Entretien avec Andreas Dresen

Entretien avec Andreas Dresen

Arrêt en pleine voie, re-titré Pour lui à l'occasion de sa sortie française, a fait l'événement au dernier Festival de Cannes, où il a remporté le prix Un Certain Regard. Pas une mince affaire vu la qualité du cru 2011. Andreas Dresen réussit un mélo formidable, en salles le 4 avril. Il s'est confié à FilmDeCulte.

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FilmDeCulte : Lors de la présentation du film à Cannes, vous avez déclaré ne pas avoir souhaité écrire de scénario pour ce film. Comment avez-vous procédé ?

Andreas Dresen: Au départ il y a eu mon envie d’aborder ce sujet. Je m’étais fait la réflexion suivante : le cinéma est l’endroit au monde où les gens meurent le plus ! Nulle part ailleurs a-t-on l’occasion de voir autant de morts. Mais la plupart du temps l’accent est mis sur la quantité, et de nombreux réalisateurs refusent d’en parler sérieusement. J’ai commencé par faire beaucoup de recherches, j’ai parlé à de nombreux médecins, à des chercheurs, à des gens qui avaient perdu un proche. Puis j’ai commencé à impliquer les deux acteurs principaux dans ce processus, mais je ne voulais pas leur dire lequel d’entre eux allait mourir. On voulait garder cette décision pour plus tard. Nos recherches ont duré plusieurs semaines, puis on a créé les personnages. On a fini par décider que ce serait Frank qui allait mourir, et tous ensemble, on a rédigé une sorte de continuité. Ce n’était pas un scénario, vu que par exemple aucun dialogue n’était écrit à l’avance. Pour chaque scène, on n’avait que quelques notes, c’est tout. Au moment du tournage, la première prise était toujours improvisée, personne ne savait ce que ça allait donner. Parfois cela durait trente ou quarante minutes, et en général c’était très surprenant. Comme nous étions une toute petite équipe de trois ou quatre personnes, nous réagissions à ces propositions et nous mettions d’accord sur une manière de composer la scène. En salle de montage, on s’est retrouvé du coup avec une centaine d’heures de rush !

FdC : C’est votre manière habituelle de travailler, ou est-ce le sujet de ce dernier film qui vous a donné envie d’expérimenter ?

AD: J’avais déjà travaillé de cette manière sur Grill Point et 7e ciel. J’appelle cette méthode « scénariser avec une caméra ». Je ne me vois pas comme un très bon scénariste, quand je travaille seul. Je préfère faire ça en équipe. Sur le plateau il y a une forme de tension, pas forcément quelque chose de négatif mais tout le monde est dans un certain état d’excitation et je veux utiliser cela. Je puise mon inspiration de là et c’est une bien meilleure source que ma propre imagination.

FdC : C’est pour cette raison que vous vous êtes entouré d’acteurs avec lesquels vous aviez déjà tourné pour la plupart ?

AD: Ca m’aide, bien sûr. Mais c’était la première fois que je travaillais avec Milan Peschel, par exemple. Je le connaissais déjà parce que c’est un acteur de théâtre très connu chez nous. Ce n’est pas une star, mais je l’avais déjà vu jouer plusieurs fois sur scène ou dans d’autres films. Mais ce n’est pas une célébrité. En général, dans ce genre de film, ce n’est pas une bonne chose d’avoir des acteurs trop connus parce que les spectateurs se focalisent sur la performance. Je préférerais qu’ils croient vraiment au personnage, presque comme s’ils regardaient un documentaire.

FdC : D’ailleurs à propos de documentaire, vos films se présentent souvent sous un jour très réaliste. De manière générale, le réalisme au cinéma n’est pas apprécié à sa juste valeur : on considère souvent qu’il suffit d’allumer la caméra et de capter le réel, alors que cela exige un vrai travail d’écriture et de mise en scène…

AD: Exactement. De toute manière, pour moi le cinéma c’est complètement artificiel. Si vous voulez voir la réalité, allez dans la rue ! Un film de cinéma, c’est toujours une création, même un documentaire. Il est impossible en tant que spectateur de savoir qu’est ce qu’il y avait exactement devant la caméra au moment du tournage, parce que le cadrage et le tournage sont déjà une série de choix, sans parler du montage qui achève ce processus de sélection. On ne peut pas retrouver la réalité dans un film, mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas y trouver de vérité ou de vraisemblance, c’est très différent. Pour moi le « réalisme », ça signifie rechercher cette vérité : réaliser un film devient un moyen de trouver la vérité dans chaque histoire. Cela commence peut-être de manière naturaliste, puis on trouve des idées plus pertinentes. Prenez par exemple la première scène de Pour lui : elle dure huit minutes, c’est très long. Et pendant les quatre premières minutes, seuls les deux protagonistes sont présents à l’écran, ils ne disent rien et on entend que le médecin, qui reste hors-champ. Ce n’est pas une décision anodine, dans un téléfilm classique cela serait sans doute filmé en champ-contrechamp. On a décidé de coller aux protagonistes, même quand ils ne disaient rien. On a décidé de ne pas tout montrer, mais de se concentrer sur ce qui importait vraiment dans cette scène : leur réaction, leur manière de digérer cette horrible nouvelle, ce moment où tout bascule. Un réalisateur doit savoir prendre ce genre de décision à chaque scène. Je déteste quand les gens disent d’un film qu’il a l’air authentique, parce de manière général un film ne peut pas l’être entièrement, il conserve toujours une part d’artificialité. Par exemple, chaque costume utilisé dans le film a été longuement réfléchi. De manière générale : plus un film ressemble à la vraie vie, plus il y a eu de travail en amont derrière la caméra, c’est le résultat de tout un tas de décision artificielles.

FdC : Du coup, vous préférez que les spectateurs vous disent qu’ils ont aimé votre film parce qu’ils l’ont trouvé réaliste ou émouvant ?

AD: Les deux me vont ! Que les spectateurs trouvent le film réaliste, cela reste évidemment un compliment. D’ailleurs Pour lui n’est pas entièrement réaliste, il y a des éléments plutôt métaphysiques. Ce que l’on choisit de ne pas montrer est souvent plus révélateur que ce que l’on voit à l’écran, car il faut laisser de la place à l’imagination du spectateur.

FdC : Les scènes que Frank tourne avec son iPhone sont justement assez surprenantes dans ce sens, car elles sont à la fois réalistes et poétiques. A quel moment avez-vous décidé de les tourner et de les intégrer ?

AD: Cette idée m’est venue complètement par hasard ! J’ai cassé mon téléphone deux semaines avant le début du tournage, j’ai dû en acheter un neuf et j’ai choisi un iPhone. J’ai été stupéfait de découvrir qu’on pouvait se filmer soi-même, comme dans un miroir. Ça m’a donné l’idée de ces confessions filmées, parce que cela nous permettait d’atténuer le fait que pendant toute la deuxième partie du film on perd peu à peu le protagoniste. Frank passe la dernière heure dans son lit, il ne parle presque plus, alors comment montrer qu’il est toujours en vie malgré tout ? Au début ces scènes sont plutôt réalistes, mais au fur et à mesure elles deviennent plus poétiques, car c’est le moyen d’expression de Frank. Ces images représentent ce qui se passe dans sa tête, c’est un moyen de le laisser vivre un peu plus, un peu plus longtemps.

FdC : Saviez-vous dès le début du projet comment vous vouliez filmer le dénouement de cette histoire ?

AD: Pendant la phase de recherches j’ai rencontré un homme qui m’a parlé de sa femme, décédée à l’hôpital après huit ans de maladie. Leur fille, qui faisait de la plongée, était présente. Elle se tenait face à la fenêtre, et au bout d’un moment elle s’est retournée et a juste dit « Il faut que je parte à l’entrainement maintenant ». En entendant cette anecdote pour la première fois, j’ai su que je voulais l’utiliser dans mon film. Je voulais que ce soit la toute dernière réplique, suivie d’un cut, un noir et le générique. Parce que cette phrase ramène très concrètement à la vie. Par contre je n’étais pas vraiment sûr de la manière dont j’allais filmer le corps de Frank après sa mort. Les spectateurs ont vu tellement de gens mourir sur grand écran, en général c’est toujours la même chose : les yeux se ferment, un léger hochement de tête… Le jour où on a tourné cette dernière scène on a eu beaucoup de chance, parce qu’il a beaucoup neigé. D’ordinaire il ne neige que pendant une demi-heure, mais là ça a duré toute la journée. Ca nous a beaucoup aidés car je rêvais d’un dénouement apaisé, plein de dignité. Cela nous a permis d’utiliser un plan d’ensemble, et du coup de ne pas vraiment montrer ce qui se passe. Parce que de toute façon, dans ce genre de situation on ne sait jamais à quel instant précis la personne décède. Pendant tout le film on était très proche du personnage, avec beaucoup de gros plans, pour cette dernière scène je voulais lui laisser sa dignité, pendant un temps suffisamment long, c’est pour ça que le plan dure très longtemps. On l’a montré mourant mais on ne l’a pas montré mort. C’est ce que je voulais. La manière dont le tournage de cette scène s’est fait, c’est un vrai miracle. Une belle manière de baisser le rideau.

FdC : A Cannes le public était particulièrement ému. C’est d’ailleurs votre deuxième accueil triomphal et votre deuxième prix à Un Certain Regard après 7e ciel. Comment avez-vous vécu la présentation du film là-bas ?

AD: J’étais surexcité, parce que quand on a reçu l’invitation pour Cannes mi-avril, on était encore en salle de montage! Ca ne nous laissait que trois semaines pour finaliser la post production, alors que d’habitude ça me prend trois ou quatre mois. Ca n’a pas été évident, il a fallu faire les sous-titres français et anglais, créer une affiche, trouver un titre définitif. On a terminé le film un vendredi matin, et le dimanche matin avait lieu la première projection à Cannes ! J’ai quitté mon bureau à Berlin le vendredi matin, j’étais crevé, on est parti directement à Cannes et cette projection fut pour moi la première occasion de voir le film dans son intégralité, je n’avais pas eu le temps de le faire avant ! Je n’ai pas arrêté de prier pour qu’il n’y ait pas d’erreur sur la copie. Lors de cette première projection, je n’ai rien pu ressentir, j’étais trop excité et j’avais trop peur qu’il y ait un problème, je contrôlais et j’analysais tout ce que je voyais. Quand les lumières se sont rallumées j’étais lessivé, mais j’ai tout de suite vu la réaction du public. C’était une projection de presse et je voyais des journalistes en pleurs, je me rappelle m’être dit « mais qu’est ce qui leur arrive ? ». Plusieurs personnes sont venues me voir pour me dire qu’elles étaient bouleversées, et petit à petit j’ai commencé à réaliser ce qui se passait. La projection du soir s’est beaucoup mieux passée. J’ai pu profiter du film et observer les réactions du public en même temps. Pour moi c’était là la vraie première, parce que j’étais plus détendu. Et le public était si silencieux, pendant très longtemps, personne n’a même osé tousser.

FdC : Qu’est ce que le prix « Un Certain Regard » vous a concrètement apporté ?

AD: Pour moi c’était déjà une immense récompense que d’être à Cannes, parce que ça a beau être le plus grand festival du monde, la sélection est finalement assez petite, il n’y a qu’une cinquantaine de films. C’est difficile d’y rentrer. C’était également un honneur que de partager ce prix et d’être sur scène avec Kim Ki-Duk. Le prix a ensuite aidé à vendre le film évidemment, mais ça nous a aussi aidés pour la sortie du film en Allemagne. Tout le monde avait entendu parler du film grâce à ce prix, on n’avait même plus besoin d’en faire la publicité dans la presse. Mais même à Cannes, un prix ce n’est finalement qu’un bout de papier. C’est quelque chose de très précieux et en même temps de très simple, très pur.

FdC : Avez-vous pu en profiter pour voir d’autres films ?

AD: Je n’en ai vu que deux : Elena, puisque c’était le film de clôture (de la sélection Un Certain Regard, ndlr) et Le Havre de Kaurismaki, parce que c’est un réalisateur que j’admire énormément. Quand on vient présenter un film à Cannes, on n’arrête pas de travailler, c’est très dur de trouver le temps de voir des films, même si je suis resté trois jours. Ce n’est que le dernier soir que j’ai eu un moment de liberté, sans avoir à donner d’interviews. C’est là que j’ai pu voir Le Havre, c’était une très bonne manière de terminer mon séjour.

FdC : Comment Pour lui a-t-il été reçu en Allemagne ?

AD: Très bien. Le film a cumulé 100 000 entrées pour l’instant, ce n’est pas énorme mais pour ce genre de film c’est déjà beaucoup, parce qu’une bonne partie du public fuit ce genre de sujet. Cela fait sept ou huit semaines que le film est sorti et le nombre de spectateurs reste stable, donc l’intérêt que les gens porte au film ne faiblit pas trop. Le film a généré pas mal de débats en Allemagne à cause de son sujet, qui ne laissait pas indifférent. J’ai fait beaucoup d’avant-premières et de rencontres avec le public. Une fois, un spectateur s’est levé et a dit « j’ai la même tumeur que dans votre film ». Je n’en revenais pas que quelqu’un dans cette situation puisse s’identifier à mon travail, mais j’ai réalisé que c’était là que le film trouvait son utilité : il permet aux gens de se rendre compte qu’ils ne sont pas seuls. Ils savent qu’ils n’ont plus rien à perdre quand ils ont ce genre de cancer. Cela reste évidemment extrêmement dur de se préparer à sa propre mort, mais on peut apprendre à mieux se préparer face à la vie. C’est souvent plus utile.

FdC : Qu’est ce que vous pensez de la traduction française du titre du film ?

AD: Eh bien c’est très différent de l’original ! L’affiche aussi. Je crois que le distributeur français voulait rendre le film plus accessible et si ça marche, pourquoi pas ? Mais je préfère évidemment le titre original. Quand on a présenté le film à Cannes, la traduction française officielle était Arrêt en pleine voie, c’est exactement ce que veut dire le titre original. Quand le distributeur m’a demandé de changer ce titre, j’ai d’abord demandé à réfléchir puis je me suis dit « ok, essayons ». Peut-être que ça va aider à faire entrer les spectateurs dans le film. De même, je préfère l’affiche allemande parce qu’elle repose sur une très belle idée (voir dans notre galerie, ndlr). Elle est plus sombre que l’affiche française, mais après tout c’est le sujet du film qui est sombre. Un mot sur la bande-annonce également : le distributeur m’a proposé de rajouter une musique au violon par-dessus les images, mais j’ai refusé. Je ne voulais surtout pas d’une bande-son manipulatrice, parce que de toute façon il n’y a absolument pas de musique dans le film. Je leur ai dit « vous pouvez faire ce que vous voulez mais uniquement avec ce qu’il y a dans le film, ne rajoutez rien ».

FdC : Quel est votre point de vue sur cette génération de jeunes cinéastes allemands qu’on appelle un peu abusivement « l’École de Berlin »?

AD: Ça n’existe pas, voilà mon point de vue ! Ce terme « École de Berlin » c’est une invention de journalistes. Tous ces réalisateurs ne passent pas leur temps à se réunir ensemble autour de la table du petit déjeuner pour parler de cinéma. Ca ne se passe pas comme ça. Bon sauf peut-être pour Ulrich Köhler et Maren Ade, vu qu’ils sont en couple et vivent ensemble ! Sinon la plupart des autres réalisateurs de cette « école » ne viennent même pas de Berlin. Mais ils partagent effectivement un style commun, une manière d’écrire et réaliser un peu similaire. J’ai parfois l’impression qu’ils souhaitent tout contrôler dans leur travail de réalisation, du coup leurs films ne me surprennent pas toujours, car je devine les intentions qu’il y a derrière. Dès les premiers instants, on sait déjà où le film va aller. Je préfère quand il y a un peu plus de vie, un peu plus de sang dans les veines. Il y a beaucoup d’autres réalisateurs allemands intéressants qui ne partagent pas le même style.

FdC : Lesquels recommanderiez-vous, justement ? Quels films ou cinéastes allemands préférez-vous ?

AD: Eh bien j’aime tout de même énormément Ulrich Köhler, par exemple. J’avais également adoré The Forest For The Trees, le premier long-métrage de Maren Ade. Ça racontait l’histoire d’une prof, c’était hilarant. J’ai moins aimé son second film (Everyone Else, ndlr). J’aime aussi beaucoup Fatih Akin et Hans-Christian Schmid, ce sont d’excellents réalisateurs. Parmi les documentaristes, je citerais Andres Veiel. Il y également toute une nouvelle génération de cinéastes en train d’émerger. Ces réalisateurs-là sont beaucoup plus jeunes, ils n’ont pas encore la trentaine et ils ont leur propre style cinématographique. Mais il est difficile pour eux de s’intégrer à la « famille » du cinéma allemand. Chaque semaine il y a dix et quinze films qui sortent en salles, il est difficile de trouver son public. Le public peut être attiré par la nouveauté et faire un très bon accueil à un premier film, et puis complètement oublier le réalisateur au moment de son deuxième long-métrage. Le plus dur ce n’est pas de commencer, mais de pouvoir continuer à travailler.

Entretien réalisé à Paris le 20 Mars. Merci à Matilde Incerti.

par Gregory Coutaut

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