Entretien avec Benjamin Naishtat

Entretien avec Benjamin Naishtat

Historia del miedo fut à la fois d’une des révélations et l’un des chocs de la dernière Berlinale. Placé directement en compétition pour l’Ours d’or, ce premier film puissant et mystérieux nous fait découvrir Benjamin Naishtat, un jeune réalisateur argentin à suivre désormais de très près. Rencontre en français dans le texte.

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La question parait presque absurde pour un film aussi radical et original, mais y a t-il eu un point de départ particulier à l’origine d’Historia del miedo ?

On m’a beaucoup posé cette question, mais comme je ne suis toujours pas vraiment sûr de la réponse, j’ai bien peur d’avoir répondu des choses différentes à chaque fois. Bien avant d’avoir envie de faire ce film, dès que j’ai terminé mon école de cinéma, l’envie s’est imposée très naturellement de parler des tensions de classe dont je suis entouré. Avec le temps, cette envie est devenue un film très formel, une expérimentation autour des genres cinématographiques : prendre le film social, mettre un peu de vidéo d’archives, voir ce que cela allait donner comme texture de narration. Voilà le point de départ, ou du moins mon premier intérêt : créer un dispositif bizarre pour raconter le réel.

Historia del miedo est un film qui a un discours social évident, mais en même temps on ne peut pas le réduire à cela. C’est avant tout un film de mise en scène qui joue beaucoup sur l’imagination. C’est d’ailleurs une ambiguïté que l’on retrouve dans le titre-même du film. Peux-tu nous parler de cet équilibre que tu as souhaité conserver ?

Plutôt qu’un discours social, je parlerais de motivations politiques, parce que je voulais justement éviter de partir dans un long discours. Je voulais privilégier la sensation, parce que la politique se retrouve aussi dans la sensation, au niveau du corps, dans le ressenti quotidien. Quand ça devient un discours, cela devient trop cérébral, et j’essayais d’emmener le film dans une autre direction. Il y a une séquence du film où les personnages ont une grande discussion à table, et cela menace d’ailleurs de tomber dans quelque chose de trop discursif. C’est quelque chose que je regrette un peu mais j’avais peur que le film soit sinon impossible à lire dans son ensemble. Il y a effectivement un équilibre à trouver entre deux films possibles : un qui serait très formel et un qui montrerait un peu plus directement les motivations derrière.

Tu travailles beaucoup sur la perte de repères, aussi bien pour tes personnages que pour les spectateurs, qui doivent utiliser leur imagination ou leur instinct. Est-ce que tu t’étais fixé des limites jusqu’où tu pouvais aller sans perdre le spectateur ? Est-ce que c’est une question que tu t’es posée ?

Évidemment. C’est une question que l’on se pose, mais à un moment, il faut bien garder une certaine intuition, et savoir que si l’on part sur l’idée de plaire ou d'être visible, il n’y aura pas grand-chose à gagner. Ou du moins pas le genre de gain qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse c’est de risquer, de trouver quelque chose, des gains artistiques. Si j’avais voulu gagner de l’argent, j’aurais fait un autre métier. C’est une question qui est revenue au niveau du montage. Ça peut être très douloureux, de montrer le film et que les gens ne comprennent rien, ça peut être angoissant. Mais le film avait vocation à être comme ça. Ce n’était pas un film destiné à plaire à tout le monde, et je ne l’ai jamais envisagé en ces termes. Je voulais raconter cette histoire de cette façon-là, sinon je n’aurais pas eu d’intérêt à faire le film. J’ai d’autres projets qui seront formellement plus conventionnels, mais le contenu en sera peut-être plus radical.

Tu as notamment pour projet un film historique situé dans l’Argentine des années 70, c’est bien cela ?

Oui. C’est un projet qui va tarder à se faire car il est un peu cher, mais le scénario est presque prêt. Narrativement ça n’a rien à voir avec Hitsoria del miedo puisque c’est vraiment un film avec un personnage principal, une histoire, une sorte d’intrigue. Mais dans le meilleur des cas, il y aura une radicalité dans ce qui se passe, dans les images que l’on verra.

Beaucoup de scènes de Historia del miedo sont mystérieuses, mais les plus troublantes sont sans doute les scènes d’interrogatoire, où les personnages s’expriment dans le noir sur ce qui leur fait peur. Sur le moment, cela m’a fait penser à la vidéo « Good Boy Bad Boy » de Bruce Nauman, et j’ai lu récemment dans une interview que tu avais justement cette référence en tête.

Oui, ben c’est clair que ces scènes, personne ne comprend ce qu’elles font là. La vidéo de Nauman m’a inspiré par son minimalisme formel - une personne, un visage sur fond noir, et l’ambigüité de la situation : est-ce qu’il s’agit d’une interview ou d’autre chose ? Je dis toujours qu’il ne faut pas trop chercher à trouver une explication à tout. Le film n’a pas vocation à aboutir à un résultat unifié où absolument chaque détail fait sens. Ce n’est pas comme ça. Le réel est chaotique, alors pourquoi je ne pourrais pas faire un film chaotique ? Et en même temps je voulais transmettre une sensation. Les gens qui ont aimé le film retiennent surtout ça : les sensations. Ces scènes d’interviews fonctionnent un peu pour éclairer sur ce personnage mystérieux, un peu plus lucide que ceux qu’il côtoie. Je ne voulais pas que tous les personnages soient de la même texture, sinon cela aurait été trop manichéen. Mais à la fin du film, quand il y a la coupure de courant, on voit ce personnage entrer dans le noir, plein de peur. On comprend alors que ce n’est pas parce qu’on a la capacité de lire la réalité un peu mieux que les autres que l’on va échapper à sa prédisposition politique. C’est de cette prédisposition que vient l’angoisse des personnages.

Ces scènes-là, et bien d’autres provoquent entre autre un sentiment de malaise, proche du cinéma fantastique. Est-ce que cela te convient si l’on dit de Historia del miedo que c’est une sorte de film d’horreur sans horreur ?

Sans doute. Moi je suis fan de films d’horreur. Et ce qui est drôle quand on regarde Historia del miedo, c’est qu’on peut tout imaginer. C’est un film qui a été cher à faire, surtout pour l’Argentine. C’était presque impossible de trouver l’argent pour faire ce film, où presque rien n’était facilement compréhensible. Donc à l’époque, on a tenté de le présenter comme une sorte de film d’horreur, et il y a des gens qui y ont cru : ils pouvaient lire le scénario et croire que cela pouvait être de l’horreur. Et ça me plait. Ça m’intéressait de jouer sur le genre, parce c’est quelque chose que l’on connait, que l’on aime, et on a déjà une idée de comment on doit se sentir. Après c’était un pari très risqué, parce que dans les films d’horreur il y a toujours à la fin quelque chose qui paye, où l’attente est récompensée. Dans mon film c’est tout le contraire : les spectateurs de films d’horreur risquent de se trouver insatisfaits à la fin, et les spectateurs d’art et essai risquent de se trouver mal à l’aise face à un film qui ressemble à un film d’horreur. En conséquence personne n’aime ! Je dis ça en rigolant mais c’est ce qui arrive, parce qu’il y a une hybridation qui n’est peut-être pas habituelle. Il y a beaucoup de réalisateurs qui ont une distance par rapport au genre. Mais pour moi le genre a créé les phénomènes de masse, donc il ne faut jamais le négliger.

Envisagerais-tu de réaliser un film qui aille encore plus frontalement dans le fantastique et l’horreur ?

C’est assez drôle mais on m’a déjà proposé de faire un film d’horreur, au Brésil, mais j’ai décliné parce que j’ai eu peur de ne pas y trouver mon intérêt. J’adore en regarder mais je ne sais pas si je me sentirais à ma place en tant que réalisateur. Et puis ce sont des films qui souvent sont faits pour l’argent, et qui rapportent énormément d’argent. Travailler sur un film avec des gens qui veulent avant tout gagner de l’argent, ça me pose problème. Il faut au contraire qu’on perde de l’argent (sourire).

Je voulais te parler des choix de mise en scène que tu as faits pour traduire cette tension, et notamment bien sûr le travail sur le son. Comme dans ton court métrage Juego, il y a ici une grande place laissée au silence, puis aux bruits, et à la manière dont ceux-ci se répondent. Comment as-tu travaillé sur cet aspect ?

C’est un film dans lequel on doit pouvoir projeter des choses, donc dès le scénario, il y avait déjà énormément de place laissée au champ sonore. Il a ensuite fallu se battre pour donner au son l’attention nécessaire : le temps de travail, les bonnes personnes avec qui travailler, aux bons endroits. Souvent en Amérique latine, au moment d’arriver au montage son, il ne reste que trois fois rien en terme de budget, on a déjà tout dépensé. Mais là j’ai organisé les choses de façon telle à pouvoir prévoir un gros temps de travail, très créatif, de pouvoir faire des essais, des erreurs, revenir en arrière… C’était une façon de réécrire un peu le film, et quand on regardait le film tel qu’il était avant le montage son, franchement il n’y avait pas grand-chose. On a travaillé énormément, on a fait le mixage ici, au Fresnoy, qui dispose d’une salle excellente, sans doute la meilleure d’Europe, avec un excellent technicien. On a apporté autant d’attention au son qu’au casting des acteurs. Mais cela ne devrait pas être extraordinaire : après tout le son c’est la moitié d’un film, mais dans le cinéma d’Amérique latine du moins, c’est souvent négligé.

Le fait que beaucoup de bruits proviennent du hors champs, qu’on n'en perçoive pas toujours l’origine, contribue à une désorientation générale. Mais la perte de repère est aussi visuelle : la pluie, la brume ou la nuit vont jusqu’à envahir tout l’écran…

Justement, il y a une progression de l’étrangeté du monde sonore, qui explose dans le dernier quart ou dernier tiers du film, et ça accompagne un certain effondrement de l’image puisqu’on y voit de moins en moins. C’était prévu comme cela dès le début.

La géographie est un élément très important du film. Historia del miedo parle de Buenos Aires, et plus largement de la vie dans des grandes villes où la tension sociale est forte. Mais un tel film pourrait paradoxalement être transposé n’importe où.

Oui. J’ai eu la chance surtout cette année de connaitre beaucoup de cultures différentes. Entre l’Amérique latine et l’Europe il y a beaucoup de liens, une sorte de transfiguration de la même culture. En Asie par contre, c’est vraiment très différent. Oui, je pense que c’est transposable à la France, vu le climat politique social, économique qu’on a ici. C’est d’ailleurs souvent ce que les gens me disent quand je présente le film, au Mexique ou en Inde, je vois bien un lien entre ce qui se passe. Je peux être Argentin mais j’habite le monde. Aujourd’hui, on ne peut plus se dire qu’on est isolés, les problèmes sont globaux. Je vois Historia del miedo comme un film du monde.

Et pour finir, qu’est- ce qui te fait peur?

Ça aussi c’est une question qu’on me pose beaucoup, et j’oublie toujours ce que j’ai répondu. Ce qui me fait peur c’est de perdre le sens et la cohérence dans mon parcours vital, professionnel et personnel. Je dis ça parce que quand tu fais un premier film, et qu’à un certain niveau ça marche bien, beaucoup de portes s’ouvrent, on te fait des propositions, et tu peux facilement oublier pourquoi tu fais des films à la base. Ce qui fait peur c’est de se retrouver loin de soi-même, de l’image qu’on veut avoir de soi-même.

Entretien réalisé le 30 octobre 2014.

par Gregory Coutaut

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