Entretien avec Anthony Chen

Entretien avec Anthony Chen

Avec Ilo Ilo, Anthony Chen a remporté la Caméra d'or au Festival de Cannes. Un double événement puisque c'est la première fois qu'un film venu de Singapour est primé. Chen signe une attachante chronique familiale avec en toile de fond la crise économique en Asie, à la fin des années 90. Ilo Ilo sort en France le 4 septembre. Nous avons rencontré son jeune réalisateur.

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FilmDeCulte : Qu'est-ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire en particulier ?

Anthony Chen : Je savais, quand j’ai décidé de réaliser mon premier long, que je voulais faire quelque chose de très personnel. Je ne savais pas encore ce que ce serait, puis mes souvenirs d’enfance sont revenus me hanter. Et c’est naturel que ces souvenirs vous reviennent, une fois qu’on a passé 25 ans, après avoir longtemps tenté de les enterrer. Je me suis souvenu de notre bonne, Teresa, qui a passé 8 ans avec nous. Je me suis rappelé à quel point j’étais triste quand elle est partie. J’ai pleuré, pleuré, pleuré, et c’est une émotion que je trouvais intéressante pour commencer. L’enfance, c’est une période d’amusement, de naïveté, d’innocence, mais ce n’est pas aussi simple que ça. Notre relation était complexe. Il y a des moments où Teresa ne mangeait pas à notre table, d’autres où ma mère ne lui adressait plus la parole. C’est ce qui m’a rendu curieux et qui m’a donné envie de faire ce film.

FDC : Il y a dans Ilo Ilo un fort potentiel mélodramatique. Mais vous choisissez plutôt de dédramatiser, de vous focaliser sur les détails de la vie quotidienne. C'est un traitement qui est très voisin de celui de votre court métrage Ah Ma, qui raconte l'histoire d'une famille se réunissant au chevet d'une grand-mère sur le point de mourir. Pouvez-vous nous parler de cette approche scénaristique ?

AC : Je ne voulais pas faire un film trop sentimental. Ilo Ilo aurait facilement pu être un soap opera mais je voulais éviter ça. Je crois que mon cinéma se concentre essentiellement sur les détails de la vie, sur les petites choses que les gens font. Beaucoup de films sont accrochés à leur intrigue et à sa construction. Pour moi les détails disent autant sur l’humanité que de grands événements. C’est comme ça que je vois mon cinéma.

FDC : Comment avez-vous envisagé la mise en scène de Ilo Ilo ?

AC : Je voulais une mise en scène naturaliste, authentique. J’ai décidé de situer l’histoire dans les années 90, quand j’étais plus jeune. Et une bonne partie du film est basée sur mes souvenirs. A quoi ressemblait notre maison, le bureau, la coiffure de ma mère, son maquillage, les couleurs etc. Les choix esthétiques ont peu à peu découlé de cela. Il y a tant de films qui se déroulent dans une version idéalisée des années 70, 80, 90. Je ne voulais pas de ça. Mes actrices me le disaient : « Pourquoi nous fais-tu porter ces horribles vêtements ? » Mais c’est parce qu’en vrai, on n’est pas si beaux ! [sourire] Je me suis inspiré de ma mémoire, de photographies, et en termes cinématographiques, je ne voulais pas forcer le spectateur. Je ne voulais pas jouer avec la caméra mais capturer simplement l’histoire de ces gens. Il n’y a pas de plans extrêmement élaborés, je voulais que ce soit simple et honnête.

FDC : Votre actrice n'était pas censée être enceinte dans le script. Pourtant, vous avez décidé d'inclure cet élément dans l'histoire. En quoi est-il important pour vous d'être ouvert à l'imprévu ? Y'a t-il une part d'improvisation dans votre film ?

AC : Je suis très précis. Ce qu’on voit à l’écran, c’est ce qu’il y avait dans le script, je ne suis pas très à l’aise avec l’improvisation. Mais quatre mois avant le début du tournage, mon actrice m’a surpris en m’annonçant qu’elle était enceinte. J’ai d’abord voulu choisir quelqu’un d’autre, puis je me suis dit que je ne trouverai pas quelqu’un d’aussi bien. Donc j’ai décidé de la garder, et de réécrire le script. La dernière scène par exemple, où elle accouche, je l’ai écrite et je lui ai dit qu’on allait la tourner. J’aime être précis quand j’écris, mais en même temps je suis ouvert aux possibilités. C’est la partie la plus dure à vrai dire : être clair et précis, tout en essayant de ne pas faire quelque chose de trop construit. Je ne veux pas que le public ressente la mécanique. Ca c’est un grand défi : comment être rigoureux sans que le public ne voie les ficelles. C’est comme pour une peinture qu’on verrait comme un ensemble, plutôt que remarquer les différentes touches apportées par le peintre.

FDC : Vous n'utilisez pas du tout de musique, à part une chanson à la toute fin. Pouvez-vous nous parler de ce choix ?

AC : En fait j’ai toujours pensé qu’il y aurait de la musique ! Jusqu’au début du montage. J’ai fait un premier montage qui était bien plus long. Le son du film était déjà très riche. Je ne savais pas où mettre de la musique. J’en ai parlé à mon compositeur qui a vu le film, et il m’a confié : « C’est la première fois que je dis ça à un réalisateur mais je pense que le film n’a pas besoin de musique. Penses-y ». J’y ai pensé. J’ai continué le montage. Et je me suis rendu compte que l’émotion était suffisamment pleine. La musique, généralement, crée une sorte de sentimentalité, peut dire au spectateur ce qu’il doit ressentir, et le film n’en avait pas besoin. Je savais par contre qu’il y aurait une chanson à la fin, dès l’écriture. Du coup l’essentiel du travail concernant la musique, c’était de trouver cette chanson.

FDC : Votre film est une chronique familiale, mais il raconte aussi la situation économique de l'Asie à un tournant des années 90. Aviez-vous également envie, en faisant Ilo Ilo, de parler de cette époque en particulier ?

AC : J’ai grandi dans les années 90 et quand j’ai décidé d’y situer mon histoire, c’était aussi parce qu’il s’agissait d’une période-clef. Il y a eu cette crise terrible, beaucoup de gens ont perdu leur travail. Mon père, qui avait une très bonne place, l’a perdue aussi. Ce n’est pas tant la crise qui m’intéresse mais les personnages. Si je voulais faire leur portrait, je devais en parler.

FDC : Votre court métrage The Reunion Dinner mélange fiction et images d'archive. Le passé joue également un rôle dans Ilo Ilo. En quoi est-il important pour vous de parler du passé dans vos films ?

AC : Je ne suis pas sûr que ça soit important, mais, peut-être comme d’autres réalisateurs, j’ai un problème avec le présent. Singapour est devenu très moderne et développé. Je ne reconnais même plus mon pays. Parfois j’ai l’impression d’être à Dubai. Il y a de beaux gratte-ciels, beaucoup de richesse, mais il manque quelque chose. Il manque une âme. J’ai passé du temps à étudier le cinéma au Royaume-Uni. Et en quelques années, le pays a tellement changé. Tout cela amène des questions. Où est-ce que je me situe à Singapour, où est ma vie ? Du coup je ne sais pas comment faire maintenant un film contemporain sur Singapour parce que je n’ai moi-même pas de réponse.

FDC : Comment avez-vous choisi ce titre ?

AC : J’ai perdu le contact avec ma nounou depuis des années. Mais il y a une chose dont je me souviens très clairement : c’est qu’elle vient de Ilo Ilo. Qui est une province des Philippines. C’est de là que vient le titre. Ce n’est pas mentionné dans le film, mais ça n’a pas d’importance. J’ai parfois du mal à me souvenir de son visage, mais ce souvenir-là est précis et c’est ce qui importe.

FDC : Y'a t-il des films ou des cinéastes qui vous ont particulièrement inspiré pour Ilo Ilo ?

AC : C’est difficile de répondre à cette question car la plupart du temps, l’influence vient inconsciemment. Je n’ai pas fait le film avec quelqu’un en tête. Mais il y a des cinéastes que j’admire beaucoup bien sûr : Edward Yang, Hou Hsiao-Hsien, Ang Lee, Hirokazu Kore-Eda. J’admire vraiment énormément Lee Chang-Dong. Alors il y a probablement une cohérence entre ces différents cinéastes, c’est le cinéma que j’apprécie.

FDC : Vous êtes le premier cinéaste de Singapour à recevoir la Caméra d'or. Parmi les cinéastes contemporains, Eric Khoo est le réalisateur singapourien le plus connu en France. Quels sont selon vous les jeunes cinéastes à suivre ?

AC : Il y a quelques années un film de Singapour, Sandcastle, avait été présenté à la Semaine de la Critique. Son réalisateur, Boo Junfeng, est un très bon ami qui travaille actuellement sur son nouveau film. Il y a également K. Rajagopal, qui est moins jeune mais qui s’est tourné vers le long métrage assez tardivement. A mon avis il va se passer des choses d’ici 5 ans. Il y a des jeunes cinéastes qui ont des choses à dire, qui se débrouillent très bien. C’est ma prédiction ! Mais ça n’arrivera que si ces cinéastes sont soutenus, par les institutions comme par l’industrie elle-même. La société à Singapour est très pragmatique. Beaucoup de gens ne travaillent que sur les films qui rapportent de l’argent. Peu sont prêts à faire des sacrifices.

FDC : Justement, est-ce qu'il a été difficile de produire un film comme Ilo Ilo ?

AC : C’était difficile. Pas tant le financement, on a eu de l’argent de la Singapore Film Commission, j’en ai également eu de mon école ce qui était une première, et puis des personnes au grand cœur ont participé ! Mais il a fallu faire avec un petit budget. On n’avait parfois pas de lieux de tournage d’un jour à l’autre, on conduisait avec mon chef opérateur pour les trouver, j’allais chercher des costumes la nuit après le tournage etc. Le tournage ressemblait à ça. Je crois que j’ai passé deux mois à dormir 3 à 4 heures par nuit. Mais ces conditions nous ont poussés à travailler très dur.

FDC : Pouvez-vous nous parler de votre expérience à la Quinzaine des Réalisateurs ?

AC : C’était une bonne expérience… [il hésite] Mais j’ai eu la première la plus mémorable qui soit. Le film a été stoppé 3 fois. Je me suis littéralement pissé dessus. J’étais désespéré. Les gens attendent toute une vie pour faire la première de leur film. Et le pire est arrivé ! J’avais tellement peur que le public parte. Je suis déjà venu à Cannes et je sais combien il est brutal de voir les gens partir au milieu d’un film. Mais les gens sont restés ! Finalement cette séance a en quelque sorte symbolisé le combat qu’on a mené jusqu’au bout, jusqu’à l’accueil du public. Je dis souvent que c’était à la fois la première la plus désastreuse et la plus belle ! C’était génial. Et émouvant. Bon, plus émouvant pour mes acteurs que pour moi parce que j’étais un peu tendu.

FDC : Qu'avez-vous ressenti lorsque vous avez reçu la Caméra d'or des mains d'Agnès Varda et Zhang Ziyi ?

AC : C’était un peu surréaliste. C’est un tout petit film. Agnès Varda m’a appelé l’autre jour et m’a dit « Arrête de dire que c’est un petit film, c’est un grand film ! », mais vous voyez ce que je veux dire. C’est un petit film, très humble. Il y avait tant d’autres films, des films choquants, avec beaucoup d’énergie, de style… Ilo Ilo n’est pas tape-à-l’œil, il n’y a rien de particulièrement ostentatoire dans le film, ni de révolutionnaire au fond. Ca m’a beaucoup touché que le jury voie de la beauté dans le film, dans les personnages. Ce n’était pas évident, surtout à Cannes où la compétition est énorme. Je pensais qu’on serait éclipsé par les autres.

FDC : Avez-vous eu le temps de voir des films à Cannes ?

AC : Oh j’en ai vu beaucoup ! Après la diffusion du film et les interviews, j’ai vu plein de films. J’ai attendu de voir LE film qui allait me bouleverser. Et c’est arrivé avec La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche. J’ai toujours apprécié ses films mais là j’ai trouvé que la relation du couple était si authentique, si riche, si complexe. Et j’étais en état de choc devant les scènes de sexe. [rires]

FDC : Ilo Ilo sort à Singapour fin août. Le prix à Cannes a t-il eu un important impact médiatique, va t-il selon vous influencer sa carrière ?

AC : Les gens sont heureux je crois mais je ne suis pas retourné à Singapour depuis Cannes. Je vis à Londres désormais. Mais ce n’est pas que la Caméra d’or, c’est le premier prix qu’un film singapourien gagne à Cannes en général ! Je suis curieux de voir comment le film va marcher à Singapour. C’est un endroit où le logo Cannes peut nuire à un film qui sera catalogué comme trop ennuyeux ou trop art et essai. Le film n’a pas encore été diffusé du tout à Singapour et c’est important qu’il marche. Pas juste pour faire de l’argent, mais parce que ce prix est une opportunité unique. Ce sera une grosse sortie, sur 18 écrans, alors que ce genre de film est habituellement diffusé sur 1 ou 2 écrans. J’espère que ça changera quelque chose. La plupart des films à Singapour sont soit des comédies, soit des films d’horreur. On voit aussi des films étrangers mais là c’est un peu différent. Si le film marche bien, il peut ouvrir des portes à d’autres réalisateurs.

FDC : Avez-vous déjà un nouveau projet ?

AC : Pas encore. Pour moi, réaliser des films est une obsession. On devient obsédé par une chose et on se lance à fond. C’est ce qui s’est passé sur Ilo Ilo. C’était la même chose sur Ah Ma que j’ai fait suite à la mort de ma grand-mère et je ressentais le besoin de faire ce film. J’attends de voir ce qui va m’obséder désormais.

Entretien réalisé le 1er juillet 2013. Un grand merci à Lucie Mottier.

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par Nicolas Bardot

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La critique de Ilo Ilo

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