Entretien avec Christian Petzold

Entretien avec Christian Petzold

Souvent considéré comme le chef de file de l’Ecole de Berlin, Christian Petzold a connu cette année un succès surprise et mérité avec son dernier film Barbara. Le Goethe Institut de Paris propose actuellement une rétrospective de son travail, l’occasion pour nous de le rencontrer pour discuter de sa place dans le cinéma allemand, et de sa manière toute personnelle et enthousiasmante d’aborder le film historique par le prisme du fantastique.

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FilmDeCulte : Sous des abords ultra-réalistes, on retrouve souvent dans vos films la figure du fantôme. Que ce soit de manière explicite ou plus métaphorique, avec des personnages en perte d’identité. Seriez-vous d’accord pour définir certains de vos films comme des films fantastiques ?

Christian Petzold: Je dirais oui. Je pense que dans l’histoire du cinéma on est de toute façon entouré de fantômes. Une personne qui a commis un crime ou qui a connu une guerre et qui n’arrive pas à revenir, ou disons une femme qui a trompé son mari et qui se retrouve dans une chambre d’hôtel près d’un aéroport, devient en quelque sorte un fantôme. Le cinéma, c’est après tout le monde des rêves, et dans les rêves les fantômes sont omniprésents.

FdC : Et en tant que spectateur, quel est votre rapport au cinéma fantastique ? J’ai cru lire que vous aimiez par exemple John Carpenter.

CP: Oui, effectivement j’aime beaucoup ses films, ils m’ont accompagné quand j’étais adolescent dans les années 70. Pour moi, Carpenter a su ramener les films d’horreurs à leur vraie place, c'est-à-dire dans notre quotidien. C’est d’ailleurs ce qu’avait fait Raymond Chandler avec les crimes dans ses récits policiers. On ne retrouve plus dans les films de Carpenter de traces de gothique ou de catholicisme, mais simplement des jeunes qui découvrent leur sexualité, qui font leur apprentissage. Le mal entre dans ce monde-là et c’est quelque chose qui me plait énormément. Quand aujourd’hui je vais voir par exemple Paranormal Activity 4 avec mes enfants, j’y reconnais complètement l’influence de Carpenter.

FdC : J’ai remarqué récemment que sur le site de VOD d’Arte, votre film Yella était classé dans une sélection fantastique/horreur plutôt que parmi les films d’auteur. Vous trouvez cela justifié ou cela vous énerve ?

CP: Au contraire, j’en suis très fier ! Après tout, Yella s’inspire beaucoup de Carnival of Souls de Herk Harvey. C’est un film vraiment génial. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie qu’en le regardant. Donc si Yella avait été classé dans les films d’auteurs, j’aurais porté plainte.

FdC : On vante souvent le réalisme psychologique du nouveau cinéma allemand, mais certains continuent à le trouver trop froid. Je dirais qu’il y a au contraire quelque chose de très émouvant dans vos films, dans la façon dont vos personnages cherchent à tout prix à se protéger, en évitant de manière presque vitale de tomber amoureux. Cela crée une tension à la fois sentimentale et presque érotique.

CP: Je trouve cette analyse tout à fait correcte, je peux ajouter ma propre perspective à cela. Je trouve que le cinéma allemand avant le national socialisme, c’est à dire avec Murnau et Lang, était en quelque sorte un royaume de fantômes. Comme si l’enfer avait déjà commencé pendant la république de Weimar. En ce sens, la nouvelle vague allemande continue plutôt la tradition des années 20 que celles des années 70. Étrangement, dans mes films et les films de mes amis aussi, les héros sont toujours des personnes qui se baladent en Allemagne comme s’ils n’en faisaient pas partie. Ils ne peuvent pas exprimer leurs sentiments sinon ils risquent de se faire dominer. Que ce soit des personnes qui se cachent comme dans Contrôle d’identité ou des gens qui sont en train de fuir ou préparent une fuite, l’essentiel est qu’ils ne peuvent pas s’arrêter, ils ne peuvent pas se permettre d’avoir des sentiments, de fonder une famille, sinon ils sont perdus.

FdC : Justement, nous avons pu interviewer récemment Christoph Hochhäusler ou Maren Ade, et ils s’accordaient à dire que ce qu’on appelle l’Ecole de Berlin était juste une invention de journaliste, que ça n’existait pas vraiment tel quel. Or c’est souvent votre nom qu’on cite en premier pour parler de cette nouvelle génération de cinéastes, quel est votre point de vue là-dessus ?

CP: C’est vrai qu’en l’occurrence, le terme a été inventé par un journaliste. Maren Ade, Christoph Hochhäusler, moi-même et en tout une quinzaine de réalisateurs nous sommes réunis une fois, et nous nous sommes demandés si nous pouvions donner un nom à notre école ou notre groupe, mais nous avons vite vu que cela ne marchait pas parce qu’avec des jeunes allemands c’est très difficiles. Ils sont très individualistes. Mais je crois quand même que l’Ecole berlinoise existe. A partir du moment où plusieurs films se réfèrent à cela, ça doit exister. Contrairement à mes collègues, je pense qu’on ne peut pas faire semblant de croire que ça n’existe pas ! Et puisque ça existe il faut trouver une définition, et à mon avis la définition c’est qu’à partir des années 90, nous avons commencé à faire des films qui ont essayé de fuir, d’échapper à ce cinéma allemand horrible qui existait jusque là.

Il faut quand même voir qu’il y a des similitudes entre tous ces films. Chez Maren Ade par exemple, les personnages sont souvent des jeunes adultes qui sont exclus de la société, tels des braqueurs ou des gens qui trompent leur conjoint. Même chez Christoph Hochhäusler nous voyons des personnages qui ont un appartement, qui ont un travail, qui sont mariés mais qui ne se sentent pas bien dans leur peau, qui ont une certaine incertitude. Je trouve que ce sont quand même des similitudes frappantes.

FdC : Votre dernier film, Barbara, vient d’être sélectionné comme candidat allemand à l’Oscar du meilleur film étranger. Or sur ces dix dernières années, tous les films allemands retenus pour faire partie des nominés étaient des films qui parlaient de manière didactique de l’histoire du pays, tels que La Chute, Sophie Scholl ou La Vie des autres. Et au contraire, les films qui n’en parlaient pas n’ont pas été retenus : Pina, De l’autre côté… En tant que réalisateur allemand, quel être votre point de vue sur cette tendance assez représentative de la perception du cinéma allemand à l’étranger ?

CP: Je pense que c’est effectivement un problème, et cela remonte au national socialisme. Après la guerre, l’Allemagne s’est elle-même accusée (et a été accusée par les autres pays) de ne pas avoir su traiter de son histoire. C’est pour cela qu’on a très tôt commencé à faire des films pédagogiques et didactiques : des films faits pour des classes d’école, qui permettent une discussion en fin de séance, des films qui remplacent la lecture. Ce sont les premiers films que les Allemands ont montré aux Américains et aux Russes, et je pense que cette tradition a malheureusement perduré. Ce n’est pas le genre de cinéma qui me plait, ce n’est même pas du cinéma pour moi. J’ai souvent l’impression que pour le reste du monde, un film allemand se doit d’être soit sur Hitler ou la résistance, soit sur la RDA. Je pense d’ailleurs que c’est la raison pour laquelle Barbara a été sélectionné. Barbara est aussi un film historique en quelque sorte, mais en tout cas pas didactique. Du moins je l’espère.

Il faut dire aussi que quand un système chute ou a déjà chuté, le cinéma est la première forme d’art à analyser ce qui s’est passé. On a vu par exemple en Italie que le néoréalisme a su observer ce qui s’était passé avec le fascisme. De son côté, le nouveau cinéma roumain observe lui aussi en quelque sorte le communisme et la chute du communisme. Mais ces films-là ne sont pas didactiques, ils font passer le cinéma avant tout. Dans ces cas-là il y a en général une démarcation entre le cinéma et la télévision, qui produit des films plus pédagogiques. En Allemagne malheureusement, les deux ont créé immédiatement une sorte d’amalgame bâtard.

FdC : Jusqu’ici vos films aussi parlaient aussi de l’histoire allemande, mais plutôt de manière détournée, métaphorique. Je pense notamment à Yella. Or Barbara est votre premier film explicitement historique, et votre prochain projet l’est également. Est-ce à dire que vous souhaitez réaliser des films de plus en plus réalistes ?

CP: Nous avons commencé cette discussion avec les fantômes : pour moi ce sont des êtres du passé qui n’arrivent plus à rentrer dans le présent. Ils essaient désespérément de redevenir des êtres humains, mais plus personne n’a besoin d’eux. C’est quelque chose que j’ai étudié dans plusieurs de mes films. Avec Barbara c’est le futur qui m’intéresse, contrairement aux films d’avant. En effet Barbara n’est pas menacée par le passé mais par son avenir. Je pense que ce sera le sujet de mes prochains films : ce moment où les personnages sentent que quelque chose va arriver, quelque chose qui n’est pas encore là, qui est à la fois un espoir et quelque chose de perturbant. En quelque sorte, Barbara pressent déjà la chute du système. C’est cela que je voudrais étudier : comment les personnes se comportent dans une telle situation.

FdC : Est-ce que cela veut dire qu’il s’agira de films plus optimistes ?

CP: Oui pour moi la fin de Barbara est déjà optimiste, alors que ce n’était pas prévu dans le scenario. Cette fin devait être triste mais les comédiens ont réussi à en faire quelque chose de différent et surtout d’honnête. Or pour moi l’honnêteté est la meilleure forme optimisme qu’on puisse avoir : quand on a encore des possibilités, qu’il peut encore se passer quelque chose. Quand mon fils joue a des jeux vidéos, qu’il arrive à la fin d’un niveau mais qu’il ne trouve pas de porte de sortie, il est désespéré. Mais dès qu’une sortie se débloque il retrouve espoir. C’est la meilleure chose qui puisse nous arriver : réaliser que les choses vont finalement continuer.

FdC : Pouvez-vous nous parler des films que vous avez choisis pour votre carte blanche au Goethe Institut ?

CP: Les deux films que j’ai choisis sont en fait des productions pour la télévision. Brandstifter de Klaus Lemke date de 1969 et dure 60 minutes seulement. C’est un film que j’ai vu il y a quinze ou dix-huit ans lorsque j’étais à l’Académie de cinéma, et qui n’a rien à voir avec le cinéma d’auteur des années 70. L’histoire est celle d’une menace terroriste dans un centre commercial a Cologne, et pour moi le film se rapproche de Prénom Carmen de Godard, dans le sens où il montre des enfants de la culture pop jouant à faire la révolution. Mais le film ne critique jamais le fait que ce sont des enfants, il se contente de les étudier. Si à l’époque personne n’a vraiment aimé le film, je pense que c’est justement parce qu’il n’était pas didactique, il ne faisait qu’observer les choses. Le deuxième film je l’ai choisi est Polizeiruf de Dominik Graf, parce qu’il contient la meilleure scène d’interrogatoire que j’ai vue de ma vie. Même dans les films américains je n’ai jamais vu une scène avec autant d’énergie et de peur contenues.

FdC : Il y a en ce moment à Paris une exposition sur Edward Hopper, et je me faisais la réflexion qu’on pouvait dire un peu les mêmes choses à propos de certaines de ses peintures et de vos films : des personnages souvent féminins repliés sur eux-mêmes, une atmosphère de solitude et de danger malgré une forte présence de la nature (beaucoup de ciel), mais aussi quelque chose d’émouvant. Êtes-vous d’accord avec cette manière de décrire votre cinéma ?

CP: Je dirais que c’est surtout Wim Wenders qu’on compare à Edward Hopper. Personnellement j’aime beaucoup ses tableaux parce qu’ils me rappellent le romantisme allemand. Les personnages des tableaux de Hopper n’ont pas de visage, du moins on ne le voit jamais clairement. C’est plutôt leur position dans la pièce qui les rend contemplatifs, et j’aime bien quand une pièce est littéralement contaminée par les personnages qui s’y trouvent. Dans ses tableaux, quand une personne se sent seule, les murs semblent repoussés encore plus loin, comme si cette personne n’arrivait pas à entrer en contact avec les autres. On a donc l’impression que ses personnages sont seuls dans l’eau, dans le vent, où même dans une ville. Mais le peintre Gerard Richter a eu sur moi un impact plus important que Hopper. Lui aussi utilise presque exclusivement les motifs du romantisme allemand, à commencer par des références au travail de Caspar David Friedrich. En voyant ses tableaux et la façon dont les personnes et les objets sont entourés, on a l’impression que Dieu n’existe plus, qu’il n’y a aucun Dieu, pas même un Dieu absent.

Entretien réalisé à Paris le 24 Octobre 2012. Un grand merci aux Piquantes ainsi qu’à Barbara Horvath, Gisela Rueb et le Goethe Institut.

par Gregory Coutaut

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