. Je travaille avec des producteurs très intéressants. On oublie souvent qu’à Hollywood, il y a des gens qui aiment aussi vraiment le cinéma, le milieu est très divers.

De toute manière, il y a toujours eu un dialogue entre le cinéma européen et Hollywood. Griffith regardait les films d’Eisenstein et ça a complètement changé sa conception du montage ; le néoréalisme italien a influencé la Nouvelle Vague française, qui a à son tour influencé l’âge d’or Hollywoodien des années 70, Coppola, Scorsese… Dans les années 30 à Hollywood il y a eu une grande vague d’immigration venue de France et d’Allemagne, et tout ça s’est mélangé. Comme le dit Paul Schrader, c’est très difficile de délimiter le cinéma américain d’un coté et le cinéma européen de l’autre. C’est fascinant. Mais je dois bien avouer que je suis né en Europe, j’ai un point de vue européen sur les films, je crois en la nécessité absolue de faire preuve d’un point de vue personnel sur les choses. Commencer par décider de l’endroit où placer sa caméra, c’est la manière la plus personnelle de s’exprimer en tant que réalisateur. Mais ne vous inquiétez pas, je ne vais pas me compromettre. Je comprends bien de quoi ça a l’air de l’extérieur, mais je m’assure justement d’avoir un espace de travail où je puisse m’exprimer librement. Je suis très optimiste. Sur l’affiche de mes films, il y a marqué « réalisé par Joachim Trier », mais pour moi tous mes films ont été conçus en groupe, par la même bande, et mon nom devient presque un pseudonyme pour cette bande. C’est un honneur que de mener ce groupe, et ce prochain film sera fait exactement dans le même esprit.

FdC: Vous étiez d’ailleurs particulièrement nombreux à monter sur scène pour la présentation du film à Cannes, l’an dernier.

JT: C’est presque paradoxal, je viens de réaliser un film sur la solitude mais je travaille avec un groupe qui ne me fait jamais sentir seul.

FdC: Quel regard portez-vous sur cette présentation à Cannes, avec le recul ?

JT: C’était super. C’était une expérience merveilleuse. Je viens d’un milieu plutôt punk et hip-hop, contestataire, et en général je suis plutôt opposé aux institutions. Mais Cannes est une institution qui fait énormément pour le cinéma alternatif, et je lui en suis très reconnaissant pour ça. J’étais très heureux de pouvoir montrer mon film là-bas. Être invité là-bas m’a libéré en quelque sorte.

FdC: Avez-vous pu en profiter pour voir d’autres films ?

JT: Oui ! J’ai assisté à la projection officielle de The Tree of Life avec mon coscénariste, c’était génial. C’était incroyable de pouvoir découvrir un film de Terrence Malick dans ces conditions. J’ai également vu Play de Ruben Östlund, un excellent film suédois. J’en ai vu d’autres mais ceux-là étaient clairement mes préférés. Vous connaissez le travail de Ruben Östlund?

FdC: Oui, nous l'avions justement interviewé après son passage à Cannes. Play n’est pas encore sorti en France mais son film précédent avait été distribué.

JT: Involuntary ?

FdC: Oui, mais chez nous il est sorti sous le titre Happy Sweden.

JT: Oh non… C’est horrible!

FdC: Je crois que l’idée du distributeur, c’était de jouer avec le stéréotype de la froideur scandinave…

JT: Je peux comprendre ce stéréotype, mais Ruben est quelqu’un de tellement unique. En tout cas, c’est très bien de promouvoir son travail.

FdC: Une question qui n'a rien à voir avec le cinéma : vous êtes probablement au courant qu’une de vos compatriotes, Eva Joly, se présente à la présidence en France. Comment les Norvégiens voient-ils cette situation ?

JT: La plupart des Norvégiens ont entendu parler d’elle dans les média, mais je ne crois pas qu’ils soient au courant de tout ce qu’elle a accompli, et elle est très prolifique. Effectivement elle est Norvégienne, mais… je crois qu’au final les gens ont été plus excités que Lady Gaga vienne faire un concert à Oslo et dise « J’aime la Norvège ». C’est la triste vérité.

FdC: Ces derniers mois, il est sorti en France un nombre croissant de films norvégiens : Olso, 31 août mais aussi Happy Happy, Turn me on...

JT: Ah bon, c’est sorti ?

FdC: Oui, un peu discrètement. Il y a aussi eu Troll Hunter et bientôt Babycall… Diriez-vous qu’il se passe quelque chose de spécial dans le cinéma norvégien en ce moment ?

JT: Il se passe quelque chose, mais ce n’est pas facile de dire quoi exactement. Le gouvernement investit beaucoup plus d’argent qu’avant dans le cinéma, donc c’est devenu plus facile de réaliser un film. La question c’est : est-ce que les réalisateurs font de meilleurs films ? Parfois oui, parfois non. Il y a une hype mondiale autour de la Scandinavie en ce moment. A Hollywood, tout le monde est à la recherche du nouveau polar scandinave, tout le monde suit la mode suédoise. J’aimerais que les films norvégiens que l’on exporte soient parfois plus excitants, mais bon… parfois ils le sont. On y arrive doucement. Avant, il était quasiment impossible de vendre un film norvégien à l’étranger, mais ces dix dernières années certains films y sont parvenus et on pu faire une carrière internationale. Personnellement j’ai plutôt l’impression d’être un outsider dans le milieu du cinéma norvégien. La plupart des mes amis sont écrivains ou musiciens ; ou alors ils font du cinéma ailleurs, comme Ruben Östlund. Je ne fréquente pas beaucoup les autres réalisateurs norvégiens.

FdC: Quels films norvégiens, récents ou anciens, nous conseilleriez-vous de découvrir ?

JT: Il y a un très bon film norvégien qui est en train de se faire, qui devrait sortir dans le courant de l’année. On ne sait pas encore à quels festivals il sera présenté. Ça s’appelle I Belong, et le réalisateur a déjà signé pas mal de courts-métrages. Ça m’a impressionné, j’étais soulagé de voir un film comme ça. J’aimerais que les autres films norvégiens y ressemblent plus. J’ai envie d’être solidaire avec mes compatriotes parce que je sais que c’est très difficile de faire un film chez nous, mais j’aimerais surtout qu’ils aient plus d’ambition.

FdC: Comment avez-vous choisi le titre de votre film ?

JT: Je l’ai choisi pour plusieurs raisons. Tout d’abord, symboliquement parlant, le 31 août est un peu le dernier jour de l’été, avec toute la mélancolie que cela inspire. Mais le titre me plaisait aussi en tant que cinéphile, je trouvais que ça sonnait bien de nommer le film avec un nom de lieu et de jour, ce qui est un peu la base quand on imagine une histoire. Mais c’est également la manière dont on signe une lettre.

FdC: Vous avez tourné le film très rapidement, cela a-t-il été une contrainte ou une libération ?

JT: Pas évident comme question. J’ai trouvé ça libérateur, paradoxalement. Je devais me fier à mon instinct, travailler vite, ne pas remettre mes idées en question. Nouvelle donne m’a demandé quatre ans d’écriture, celui-ci m’a pris seulement quatre semaines. Ça m’a fait beaucoup de bien de ne pas couper les cheveux en quatre. C’était rapide mais très positif.

FdC: Le début du film est entrecoupé de témoignages d’anonymes évoquant des souvenirs de jeunesse. Comment avez-vous appréhendé cette séquence ?

JT: Je ne voulais pas que mon film se réduise uniquement à un portrait psychologique, je voulais un traitement qui soit aussi thématique. Je voulais tourner autour des thèmes de la ville, de l’importance que peut avoir un lieu dans la construction d’une identité. Toutes ces scènes combinent des points de vue sur Oslo. Ce sont des vidéos personnelles, des films appartenant au gouvernement, des reportages officiels sur le métro, sur les ambulances…. Des curiosités. Je trouve que l’idée de documentation au cinéma est très stimulante. En regardant ces vieilles images, on se rend compte que la ville n’a pas toujours été la même : des immeubles sont construits, d’autres détruits. Les personnes évoluent mais autour d’elles la ville change aussi. On ne peut pas rendre compte de ça au théâtre, ou dans un roman. Au cinéma, si. Qu’on le veuille ou non, les films documentent sur leurs lieux de tournage. Je voulais ouvrir le film sur cette réflexion. Peut-être que dans quinze ou vingt ans les gens reverront ce film, et si la ville a beaucoup changé entre temps, cela leur apportera une certaine émotion. Je le sais et je l’accepte sans problème, mais le film parle finalement de quelqu’un qui se sent comme un fantôme dans sa propre ville, qui n’est pas capable de s’adapter à ces changements. C’est pour ça que pour moi, le film devait commencer avec des souvenirs communs, des souvenirs que l’on partage tous. J’ai interviewé de nombreuses personnes pendant des heures, en leur demandant de me raconter leurs souvenirs d’Oslo, en commençant leurs phrases par « je me rappelle de ». Certains se sont mis à pleurer, d’autre à rire. C’était fascinant, mais je n’ai pu en utiliser qu’une petite partie. Je dois dire aussi que j’avais lu Je me souviens de Georges Perec, qui est en fait une simple liste de souvenirs. J’ai adoré, je n’ai pas tout compris mais j’ai vraiment été sensible à cette manière de faire rentrer le lecteur dans la tête de quelqu’un d’autre.

FdC: Si Oslo, 31 août est un film sur Oslo, cela fait-il sens de le voir comme un film typiquement norvégien ? Est-ce que cela signifie quelque chose pour vous ?

JT: Un film typiquement norvégien ça n’existe pas. Ça ne veut rien dire. Ce qui est à la fois terrible et très positif. C’est terrible dans le sens où nous n’avons jamais eu de grand maître comme les autres pays scandinaves : Dreyer, Bergman, Von Trier, Roy Andersson… Mais c’est aussi libérateur parce qu’on se dit justement « merde, il ne tient qu’à nous de tout commencer à zéro, on ne doit rien à personne ». Il n’y a jamais eu de figure paternelle à suivre ou contre laquelle se rebeller, bien au contraire. Et tant mieux. Cela me permet d’être autant ouvert au cinéma américain que français, par exemple. On peut faire ce qu’on veut, on n’a pas à se forcer à aller contre une certaine tendance, on est libre. Je ne sais pas ce que « faire un film norvégien » veut dire. D’une certaine manière Oslo, 31 août est très norvégien, mais d’une autre pas du tout. Beaucoup de gens qui me connaissent disent de moi que je réalise des films complètement « non-norvégiens », mais quand je leur demande ce que c’est qu’un vrai film norvégien pour eux, ils sont incapables de me répondre.

Je choisis de voir cette identité floue comme quelque chose de très positif, je me dis « allons-y, réalisons ce qu’on veut, rien ne nous retient ». Je considère souvent Oslo, et même toute la Norvège, comme « la banlieue de l’Europe », et pour moi les exemples de contre-culture les plus intéressants viennent souvent de banlieues, de villes provinciales. Regardez Manchester et Liverpool pour la musique. Vous avez la même chose ici, avec Daft Punk et Phoenix qui viennent de Versailles. Ces villes-là ont une énergie particulière, elles forcent à regarder ailleurs, dans d’autres directions, et pour moi Oslo possède cette énergie. Il y a par exemple une importante scène musicale, dont on retrouve d’ailleurs beaucoup d’exemples dans la musique du film. Au final je dirais que oui, le film est très norvégien, même si je n’ai aucune idée de ce que ça veut dire !

Entretien effectué à Paris le 21 février 2012. Un grand merci à Matilde Incerti.

par Gregory Coutaut

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