Entretien avec Ayumi Sakamoto

Entretien avec Ayumi Sakamoto

Avec Forma, sélectionné à la Berlinale et en compétition au dernier Festival Kinotayo, la jeune réalisatrice japonaise Ayumi Sakamoto a signé un des premiers films les plus impressionnants et culottés de l'année. Elle raconte l'affrontement passif-agressif de deux amies qui se retrouvent après des années d'éloignement. Rencontre avec une vraie révélation.

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Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir cinéaste ? Est-ce un souvenir de spectatrice, des rencontres ou un désir que vous avez toujours eu ?

A la base, j'avais déjà la vague envie de m'exprimer. Autrefois j’étais gymnaste, et c'est avec mon corps que j’exprimais quelque chose. En même temps j’aimais déjà beaucoup le cinéma. Mais il y a une quinzaine d'années, j'habitais à la campagne, sans internet et avec peu d'accès aux vidéoclubs. Les seuls films que je pouvais voir, c'était les gros films hollywoodiens et le cinéma japonais très commercial. Puis quand j’étais lycéenne, je suis tombée, à la télévision sur La Clef, un film iranien d'Ebrahim Forouzesh dont le scénario a été écrit par Abbas Kiarostami. A l'époque, je ne le connaissais pas. Il raconte l'histoire d'un petit garçon qui cherche une clef pour ouvrir une chambre. C'est une histoire toute simple mais j'ai découvert un cinéma nouveau, qui a complètement bouleversé ma perception du cinéma. Et ça m'a donné envie de devenir réalisatrice. A chaque fois que je voyais des films hollywoodiens avec plein de morts, je me demandais qui était ce personnage qui meurt dans un coin, que va t-il devenir, quelle est son histoire ? Quand j'ai vu La Clef, j'ai cru recevoir une réponse à cette question. C'est exactement ce que je voudrais faire comme genre de film. Ça a été un déclic.

Vous avez travaillé aux côtés de Shinya Tsukamoto. Qu’avez-vous appris auprès de lui ?

J’ai participé à plusieurs de ses tournages effectivement. Mais avant cela, j'ai participé à des projets commerciaux, et ça m'a frustrée. Mon idée du cinéma était très éloignée de ces tournages. Quand j'ai travaillé sur les tournages de Shinya Tsukamoto, j'ai d'abord découvert le personnage et son investissement corps et âme. Je me suis dit que c'était exactement ça que je voulais. Bien sûr, j'ai appris des choses sur la mise en scène et la technique. Mais l'essentiel, le plus précieux, c'était vraiment cet investissement total dans le tournage, c'est ce que j'ai retenu le plus de lui.

Quel a été le point de départ de Forma ?

D'abord je me suis demandée: "qu’est-ce que je veux exprimer ?" Les gens pensent souvent qu'il y a des difficultés dans la vie, qu'il y a beaucoup de problèmes, mais malgré tout la vie est belle. C'est l'idée générale. Pour moi, c'est le contraire. Il y a de la beauté dans la vie bien sûr, mais derrière il y a tant de choses obscures, absurdes et tristes. C'est comme des strates. Je voulais exprimer cela. Il y a eu aussi un déclic plus concret. On est inondé d'informations sur le monde, sur des choses tristes qui arrivent, des cadavres retrouvés dans la montagne, des faits divers avec des gens tués. C'est le genre d'information qui, dans un journal, peut être traitée en une ligne. Ceux qui sont éloignés des faits sont parfois amenés à juger très facilement les personnes concernées. Alors que les choses ne sont pas aussi simples qu'une ligne dans un journal, qu'il est trop facile de juger un coupable sans connaitre le contexte. J'avais envie d'explorer ce qui est caché, derrière ce qui est écrit et expédié dans un article ou annoncé dans un journal télévisé. Je ne me suis pas inspirée d'un fait divers en particulier, mais tous ces faits divers m'ont donnée envie de raconter Forma.

Forma est un film remarquable sur les relations passives-agressives. Il y a une tension grandissante alors qu'il n'y a pas vraiment de scène de violence. Au début, on voit juste une des jeunes femmes donner un petit coup de classeur sur la tête de son amie...

Effectivement, la violence est sous-jacente. Je voulais prendre de la distance. Le film traite de plusieurs thèmes, mais je voulais mettre la violence en-dessous de tous les autres, afin qu'elle ne transparaisse que petit à petit. A cet égard j'ai également été influencée par le cinéma iranien. C'est comme quand on regarde le sol et qu'on ne remarque rien, tout est normal. Et puis on voit les défauts, les racines, et elles se mêlent les unes aux autres. Petit à petit, je voulais qu'on comprenne la réalité des choses..

Il y a dans Forma un tour de force avec ce plan-séquence de près d'une demi heure. C'est le point culminant du film. Avez-vous été intimidée à l'idée de filmer cette scène ? Vous a t-on découragée à le faire ? Était-elle prévue comme telle dès l'écriture ?

J'ai toujours eu du mal avec les flashbacks au cinéma. Le flashback est toujours raconté selon le point de vue d'un personnage, comme dans la vie quand quelqu’un raconte une histoire du passé. Celle-ci est filtrée par le regard, et on ne sait pas où est la vérité. En utilisant cette séquence de vidéo, je pouvais essayer de raconter la vérité, c'était l'objectif. Et une nécessité. L'idée était d'employer cette vidéo qui filme les personnages. Et il était intéressant que cette vidéo soit vue par le père d'Ayako. Il est monteur, c'est dont quelqu’un qui coupe, et qui crée - je m’identifie moi-même à ce personnage. Je voulais qu'il voie une vidéo non montée. Cela apportait un sentiment de réel. J'ai écrit le scénario avec Ryo Nishihara, qui dans le film joue aussi le copain de Yukari. On a écrit plusieurs versions de cette séquence, et on avait beaucoup de mal à y insuffler de la réalité. Nous avons décidé de confier cette réalité aux acteurs en les laissant improviser. Au départ, les dialogues étaient écrits. Je leur ai expliqué ce qu'il fallait dire, j'ai donné à chaque acteur l'histoire de leur personnage. Mais la durée de la séquence n'était pas prédéterminée. Ils savaient juste que la cassette durait une heure. La séquence aurait pu durer une heure, et on aurait tout mis sans couper. Même le producteur n'aurait rien pu dire, personne ! Ce qu'il fallait, c'était que les acteurs puissent jouer jusqu’au bout en saisissant la réalité de leurs personnages, et il étaient libres de terminer la séquence quand ils le voulaient.

Forma est en effet un film qui semble très maîtrisé en apparence, avec une caméra à distance, des séquences longues, sans gros plan. Et pourtant sa fin a été modifiée le jour du tournage, vous dites avoir eu recours à l'improvisation, vous avez fait peu de répétitions avec vos acteurs. Était-il important pour vous de parvenir au réalisme en laissant place imprévu ?

Effectivement l'improvisation comme les changements de dernière minute ont nourri le réel. Mais la préparation en amont a été très importante. J'ai donné beaucoup d'indications aux acteurs qui ne se voient pas à l'écran, sur l'histoire de leurs personnages par exemple. Cette préparation a été primordiale. Puis, sur le tournage, j'avais parfois l'impression de filmer mes acteurs avec une caméra cachée. Je ne voyais pas mes actrices jouer, mais vraiment Yukari et Ayako. Quand je devais diriger une de mes actrices, je lui demandais toujours: "que ferait Ayako ?"

Entretien réalisé le 30 novembre 2014. Un grand merci à Karine Jean et Megumi Kobayashi.

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par Nicolas Bardot

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