Festival de Locarno: entretien avec Carlo Chatrian

Festival de Locarno: entretien avec Carlo Chatrian

Coup d'envoi ce mercredi 3 août du Festival de Locarno ! Les propositions audacieuses et les découvertes les plus excitantes devraient comme chaque année être au menu d'un des grands rendez-vous cinéphiles de l'année. Nous avons rencontré son directeur artistique, Carlo Chatrian, qui nous parle en détails de sa programmation...

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Qu'est-ce qui à vos yeux fait la spécificité d'un festival comme le Festival de Locarno ?

Il y a d'abord sa programmation et le dialogue qui s'établit entre les propositions radicales et neuves du cinéma indépendant international, et un cinéma dont le regard est plus rétrospectif. Ce dialogue se renouvelle chaque année et il est caractéristique du programme de Locarno. C'est un échange qu'on trouve en compétition comme sur la Piazza Grande, c'est notre identité et nous célébrons cela. Le second aspect bien connu des festivaliers et des gens qui sont venus à Locarno, c'est justement la Piazza Grande, la place centrale de la ville qui se transforme en salle de cinéma. C'est le lieu qui est le point de départ, qui est la raison pour laquelle on montre ces films et pas d'autres. Il y a aussi une dimension symbolique, avec une façon de remettre le cinéma à sa place, avec une communauté qui se retrouve autour du cinéma dans sa dimension populaire.

Vous êtes directeur artistique du festival depuis 2012. Comment jugez-vous son évolution depuis 4 ans, placé entre Cannes qui est plus conservateur et Venise qui semble avoir perdu un peu de son rayonnement ?

Le jugement sur l'évolution des festivals, c'est peut-être vous qui, de l'extérieur, pouvez le donner ! Moi j'essaie avant tout de voir ce qu'on est en train de faire avec notre grande équipe. Mon parcours s'inscrit dans la lignée de mon prédécesseur, Olivier Père, c'est un parcours dans lequel s'inscrit l'identité de Locarno, et qui se précise d'année en année dans le sens où l'on montre des films qui ne trouvent pas forcément leur place dans les autres festivals. On a un large public avec plus de 160.000 festivaliers et cela permet aussi de lancer la carrière d'un film. A cet égard, je rends hommage aux cinéastes qui ont envie de venir chez nous. Pour répondre à votre question, si je devais tracer une ligne, je dirais qu'il y a dans les grands festivals un rapport au marché qui s'est inversé. Les festivals sont davantage conditionnés par le marché, et non l'inverse. On a un peu perdu cette fonction qu'on retrouvait dans les années 80 ou 90 où les festivals proposaient des gens nouveaux. A Locarno, on est un peu plus libres.

L'an passé l'une des grandes découvertes de Locarno était Happy Hour de Ryusuke Hamaguchi. Cette année encore le Japon est très représenté avec deux films en compétition dont le nouveau Katsuya Tomita ainsi qu'un autre film dans la sélection Cinéastes du présent. Pouvez-vous nous dire quelques mots de ces longs métrages ?

Je suis très content de l'accueil de Happy Hour. C'est un film qu'on aimait beaucoup mais c'était un pari de par sa longueur (5h15) ; il fallait rentrer dans l'histoire et le procédé était assez différent d'un Lav Diaz dont la dimension esthétique est reconnaissable. Le Japon est cette année très représenté, il y a en effet deux films en compétition et un autre dans la compétition Cinéastes du présent. Bangkok Nites de Katsuya Tomita est dans la continuation de Saudade. Ses protagonistes pourraient être des personnages secondaires de Saudade, le film se déroule en Thaïlande et raconte une sorte d'histoire d'amour entre un Japonais et une Thaïlandaise. C'est un film qui respire cette région touchée par la guerre, par le tourisme et où la musique et la poésie occupent une place centrale. C'est comme Saudade un film de 3 heures mais il est impossible de le comparer à Happy Hour tant le travail narratif est différent.

Wet Woman in the Wind de Akihiko Shiota, le second film japonais de la compétition, est un autre film qu'on a beaucoup aimé. Il a été initié par la Nikkatsu dans le cadre d'une réinvention du roman porno (cinéma érotique japonais, ndlr). Il a été demandé à des réalisateurs de créer de nouveaux films de ce type. On a apprécié la liberté de ce film, son ironie, sa beauté, ses emprunts au théâtre et donc au jeu, son érotisme – tout cela en reprenant les codes du genre. Destruction Babies de Tetsuya Mariko est un film qui m'a touché et qui a un sujet fort et actuel : la violence et la façon dont la violence engendre de la violence. C'est le parcours de deux frères amenés à être violents, à recevoir cette violence et cela rappelle un peu ce qu'on peut voir dans le cinéma coréen. Il y a un regard posé sur le rapport à l'autre, et la violence y est traitée de manière bien différente que dans un Kitano par exemple. C'est en même temps un film très charnel. Ce sont donc des propositions très différentes, entre le regard d'un Japonais à l'étranger, un film de genre qui prend ses distances avec la réalité et un autre qui, au contraire, l'embrasse.

Le festival semble également attentif aux cinémas d'Asie du sud. On se souvient du Léopard d'or pour Lav Diaz il y a deux ans. Cette année il y a le nouveau film d'Anocha Suwichakornpong en compétition, un film indonésien à Cinéaste du présent, un film malaisien à la Piazza Grande. Est-ce que vous avez le sentiment que c'est une région du monde où il se passe quelque chose de neuf ?

Oui, ma réponse sera nette ! Ça me fait d'autant plus plaisir car l'Asie du sud et les pays qui sont autour de l'Inde sont cette année au centre de notre section Open Doors et de son programme de soutien. Et oui il me semble qu'il y a quelque chose de neuf. Le film thaïlandais en compétition, By the Time It Gets Dark, m'a touché par la force de son propos. Le film indonésien (Solo, Solitude de Noen Anggi) est un film politique mais qui met en scène le rapport entre la politique et la poésie de manière originale et forte. Ces propositions qui sont arrivées ne ressemblent à aucune autre, et c'est primordial de défendre cette diversité. Après cela dépend aussi des années, par exemple on a aussi beaucoup de choses venues d'Argentine. Mais on est très content de pouvoir montrer des films de cette région, notamment sur la Piazza Grande et son grand écran.

Côté Europe, l'Allemagne et le Portugal sont également bien représentés avec notamment deux films chacun en compétition. Pouvez-vous nous dire quelques mots des quatre productions allemandes et portugaises de la compétition ?

Le cinéma portugais est tout d'abord cher à mon cœur, lié à mon histoire de cinéphile, et il est effectivement très présent cette année. C'est une année très riche car en plus de la compétition, nous avons aussi le nouveau João Botelho, Cinema, Manoel de Oliveira and Me, qui est dédié comme son nom l'indique à Manoel de Oliveira, ainsi que des courts métrages portugais. Correspondências de Rita Azevedo Gomes, rejoint d'une certaine manière le film indonésien dont je vous parlais. Son point de départ, ce sont les lettres du poète Jorge de Sena pendant la dictature, et la cinéaste a demandé à des comédiens d'inclure ces lettres dans leur jeu. C'est un essai qui parcourt les visages du cinéma portugais – mais pas seulement – et qui voyage à travers la parole et les yeux. La place de la parole est importante car la poésie occupe le centre du récit ; pas tant comme un outil politique mais comme une relation au monde. C'est un film-essai dans le sens où il y a certes des comédiens mais pas une narration traditionnelle, plutôt des cadres – on peut dire ça comme ça. João Pedro Rodrigues était venu avec son précédent film, La Dernière fois que j'ai vu Macao, qui avait d'ailleurs été primé. Il revient avec O Ornitólogo, un voyage qui se déroule dans l'espace mais aussi dans le temps. On suit un personnage qui fait des repérages dans une belle région du Portugal, mais un accident l'amène de l'autre côté de la réalité. C'est du cinéma visionnaire, qui parvient à détourner le réel et le montrer d'une autre façon. O Ornitólogo est un long métrage très difficile à raconter, c'est un film existentiel comme tous ses films et qui se joue surtout au niveau de l'image plus que d'une narration linéaire.

Les deux films allemands de la compétition sont très différents et on en est très content. Ils nous arrivent alors qu'on organise par ailleurs une rétrospective consacrée au cinéma allemand. Angela Schanelec fait partie de la nouvelle génération des cinéastes allemands. Dans son film The Dreamed Path, elle met en relation deux générations. L'histoire débute dans les années 80, peu après que la Grèce soit entrée dans l'Europe. Un groupe de personnages y passent leurs vacances. Après un saut temporel, le film se déroule de nos jours. Le film met en relation ces deux générations, leurs illusions sur la réalité, et il est assez sombre car il parle d'illusions perdues. L'autre film allemand, Marija, est une production allemande par un réalisateur suisse qui a tourné à Dortmund, dans un quartier où l'on retrouve beaucoup d'immigration. L'héroïne est une immigrée ukrainienne, mais pour une fois elle est l'élément fort du film. Fort dans ses négociations, dans ses rapports avec les Allemands. Cela renverse le schéma habituel, ici c'est elle la maîtresse de cérémonie qui, pour atteindre son but, passe sur ses sentiments. Ce qui m'a touché plus particulièrement, c'est le travail du film sur le regard, le film a vraiment un rapport fort de la caméra à cette protagoniste, filmée comme un corps en mouvement. Cinéastes du présent s'ouvre par ailleurs par une autre production allemande, I Had Nowhere to Go de Douglas Gordon. C'est une expérience unique consacrée à Jonas Mekas, un grand cinéaste du siècle passé et encore d'aujourd'hui. Cela montre que le cinéma allemand s'ouvre aussi sur d'autres pays.

Plus largement, au fil de la sélection, est-ce qu'une tendance s'est dessinée parmi les films vus ?

Il faut dire que regrouper 80 films autour d'un fil rouge peut être une activité assez aléatoire, mais j'ai été surpris par la quantité et la diversité des films qui ont décidé de se pencher vers le passé. Ce sont des propositions venues de cinéastes très différents. Par exemple il y a le film de Maria Schrader, Stefan Zweig, adieu l'Europe, qui raconte les dernières années de Zweig en exil. J'ai été surpris par la puissante actualité du sujet, avec des échos dans le présent. C'est aussi le cas du film thaïlandais dont nous parlions, où le passé resurgi à travers le travail du personnage principal qui est photographe, ou encore de Cessez-le-feu de Emmanuel Courcol, sur les lendemains de la Première Guerre Mondiale et ses traumatismes. C'est un film qui parle d'une désorientation qui est très actuelle. Nous avons également The Train of Salt and Sugar qui vient du Mozambique, c'est un véritable western se déroulant en 1989. C'est un film dans le passé mais pas un film d'époque: un film qui parle du présent.

Avez-vous le sentiment qu'aujourd'hui le marché est plus dur pour le cinéma tel qu'il est privilégié par Locarno ?

Je ne sais pas... Sûrement mais ce n'est pas le cas de tous les films choisis, certains arrivent déjà avec une sortie salles déjà établie. Comme je le disais auparavant, on essaie de donner un espace à des propositions pour que celles-ci rencontrent le marché. On essaie d'ouvrir ce chemin. L'an passé il y a eu la surprise d'Happy Hour qui au Japon a eu une sortie plus importante que ce que l'équipe du film imaginait et il y a je crois une distribution en France qui se prépare. On a eu aussi La Sapienza d'Eugène Green qui a trouvé une distribution aux Etats-Unis, bien sûr une petite distribution mais ces petits chiffres font parfois la différence. Par exemple il y a deux ans on a sélectionné Cavalo Dinheiro de Pedro Costa, qui est un film très beau mais difficile, qui n'a pas toujours trouvé de distribution. Mais si l'on compte tous les festivals où il a été sélectionné, soit une centaine, cela atteint en termes de spectateurs les chiffres qu'il aurait pu faire en salles. Dans ce contexte, lorsqu'un grand nombre de films sortent avec parfois peu de copies et peu de moyens de toucher leur public, les films de Locarno ont leur mot à dire et notre travail et aussi de les aider à trouver un public hors de notre festival.

L'une des forces de Locarno est sa diversité, et la diversité de points de vue qui l'accompagne. Cette année on trouve 7 réalisatrices sur 17 films en compétition, un chiffre qui ferait tomber dans les pommes certains sélectionneurs de festivals... Nous n'avons aucun doute sur le fait que ces films ont été sélectionnés sur des critères purement artistiques comme tous les autres films de la sélection ; en parallèle de cela et même si le débat est complexe, pensez-vous qu'il y a un message fort qui passe lorsqu'on présente une sélection dont pratiquement la moitié est composé de films réalisés par des femmes ?

Oui et ça me plaît que vous mettiez cela dans cette perspective car certains de vos collègues m'ont demandé si ce choix avait été fait préalablement. Je pense qu'il y a un changement dans le monde du cinéma. L'année passé, la sélection en compétition était composée en bonne partie de cinéastes avec une histoire, dont l'âge moyen était de 50 ans, et c'est plus difficile de trouver des cinéastes femmes de cet âge car il y en a moins. A la conférence de presse, j'ai expliqué à quel point cette édition serait je pense libre et surprenante car il y a beaucoup de découvertes. Certes, le fait de montrer des cinéastes peu connus voire inconnus n'assure pas qu'ils soient accueillis de la meilleure des façons mais c'est important, c'est aussi le but de notre travail. C'est une proposition forte car si l'on dit toujours que le cinéma est en difficulté et que la production souffre, ce que j'observe chaque année c'est l'augmentation de la diversité des propositions, des cinéastes qui surprennent par leur propos. Et ça me fait plaisir quand il s'agit de femmes, parce qu'elles auront peut-être une autre approche, une traitement de l'histoire avec une sensibilité différente – même si je ne suis pas le mieux placé pour évaluer en quoi consiste cette différence. Mais c'est à moi de présenter ces films, et de faire en sorte qu'ils soient bien reçus.

Question délicate : pouvez-vous nous parler d'un de vos coups de cœur en sélection ?

(Rires) Alors tout d'abord il faut préciser que je ne peux pas choisir de film en compétition ! J'ai une section qui me tient particulièrement à cœur, qu'on a créée il y a deux ans et qui se nomme Signs of Life. C'est une sélection parallèle, conçue comme un laboratoire. Ce ne sont pas tant des films expérimentaux que des films qui expérimentent différentes formes de narration, comme c'était le cas l'an passé sur le film de José Luis Guerin (L'Académie des muses) qui avait été bien accueilli. Nous avons huit films dans cette section dont deux qui me tiennent particulièrement à cœur. L'un, Ascent, est signé de Fiona Tan, une Néerlandaise d'origine indonésienne, et dont le premier film (History's Future) a été sélectionné à Rotterdam en début d'année. Le parti-pris d'Ascent est de raconter le Mont Fuji à travers des dizaines de milliers d'images fixes, de photos recueillies. C'est un récit construit à deux voix, l'une masculine raconte l'ascension, l'autre féminine fait des aller-retour entre cette ascension et d'autres thèmes en rapport avec les images. C'est le challenge de ce dispositif composé d'images fixes : créer une narration à partir de la photographie et qui a également à voir avec l'histoire du cinéma, qui entretient des liens avec Hiroshima mon amour etc. L'autre film est Beduino, du Brésilien Julio Bressane, qui est un chef d’œuvre d'ironie et d'érotisme par un grand philosophe du cinéma.

Entretien réalisé le 01/08/2016.

par Nicolas Bardot

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