Abel Ferrara

Abel Ferrara
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Réalisateur, Scénario, Acteur
États-Unis

Lorsqu’il débarque au Festival de Cannes en 1992, avec son Bad Lieutenant sous le bras, on assimile immédiatement le cinéma d’Abel Ferrara à celui d’autres jeunes réalisateurs inconnus oeuvrant dans des genres proches (Tarantino et son Reservoir Dogs, Michael Haneke et son Benny’s video, etc.). Une nouvelle génération, traversée de considérations modernes sur la violence et le cinéma, intéressée par le pouvoir de l’image et des médias et leur influence sur le système nerveux, touchée par la lente déshumanisation des villes et des cellules familiales… Pourtant, l’œuvre de Ferrara, commencée dix ans plus tôt, s’éloigne radicalement de celle de ses confrères. Reconnu comme un auteur à part entière, il livre un film tous les deux ans, alternant réussites somptueuses et franches déceptions.

LES ARCANES DU PORNO

Lorsque l’on jette aujourd’hui un œil rétrospectif sur la carrière de Ferrara, on ne s’étonne plus qu’elle ait pu commencer dans deux genres alors relégués aux fins fonds des cinémas d’exploitation. Après deux courts métrages écrits déjà par Nicholas St. John, ce sont Nine Lives of a Wet Pussy en 1976 et Driller Killer en 1979, deux films qui posent les bases de l’œuvre à venir du cinéaste: sexe, violence, et absence totale de principes moraux dans leur représentation. Bien que sans intérêt, et au-delà même de son aspect purement commercial (le X rapportait à l’époque beaucoup d’argent), le porno Nine Lives of a Wet Pussy montre déjà l’attirance de Ferrara pour un cinéma radical et sans concession, qui s’absout violemment des conventions imposées par une société judéo-chrétienne. "Je suis un catholique qui a perdu la foi", explique Abel. Et dès ses débuts, il s’évertue à le prouver. Si Nine Lives… (réalisé sous le pseudonyme de Jimmy Boy L.) passe inaperçu, Driller Killer s’impose comme une petite date du cinéma dégueulasse. Bande gore et horrifique un rien foirée, dans laquelle le cinéaste joue le rôle d’un tueur armé d’une perceuse électrique, le film propose une alternative citadine à la dérive américaine agressive décrite dans Massacre à la tronçonneuse. La déshumanisation progressive, l’enfermement inéluctable dans la solitude, le malaise lié au manque de reconnaissance, autant de sources pour une chute dans la violence et le meurtre. Ces thèmes, Ferrara les retrouve deux ans plus tard pour L’Ange de la vengeance (Ms 45). Une femme subit deux viols et se venge en abattant plusieurs hommes dans New York. Présenté à Avoriaz, le film marque les esprits, notamment pour cette image de nonne armée. Au demeurant, il marque la rencontre entre le cinéaste et Zoé Lund, actrice, poétesse, activiste politique, qui deviendra par la suite la scénariste de Bad Lieutenant. Elle raconte: "Il préparait Ms 45, et a trouvé toutes les photos des filles auditionnées, ainsi que le petit "strip" de photographies et il a dit quelque chose comme: 'C'est elle Ms 45', et je suis allée le voir". Avec Nicholas St. John, Zoé Lund reste la grande figure récurrente de l’œuvre du cinéaste.

LES ANNEES ST. JOHN

Dès 1971 et le court Nicky’s Film, Nicholas St. John pénètre avec fracas l’univers du cinéaste. St. John au scénario, Ferrara à la mise en scène, les deux artistes ont des thèmes et des préoccupations similaires, s’entendent bien et poursuivront leur collaboration pendant plus de vingt-cinq ans. Nine Lives, Driller Killer, L’Ange de la vengeance, New York deux heures du matin, China Girl, King of New York, Body Snatchers, Snake Eyes, The Addiction, Nos funérailles, pas moins de dix films sont issus de cette collaboration fructueuse et cohérente. Nicholas St. John, c’est avant tout l’intrusion dans le cinéma de Ferrara d’un angle profondément religieux rongé par la culpabilité (à la manière d’un Paul Shrader), qui aboutit en 1990 à ce qui est encore aujourd’hui considéré par certains comme le chef d’œuvre du tandem: King of New York, incroyable diamant noir d’une linéarité exemplaire, transpercé de part en part par la notion de rédemption si chère au cinéaste, et transcendé par l’interprétation habitée de Christopher Walken. Si l’on peut préférer Bad Lieutenant, force est de constater que King of New York reste le meilleur film écrit par St. John, du moins celui le moins pourvu de pathos. Car l’emphase, c’est le propre de St. John. "Je pense qu'il y a des pressions qui l’obligent à faire des films un peu prétentieux, qui ne sont pas authentiques, qui ne sont pas lui", expliquera Zoé Lund a propos de Ferrara. Malgré leurs innombrables qualités, Snake Eyes, The Addiction, ou Nos funérailles restent ainsi plombés dans certaines scènes par une grandiloquence, une affectation que l’on ne retrouve justement pas dans les autres films du cinéaste non écrits par St. John (même si pas forcément meilleurs). Double spirituel du réalisateur, St. John insuffle au cinéma de Ferrara un sens religieux et donne à ses films un aspect profondément schizophrénique. Cela dit, leur collaboration a donné certains des films les plus importants du cinéma indépendant de cette période.

LES ANNES TELE

A court de fonds pour monter ses films, Ferrara n’a jamais rechigné à travailler pour la télévision. Des clips, des pilotes et des épisodes de série télé… Encore en 1997, deux ans après avoir réalisé le clip California pour Mylène Farmer, il réalise le segment Love on the A Train de la série SUBWAYStories. C’est en 1984 qu’il travaille pour la petite lucarne pour la première fois. Lui le new-yorkais, le cinglé des bas fonds, il réalise un épisode de la série… Deux flics à Miami! Episode qui d’ailleurs fait grand bruit à cause de scènes de drogue un rien trop explicites. Quand on engage Ferrara, on a du Ferrara! Le producteur Michael Mann ne lui en tient pas rigueur puisqu’il le réengage pour tourner le pilote de la série Crime Story, connue en France sous le nom des Incorruptibles de Chicago. Ambiance sombre, violence, là encore Ferrara demeure reconnaissable malgré les contingences du format télévisuel (il faut dire aussi que Mann reste un producteur unique dans les annales de la télévision, laissant beaucoup de liberté à ses réalisateurs, leur proposant des conditions de tournage royales). Entre Miami Vice et Crime Story, Ferrara tourne ce qui reste à ce jour son essai le plus catastrophique, un obscur nanar à découvrir de toute urgence, le sombre The Gladiator, diffusé sur feu La Cinq sous le titre Le Justicier de la route. Méconnaissable en dehors de deux ou trois plans tournés de nuit, le cinéma de Ferrara se satisfait tellement peu de ces contraintes que le métrage qui en découle, prévu pour être le pilote d’une série télé, demeure totalement ridicule. La faute en partie à l’acteur Ken Wahl (Un flic dans la mafia), acteur bien trop lisse comparé aux figures habituelles du cinéaste. Mais Abel ne renie rien, endosse les chèques des producteurs, et fait consciencieusement le boulot.

UN ROI A NEW YORK

1990, le succès (principalement critique) de King of New York est tel que Ferrara accède enfin à la liberté qu’il convoite tant. "De toute façon, pour nous, le succès d'un film c'est tout simplement d'arriver à le faire. Après, quoi qu'il arrive, si des gens veulent le voir, ils le verront. Ce qui est sûr, c'est que plus ce film fera d'argent, plus il sera facile d'en faire d'autres par la suite. Financer ses idées, pouvoir faire ses films, c'est difficile! Sinon tout le monde le ferait. Pour moi c'est même un effort surhumain". Devenu bankable, il signe pour plusieurs projets, qui sortiront trois ans plus tard sur une période inférieure à douze mois. 1993 est donc l’année Ferrara. Trois échecs au box-office mais: un chef d’œuvre absolu tourné en dix-huit jours et considéré par Scorsese comme le meilleur film jamais réalisé sur la rédemption (Bad Lieutenant), le premier rôle sérieux et valable de Madonna (Snake Eyes) et un gros budget fantastique financé par la Paramount (Body Snatchers). Excusez du peu! Le premier, écrit par Zoé Lund, décrit l’enfer vécu par un inspecteur de police véreux et drogué qui voit dans le viol d’une nonne la possibilité d’une rédemption. Véritable sensation à Cannes, encensée dans le monde entier, classée X aux Etats-Unis notamment en raison d’une scène de masturbation que Ferrara refuse de couper, cette odyssée quasi christique marque l’éclosion sur le devant de la scène d’un réalisateur que l’on s’évertue à enfermer dans un carcan violent ou télévisuel. La scénariste parle du choix de Harvey Keitel (après que Willem Dafoe et Christopher Walken ont été pressentis pour le rôle): "Harvey a compris tout de suite que c'était l'histoire de Jésus-Christ avec un "bad cop" dans le rôle de Jésus, que c'était un "Gospel according to a bad cop’’. J'étais vraiment émue par le fait que tout le monde l'a justement pris d'une façon presque religieuse, on avait l'intuition, sur le plateau, de faire quelque chose de... spécial, d'exceptionnel, d'avoir une responsabilité exceptionnelle. On a travaillé, et on a gagné". Magnifique, Bad Lieutenant éclipse totalement les deux autres films, malgré la présence de Madonna dans Snake Eyes et la sélection à Cannes de Body Snatchers.

QUASI BLACKOUT

Trop contestataire, le cinéaste s’impose comme un trublion incontrôlable qui se casse la gueule en montant les marches de Cannes. Totalement soûl, Il explique aux journalistes de la Croisette que "Ferrara à Cannes, c’est le début du début". Agnès Michaux en est encore perplexe. Refusant de jouer le jeu des studios, il se relance dans un tournage marathon de vingt jours, pour The Addiction, une parabole philosophique somptueuse en noir et blanc, dans laquelle une étudiante (Lily Taylor dans son meilleur rôle) se fait mordre par un vampire … Une recherche visuelle et thématique, dans laquelle on retrouve la patte de St. John, au travers de dialogues dissertant sur l’origine du mal: "Nous ne sommes pas mauvais parce que nous faisons le mal, nous faisons le mal parce que nous sommes mauvais". Sorti dans deux salles à Paris et à New York, le film passe inaperçu mais impose dans le cinéma de Ferrara, en mutation, une dimension féminine. Dimension qu’il retrouve dans The Blackout. Le tournage fait la une des journaux, les premières photos montrent Béatrice Dalle et Claudia Schiffer effectuer une danse érotique… Le résultat, bien que typiquement ferrarien, déçoit, et les jeux de mot autour du nom "Any" tombent à plat. Auparavant, Ferrara sera revenu sur le devant de la scène avec son "film d’époque", Nos funérailles. Christopher Walken, Chris Penn, Benicio del Toro, Vincent Gallo, Isabella Rosellini, un casting somptueux pour un film qui de nouveau trouve le ton juste entre le visuel de Ferrara et les thèmes habituels de St. John. Le film cartonne à New York et remet le cinéaste en selle pour quelque temps. Bizarrement, c’est alors qu’il est plus que jamais à la mode (jouer pour Ferrara devient fashion) qu’il a le plus de mal à monter et surtout sortir ses films. New Rose Hotel se plante, R’Xmas peine à trouver un distributeur, Mary (couronné de quatre prix à Venise) est repoussé maintes fois… Ferrara a absolument besoin d’un titre phare pour les années 2000, d’un titre du niveau d’un King of New York ou d’un Bad Lieutenant. Pour le moment, il est cependant de tous les cinéastes indépendants apparus dans les années 80 l’un de ceux qui s’en sort le mieux…

par Anthony Sitruk

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2005 Mary 2001 R Xmas 1998 New Rose Hotel 1997 The Blackout 1996 Nos funérailles 1995 The Addiction 1993 Snake Eyes 1993 Body Snatchers 1992 Bad Lieutenant 1990 King of New York 1989 Cat Chaser 1987 China Girl 1986 Gladiator (TV) 1986 Crime Story (TV) 1984 New York, deux heures du matin 1981 L’Ange de la vengeance 1979 Driller Killer 1976 Nine Lives of a Wet Pussy

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