Vaurien : Entretien avec Peter Dourountzis (partie 1)

Vaurien : Entretien avec Peter Dourountzis (partie 1)

Peter Dourountzis sort le 9 juin son premier long-métrage, Vaurien, sélectionné à Cannes l’an dernier. Un portrait de prédateur longuement mûri, inspiré tout autant par l’expérience de Peter au Samu social de Paris que par sa fascination pour le tueur en série Guy Georges. En plus d’être un auteur prometteur, Peter est aussi un ami de FilmDeCulte, membre depuis plus de vingt ans de notre forum. Nous avons donc pris un grand plaisir à parler avec lui au cours d’un entretien au long cours. Cette première partie revient sur le développement du projet, et la seconde partie, disponible ici, raconte le tournage et la post-production.

FilmDeCulte.com: Tu as quel âge déjà ?

Peter Dourountzis: J’ai 41. Ah le bâtard, il commence comme ça… (rires)

C’est parce qu’on s’identifie tous ! D’où ma question: Est-ce qu’il y a un moment où tu t’es dit « C’est pas possible, je vais jamais réussir à faire un long métrage » ?

Quasiment tout le temps en fait. Je me souviens qu’en première année à l’ESRA, on était 200 dans un amphi et le prof nous dit « 5% d’entre vous vont faire du cinéma ». On s’est dit « Ca fait pas beaucoup ! » Ensuite j’ai fait un cours avec le storyboarder de Jean-Jacques Annaud, on est trente en mise en scène et il nous dit « Il y en aura peut-être un qui fera un film ». Et là ça casse l’ambiance… Je sais que c’est dur de réaliser. Entre tes 20 et tes 40 ans c’est impossible que tu sois crédible ni pour l’institution, ni pour les financeurs, personne n’a intérêt à te faire confiance si t’es pas du sérail ou du milieu, quand bien même t’es très bon ou t’as fait un court-métrage génial. Franchement j’étais très tôt revenu de l’idée de réaliser, donc je me suis dit que j’allais ruser en écrivant, comme ça je peux multiplier les projets, j’ai pas besoin de porter un film pendant trois, quatre ou cinq ans. Finalement je me suis fait avoir car j’ai porté un film plus longtemps que beaucoup d’autres…

Je sais que t’as répondu à cette question cinquante fois mais: Comment t’es venue l’idée de ce qui allait devenir Vaurien ?

Il y a eu plein de choses. Dans les années 90 on a 15, 16 ans, on commence à sortir à Paris dans les bars à Bastille, et sans qu’on le sache réellement, y a deux ou trois tueurs en série sur la capitale. Ça m’a marqué car à l’époque j’aimais le côté After Hours, rentrer à pas d’heure, faire des rencontres bizarres, se créer des souvenirs, et forcément à Paris tu rencontres des gens étranges, charmants, psychopathes. Et je me dis que plein de fois j’aurais pu mes potes et moi rencontrer un Guy Georges, un Mamadou Traoré et on n’aurait rien grillé, aussi fort qu’on pensait être en psychologie. C’était le premier point. Ensuite il y a tout le rapport à la masculinité toxique qui m’a toujours travaillé. Quand une femme monte dans un bus, mon réflexe assez jeune depuis mes 18 ans c’était de m’efforcer de ne pas la regarder pour la laisser tranquille, pour ne pas peser sur elle. Du coup je regardais souvent des gens qui la regardaient elle. Et tout le film est là : où est-ce que tu poses ton regard quand une jolie fille rentre dans un bus ? J’étais fasciné par ce regard masculin qui pouvait être celui d’un père de famille, un marginal, un jeune qui n’avait même pas l’âge de conclure... Et c’est pas forcément « toxique », y a pas de mal à regarder et les femmes le font aussi, mais je me mettais à la place de la fille, en me disant « Ça doit être pesant ». Je ressentais un poids de culpabilité que je n’arrivais pas à expliquer. L’autoflagellation ? L’envie de se démarquer des autres hommes ? Du féminisme avant l’heure ? Une peur irrationnelle d’être perçu comme un prédateur ? C’était confus. Et toutes mes amies de l’époque avaient toutes eu un épisode d’attouchement ou d’agression, en public ou en privé. Je me suis dit que j’avais de la chance : j’ai 16 ans et je peux sortir comme un petit con jusqu’à 4 heures du matin à Paris et il m’arrive rien. Prenant de l’âge, je me suis dit qu’il y a un sujet qui me tracasse et que je devrais poser par écrit.

Le premier scénario s’appelait SK. C’était en 2009 ?

J’ai commencé à le faire lire en 2010.

Peux-tu nous raconter les premières années, entre 2009 et la réalisation du court-métrage sur le même thème Errance en 2014 ?

Guillaume Dreyfus (NDLR: comme Peter, un ancien du Forum FilmDeCulte) est le seul producteur à qui je fais lire à l’époque et il est plutôt partant. Il n’a pas d’expérience de long et n’a fait que quelques courts avec la société Année Zéro. Première question qu’il me pose : Est-ce que Djé ce serait pas toi ? Est-ce que t’es pas un tueur en série ? Il avait ce même réflexe d’identification que le CNC qui m’a posé la même question plusieurs fois. Guillaume y croit, on obtient l’aide à la réécriture du CNC, qui est la première fois que je touche un peu d’argent officiel. En parallèle de ça je bosse au Samu social pour payer mon loyer. On se lance à l’Avance sur recettes assez vite. Le projet est remarqué, on va en commission plénière, mais là on se prend un stop de l’institution. On est trop jeunes, trop inexpérimentés, trop suspects de plein de choses: de prendre du plaisir à tuer des femmes, à le filmer… On a l’impression de proposer un snuff. On se dit qu’il nous faut un court-métrage. Je prends les vingt premières pages de SK et ça donne Errance. Ça me prend deux heures à écrire. Arte nous fait confiance et le film a un petit parcours qui marche plutôt bien.

Comment s’agencent les deux autres courts-métrages que tu fais pendant ces années-là ? C’est pour passer le temps ?

Pour m’entraîner aussi. Errance c’était presque une bande démo. Après y a Le Dernier raccourci. A l’origine c’est un article du Monde sur les quinze dernières minutes du dernier condamné à mort. C’est du temps réel. Je vais m’entraîner car sur Errance j’ai un peu gaspillé d’argent : il y avait une séquence dans le métro qui est coupée et ça me rendait malade d’avoir gâché du temps, de l’énergie. J’avais l’impression qu’au cinéma il fallait tourner utile, qu’il fallait que je sois intelligent. Donc ma réaction c’est de faire Le Dernier raccourci, quinze minutes, quinze pages. Je voulais pas être un artiste qui travaille contre le film avec un producteur qui doit venir te canaliser. Le film est ce qu’il est mais j’ai rien coupé de ce que j’ai tourné et il fait 15 minutes. Donc là je suis prêt à gérer un budget un peu mieux. Et après je fais Grands Boulevards, qui est un plan-séquence, il dure sept minutes en plan fixe. C’était purement pour m’entraîner à gérer un comédien dans une prise longue. Et dans cette conversation au téléphone de sept minutes, il doit y avoir vingt prises de son différentes que j’ai mélangées. J’avais été fasciné dans Errance par le montage son. Je trouvais ça moins spectaculaire que le montage image mais tellement permissif de tellement de choses. C’est du mensonge 100% du temps. Y a tellement de choses qu’on peut faire passer par le son. Bref, ces films c’était des exercices de style.

A un moment tu changes le titre de ton projet de long une première fois, non ?

Il y a eu plusieurs titres en effet. Le titre SK on me l’a piqué ! C’est marrant parce que j’étais allé voir Julien Madon et Julien Leclercq pendant le développement de ce qui allait devenir L’Affaire SK1. Ils avaient les droits d’un bouquin sur Guy George et je me disais que je pouvais me raccorder à un projet existant. Ils lisent mon scénario, ils trouvent ça chouette, mais ils me disent que j’ai aucune chance que le film se fasse un jour. Et ajoutent que SK est un très mauvais titre. A cette époque, leur film s’appelle La Traque de Guy Georges. (rires)

Ton film prend le titre God’s Lonely Man et tu retentes l’Avance sur recettes.

La deuxième fois on se fait buter en plénière avec un jury qui à 80% apprécie, à 20% met un veto, et personne n’ose vraiment défendre le projet, dire « Je me porte garant ». Ça c’est la faille de ne pas avoir de contacts dans le cinéma, de pas avoir quelqu’un que tu connais, qui te soutient. Tu sens dans ces moments-là un peu fragiles que si tu ne connais personne, personne ne va te donner ce petit coup de pouce supplémentaire. Même si par ailleurs Guillaume fait ses armes, c’est pas encore suffisant.

Donc tu fais quoi à ce moment-là ?

Après le deuxième échec au CNC, Guillaume est un peu abattu. Il ne sait pas comment produire un film sans l’Avance, ce que je comprends. Je me retrouve sur une voie de garage. A moins d’avoir un mécène – j’y ai pensé d’ailleurs en contactant Thierry Ardisson, j’ai jamais eu de réponse bien évidemment. Je me retrouve seul à devoir réécrire mais je ne sais pas dans quel but. Et quelque part ça m’a libéré. Je peux réécrire pour ce qui m’appartient à moi en termes de goût. J’écris pas pour le CNC, une commission. Je me concentre juste sur le sujet. Pendant 5, 6 ans le film était un peu bâtard: telle scène devait éclairer tel point pour telle commission… J’ai viré tout ça, tout ce qui était CNC, toutes les scènes où je grinçais des dents à la lecture sans me l’avouer et j’ai repris: « Qu’est-ce que Djé veut ? Comment il veut l’obtenir ? Comment il réagit quand il ne l’obtient pas ? » Un truc assez simple.

Et comment tu passes du Djé du scénario, un personnage métis à l’origine indéterminée, à Pierre Deladonchamps ?

En réécrivant je me pose la question « Djé, il est comment ? » C’est qui ? J’en avais marre d’imaginer Roschdy Zem, Guillaume Gouix, Sami Bouajila, des gens qu’on n’arrivait pas à accrocher et qui avaient mûri. Là je me suis dit « Réécris en pensant à Patrick Deweare ». Comme ça je suis tranquille, je ne me rattache pas à un acteur contemporain. Ça m’a dégagé vachement d’énergie pour l’écriture. Et rapidement Grégory Weill, l’agent de Pierre Deladonchamps, nous a proposé son nom.

Comment il avait eu vent du projet ?

Je pense que Guillaume lui avait fait lire. L’agent a aimé le film et il sait à qui ça pourrait être utile. Peut-être qu’il s’est dit que Deladonchamps était dans un sillon un peu trop bobo... J’ai pas vu Les Chatouilles où semble-t-il il est déjà à contre-emploi. De mon côté j’ai revu L’Inconnu du lac, on s‘est rencontrés avec Pierre et ça a simplement matché. Il m’a demandé « T’as pensé à qui ? », j’ai dit Patrick Dewaere, il m’a dit « Je serai pas à la hauteur mais bonne idée ». On a parlé de l’importance de pas trop composer un personnage pour pas que ça fasse fake, on était assez détente par rapport à ça.

Et l’adjonction du coproducteur Sébastien Hagenauer ?

Guillaume porte le film pendant huit-neuf ans. Y a eu des longues périodes où pendant un ou deux ans on a juste de brefs échanges car il n’y a rien, on a tout épuisé. Je me dis qu’on ne pourra pas le faire. Donc on s’oriente vers faire autre chose. De son côté, Guillaume commence à travailler avec Sébastien Haguenauer chez la société 10-15 Productions. Et on fait le festival des Arcs tous ensemble avec la version du scénario que j’avais retravaillée moi de mon côté, débarrassée des éléments qui étaient là pour plaire à untel ou untel. On fait des pitchs, on essaie de séduire. On rencontre TF1, France 2, tu vois dans les yeux de la nana de M6 que « Non, ça n’arrivera jamais ». (rires) Ils te disent « C’est intéressant, ça donne envie, mais c’est pas pour nous ». Mais on sent un intérêt. On rencontre même la big boss de Netflix qui veut nous rencontrer, branle-bas de combat, on fait le rendez-vous en anglais. Elle nous demande si c’est un film de genre car elle en cherche, et je peux pas lui mentir : je sais que c’est pas un slasher. Et de toutes façons je le sens pas. Je pense que Netflix c’est très bien pour Guillaume Pierret mais je pense pas que notre film a le profil. Je sens que Sébastien gonfle un peu les ambitions et moi je suis plus terre à terre. C’est pas qu’on foire le rendez-vous mais on décline. Moi je le connais bien ce projet, j’ai plus aucun stress quand j’en parle. Je sais qu’il se fera pas, ce film, je le sais. Mais ça m’amuse d’être là, de voir comment ça fonctionne ces speed datings. C’est du bonus, je suis en détente. Et donc on finit par avoir un prix pour Errance, ça nous met un petit coup de projecteur. Là, Sébastien se dit qu’il y a une émulsion sur laquelle il faut surfer et il donne le feu vert : on est en janvier 2019, il dit « On le tourne cette année ». Sauf qu’on a que Arte, un petit prix. On tente la région Nouvelle Aquitaine. Je me souviens encore aller à la commission, croiser Yvan Attal qui en sort – il venait de présenter son projet – et je sais qu’il va l’avoir, comme les autres réals connus qui attendent. Bref, je sens que c’est mort. Et encore une fois on est en détente, et ils nous font confiance. Ils nous font bien comprendre qu’on est le cinquième et dernier projet mais ils nous font cette fleur. Et avec cette aide on se lance. On a 120, 150 000€. On espère que ça va faire boule de neige.

Et quelles autres aides vous avez trouvé après ça ?

Le prix Arte Kino. La chaîne, elle, ne vient pas valider le prix. On les sent un peu réticents. On a la région. Quelques Soficas. Plus tard on sera aidés par le studio de post-prod, par Kinology le vendeur international, Rézo… Au final on bricolera un budget rachitique de 350.000€. Mais quand on lance le casting, on n’a que 200.000€. C’est un peu risqué, le film peut s’arrêter à n’importe quel moment.

Suite de l’entretien à lire ici

par Liam Engle

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