Entretien avec Jennifer Kent

Entretien avec Jennifer Kent

L'Australienne Jennifer Kent était en début d'année la sensation des festivals de Sundance et de Gérardmer avec son premier long métrage, Mister Babadook (en salles le 30 juillet). Derrière une histoire en apparence classique d'une mère et d'un fils terrorisés par une créature surnaturelle se cache un film effrayant et émouvant dont le point de vue parvient à être singulier. Jennifer Kent nous a réservé sa première interview française, nous parle du point de départ (réel) de son conte, de son admiration pour Lars Von Trier et David Lynch ou encore de ses choix esthétiques.

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Avant de réaliser The Babadook, vous avez fait un court métrage intitulé Monster dont l'histoire est très proche de celle de The Babadook. Quel a été le point de départ de ce court ?

Une amie à moi est une mère célibataire. Elle avait des problèmes avec son fils de 6 ans, qui voyait « un homme-monstre » partout chaque nuit, ça lui faisait très peur et rendait son comportement irrationnel durant la journée. Mon amie a décidé que la seule façon de combattre cette force était de prétendre qu’elle était réelle. Elle lui parlait, s’expliquait avec lui. Ca semblait beaucoup apaiser son fils. J’y ai pensé à l’époque, et me suis dit « eh bien, et si cet homme-monstre était vraiment réel ? Et si ce garçon voyait quelque chose d'invisible aux yeux de sa mère ? ». Voilà d’où vient l’idée de Monster.

Avant de passer à la réalisation, vous avez travaillé sur Dogville de Lars Von Trier. Qu'avez-vous appris à ses côtés ?

J’étais juste un larbin sur ce film. J’y avais beaucoup de petites tâches sans grand intérêt. La compensation majeure, c’était d’observer au travail un réalisateur que j’admire, et qui traversait ce stress infernal qu’est la réalisation d’un film. J’ai appris que ce n’était pas seulement ok d’être obstiné quant à votre vision, mais que si vous voulez que votre film survive, vous devez absolument l’être. J’ai aussi appris que même les grands réalisateurs sont des êtres humains et que la mise en scène n’est pas, même pour eux, une expérience aisée. Observer ce processus du début à la fin m’a donné le cran nécessaire et m’a fait comprendre que j’en serais capable. Dogville a été mon école de cinéma, et je suis extrêmement reconnaissante. Si j’avais dû aller à une école de cinéma dans un sens plus classique, je serais probablement morte d’ennui et me serais certainement enfuie avant la fin.

En apparence l'histoire de The Babadook semble très classique, mais le point de vue est différent de ce qu'on peut voir d'habitude. Selon vous, en quoi un point de vue féminin sur cette histoire et ces personnages fait-il la différence ?

Pour être honnête, je ne peux pas vraiment dire dans quelle mesure un point de vue féminin fait la différence. Je suis une femme, je l’ai toujours été et je suis convaincue que cela façonne la manière dont je vois le monde. Mais je pense aussi que ce qu’il y a d’unique dans le scénario ou dans le film vient probablement plus de moi en tant que personne, au-delà du genre. Je pense que c’est très important dans la vie d’avoir le courage, peu importe la difficulté, de faire face à ses démons, d’affronter ces choses qui, si on les laisse se déchainer en nous, nous empêchent d’évoluer. C’est une force positive, d’affirmation de soi d’affronter nos Babadooks… mais tout le monde ne le voit pas ainsi. Ce n’est qu’une supposition, mais peut-être que c’est ce point de vue qui rend le film un peu différent. Mais qui sait ? Il faudrait demander son avis au public pour être sûr.

The Babadook est censé être effrayant - et il l'est. Quel a été visuellement votre principal défi ?

Le Babadook a deux niveaux de lecture. Le premier, plus enfantin, correspond à l’imagination de Sam. C’est ce qui est exploré dans le livre. Le deuxième, en sous-texte, exprime les peurs d’Amelia. C’est cette chose nébuleuse, gigantesque qui erre dans la maison, qu’on ne voit jamais vraiment mais qu’on ressent du point de vue d’Amelia. Je voulais exprimer cela avant tout par des ombres et des sons. Je ne voulais pas que le monstre soit clair pour la simple et évidente raison que notre imagination parviendra toujours à créer quelque chose de plus effrayant que n’importe quel réalisateur. Alors on a beaucoup travaillé sur l’idée d’une forme qui n’est jamais totalement définie, précise visuellement. C’était très difficile à faire et ça m’a complètement rendue dingue ainsi que les membres les plus proches de mon équipe ! Mais je suis contente du résultat final et de la façon dont cette chose se manifeste à l’écran.

The Babadook parvient également à être émouvant. La relation entre la mère et son fils est forte et complexe. Comment avez-vous travaillé avec vos acteurs ?

Je suis une actrice. D’ailleurs, j’ai collaboré avec Essie Davis (qui joue Amelia dans le film) à l’Institut national d'art dramatique en Australie. Alors je sais comment les acteurs réagissent, je les adore et les respecte profondément. C’était un rêve de travailler avec Essie, elle a une bravoure hors du commun et c’est un véritable volcan. On s’est entrainées un quinzaine de jours pour savoir qui était vraiment Amelia, et comment elle allait se désintégrer au fil de l’histoire. Ce n’était pas un procédé particulièrement intellectuel, on a parlé, on a travaillé sur ses mouvements, sur de la musique. Une fois qu’on a senti qu’on était en place, il était ensuite question de se découvrir mutuellement pendant le tournage.

Pour Noah, c’était une autre affaire. Il avait 6 ans. J’ai commencé par lui raconter l’histoire du Babadook (la version enfant !) puis je l’ai guidé petit à petit. Je me suis assurée de filmer de longues séquences pour qu’il s’approprie l’histoire, qu’elle devienne sienne. Il a tout compris et sentait vraiment l’importance de ce qu’il faisait. J’ai commencé à jouer à son âge, du coup je savais ce que ça pouvait faire de l’intérieur. Je devais ressentir chaque émotion en même temps que lui, lui permettre d’aller vers des choses plus difficiles. Je ne savais pas s’il en serait capable pour être honnête, il était si jeune ! C’était un tournage assez épuisant pour moi parce qu’en plus de réaliser le film, je le jouais en même temps que lui. Mais il a été génial et il m’a beaucoup appris. Essie a également fait un travail incroyable avec lui, je n’aurais jamais pu obtenir une telle performance de sa part sans son aide.

Y a-t-il un film ou un réalisateur qui vous ait servi d'inspiration pour The Babadook ?

Il n’y a pas un réalisateur en particulier qui m’ait inspiré le style de The Babadook. Même si en termes d’approche de la mise en scène, j’ai probablement été inspirée par David Lynch. Il a créé de tels univers à l’écran sans avoir besoin d’expliquer en détail tout ce que son travail peut avoir d’abstrait. Ses films ont l’apparence des rêves et ça c’est ce que j’aime beaucoup. Regarder ses films (que je qualifierais pour la plupart de films d’horreur) m’a fait sentir plus courageuse quand il a fallu se plonger plus profondément dans le monde de The Babadook. Pour moi ce n’est pas seulement un génie, mais quelqu’un de très vif et hypersensible.

The Babadook a été accueilli très chaleureusement à Sundance, a remporté plusieurs prix à Gérardmer. Comment vivez-vous la réception de votre film ?

Je suis aux anges et extrêmement émue par cet accueil. Un réalisateur espère forcément que les gens ne vont pas détester ce qu’il fait ! Alors bien sûr, cette réception très positive fait qu’il est plus facile pour moi de me lever chaque matin pour écrire mon prochain film. Je n’écris jamais avec un public spécifique en tête, j’écris sur ce que j’ai en moi et qui me touche. Le fait que le public ait été en phase avec ça, et bien plus que je ne l’imaginais, c’est très réconfortant.

Avez-vous de nouveaux projets ?

Oui j’ai deux scénarios de longs métrages sur lesquels je travaille activement. Le premier se déroule en Tasmanie, dans les années 20, et est centré autour d’une femme en détention. C’est un film sur la nature de la violence et de la vengeance du point de vue de cette femme. L’autre projet est sur un sujet plus sensible, il est inspiré du dernier mois passé dans le coma par mon père avant son décès. J’écris ces scénarios en tandem pour le moment. J’ai aussi d’autres idées sur lesquelles j’aimerais me pencher… mais j’ai trop d’idées, c’est mon problème !

>>> Jennifer Kent a également répondu à notre question "Quel est votre film d'horreur préféré ?". Pour lire sa réponse ainsi que celles d'une quinzaine de réalisateurs du genre, cliquez ici !

Entretien réalisé le 5 avril 2014. Un grand merci à Kristina Ceyton.

par Nicolas Bardot

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