Entretien avec Marie Voignier

Entretien avec Marie Voignier

Marie Voignier signe avec L'Hypothèse du Mokélé M'Bembé (en salles le 7 novembre) un documentaire pas comme les autres. Accompagnée d'un explorateur, elle part, au sud-est du Cameroun, sur les traces d'une créature merveilleuse, une sorte de rhinocéros à queue de crocodile et à tête de serpent. A l'arrivée, un film captivant "à la croisée de la science et du mythe". Entretien avec la réalisatrice...

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FilmDeCulte : Comment en êtes-vous arrivée à traiter d'un sujet aussi singulier que celui de L'Hypothèse du Mokélé Mbembé ?

Marie Voignier: Je faisais des recherches sur la cryptozoologie, la "science des animaux cachés", inconnus de la zoologie officielle, quand j'ai découvert le travail de Michel Ballot autour du Mokélé-Mbembé. La cryptozoologie m'intéresse car elle travaille à la fois la science et le rationnel d'une part, et l'imaginaire, le prospectif, le mythologique d'autre part. Elle prend en charge la survivance des récits et légendes ancestraux dans le présent d'une "science". Ce travail, elle le fait avec des images et des récits. Elle enquête, cherche des témoignages et des preuves. La cryptozoologie est ainsi très proche d'un cinéma de recherche et du roman policier. Elle a pour objet une absence, un mystère, un invisible, et parvient néanmoins à établir un ensemble d'images autour de cette invisibilité (des photos de bout de patte de quelque chose, une ombre dans la forêt, une empreinte dans la glaise ; tout est mis en image). Et l'invisible est pour moi l'objet même du cinéma.

Michel Ballot est l'une des rares personnes dans le monde à organiser des recherches de terrain systématiques autour d'un animal cryptozoologique. C'est donc assez logiquement que je me suis tournée vers lui.

FdC : La notion du temps est volontairement floue dans votre film. Pendant combien de temps avez-vous suivi cette expédition ?

MV: Nous avons eu 13 jours de tournage, c'est très peu. J'avais été quelques mois auparavant faire un repérage seule avec Michel pendant une dizaine de jours, une sorte de test entre nous (je voulais voir si on pouvait faire un film, il voulait voir si je pouvais suivre une expédition).

La notion du temps et aussi de l'espace sont délibérément floues au final. Je voulais parvenir à fabriquer une forme d'abstraction des expéditions de Michel, et non documenter une expédition en particulier. Car c'est ainsi que se fait son travail de recherche : c'est sans début ni fin. Michel va et revient des dizaines de fois au même endroit, en explore d'autres aussi, mais il y a une sorte de circularité, de boucles qui font partie intégrante de sa méthodologie : il est important de questionner plusieurs fois les mêmes personnes à quelques mois et années d'intervalle et d'étudier l'écart entre les différentes versions des témoignages. Donc Michel revient, re-interroge, re-enregistre. Et ces incessants retours donnent lieu à de nouveaux témoignages, de nouvelles rencontres qu'il faudra re-vérifier à leur tour dans quelques années. C'est le travail d'une vie, car les récits ne sont pas immuables, ils sont vivants, ils se transforment, se transmettent et se confirment aussi bien-sûr.

FdC : L'Hypothèse du Mokélé Mbembé est-il à vos yeux un documentaire sur le Mokélé Mbembé ou sur le mythe, les croyances en général ?

MV: Il n'a jamais été question pour moi de faire un documentaire sur le Mokélé-Mbembé. Les intentions initiales étaient de filmer un cryptozoologue au travail, et sa méthodologie à la croisée de la science et du mythe, interrogeant ainsi les notions de croyance, d'existence et de réalité.

Mais ce qui m'intéresse dans ce projet, c'est que le film se fait déborder par ce qu'il tente de saisir : la recherche de Michel Ballot ne se fait pas dans un contexte anodin, nous sommes au Cameroun, très éloignés des métropoles, dans la jungle avec les Bakas. La situation post-coloniale permet de décentrer, de retourner à l'envoyeur ces notions de croyance, de réalité et d'en interroger les fondements. Dans la question de l'existence du Mokélé-Mbembé, ce n'est plus le Mokélé-Mbembé qui est étudié, mais la notion même d'existence et de ce qu'elle peut recouvrir ici et là-bas. Ainsi, au fur et à mesure le sujet du film se déplace, le langage se retourne contre lui-même.

FdC : Le film fait souvent penser au registre fantastique du "found footage" (comme Le Projet Blair Witch ou Cannibal Holocaust). En étiez-vous consciente, et en avez-vous joué ?

MV: J'ai utilisé des bandes vidéo des archives personnelles de Michel Ballot. Ces images "amateurs" (non tournées en vue de faire un film mais plutôt comme une prise de notes, un journal filmé) accentuent effectivement l'effet de réel mais ce n'est pas leur fonction première, contrairement aux films que vous citez. Je m'en sers surtout comme d'une inscription dans le temps : la quête qui a toujours existé. Il s'agit d'autres expéditions, d'autres lieux, mais toujours de la même quête. Mais cela permet aussi d'avoir des moments où je suis absente : Michel s'adresse à sa propre caméra, la mienne n'est pas encore là. Je trouvais intéressant d'avoir de ces instants-là, sans ma mise en scène, mais avec l'auto mise en scène de Michel. Et là on retrouve l'idée du Projet Blair Witch par exemple : l'illusion d'un film sans cinéaste, un film qui se serait fait tout seul, "trouvé".

FdC : De par son sujet, le film se place souvent sur la frontière entre documentaire et fiction. Est-ce que l'absence de certaines informations (le nom des intervenants, l'identification des lieux, les marqueurs temporels) était une manière de s'approcher de cette frontière ?

MV: On est très vite bloqué quand on tente de penser le cinéma en terme de documentaire ou de fiction. Cette classification ne convient pas, il faut trouver d'autres critères, mais lesquels ? Il y a des films avec des méthodologies différentes, des choses qui se passent "en vrai" et d'autres qui sont jouées, mais parfois il suffit de jouer quelque chose pour que cela se passe. C'est compliqué. Peut-être faut-il, comme pour le Mokélé, en parler en terme d'existence ? Est-ce que Michel Ballot existe vraiment ?

Dans mon film, l'absence de nom de lieux et de personnes contribue à rendre l'ensemble plus abstrait, plus confus aussi peut-être (où est-on ? Quand ? Qui sont ces gens ?). Je n'ai pas donné ces indications car elles ne sont pas nécessaires. Il faut se perdre avec Michel Ballot, tourner en rond, être ici ou ailleurs. Mais je ne pense pas que ce flou délibéré dans l'espace et dans le temps soit une manière de s'approcher de la "fiction". Certes, je m'éloigne des informations, d'un contenu purement informatif, mais ça c'est le cinéma. Alors en quoi pourrait-on dire que la fiction intervient dans le film ? Parce qu'il y a du jeu d'acteur ? De la reconstitution de scènes ? Des mensonges ? Tout cela a toujours été bien présent dans tous les films qu'on dit documentaires.

Par contre le Mokélé-Mbembé est un véritable personnage de fiction, non pas parce qu'il serait inventé, mais dans la manière dont il est construit par la parole des gens. Il existe dans l'invisibilité du réel. C'est plus à ce niveau là que la fiction et le cinéma m'intéressent, la manière dont ils font exister les choses sans les montrer.

FdC : Pensez-vous que le Mokélé Mbembé existe ?

MV: Bien sûr, je viens de le dire.

FdC : Quels sont vos projets ?

MV: Je reviens de Corée du Nord et je suis en train de regarder les images que j'ai ramenées de là-bas. Très peu d'images.

Entretien réalisé le 1er novembre 2012. Un grand merci à Isabelle Nobile.

par Nicolas Bardot

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