Entretien avec Valérie Massadian

Entretien avec Valérie Massadian

Récompensée par le Léopard du meilleur premier film au dernier Festival de Locarno avec le touchant et exigeant Nana, Valérie Massadian revient sur sa relation de travail avec sa toute jeune actrice, et nous explique ses méthodes héritées de la photographie, à mi-chemin entre fiction et documentaire. Nana sort en salles le 11 avril.

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FilmDeCulte : Quel a été votre parcours avant la réalisation de ce premier film ? En quoi vos diverses expériences vous ont-elles préparée ou aidée pour ce projet ?

Valérie Massadian: J'ai longtemps travaillé avec des gens en dehors, en marge d'un certain système, que ce soit en photo, en installations, ou même dans le cinéma. En photographie, principalement avec Nan Goldin, dont j'admirais le travail, dont je sentais l'absolue nécessité, et l'absence totale de "fabrication". Nan photographie comme elle vit, et ce n'est pas du tout une pose que d'affirmer ça. Son rapport à la photographie vient de quelque chose de très intime, qui lui a été enlevé, interdit, d'une douleur qu'on lui a niée. Elle a commencé à photographier presque par défi, pour que personne ne puisse lui dire que cette histoire d'amour, cette désolation, cette tristesse, cet ami cher, cet instant d'harmonie... n'existent pas. Le travail avec Nan était principalement un travail d'édition, de montage. Une matière énorme, un nombre incalculable de photos. Dans cette matière, à nous de trouver un lien, une histoire, une musique. Pas de préfabrication, de concept, mais la domination du rapport à l'autre, aux autres, comme source première. Et ça, de par ma nature, je le comprenais autant de façon animale qu'intellectuellement, peut-être parce que pour moi c'est un cheminent naturellement féminin. De là, Nan m'a poussée à montrer mon travail photo, sous forme de slide-shows, après m'avoir incendiée, considérant que j'étais vraiment la reine des connes de garder ça sur mon étagère.

Ensuite est venu le cinéma, le premier film d'un ami, François Rotger. Nous nous connaissions assez peu, mais avions une véritable complicité visuelle, une façon de faire. Il venait de la photo, et ce n'est pas un endroit ou l'on s'encombre, c'est sûrement ce qui nous a liés dans l'approche du travail. En photographie, on est seul, on a ses jambes, ses bras, un appareil très léger et c'est tout. Le fait que ce soit autant pour lui que pour moi, une première fois, nous a beaucoup soudés, et permis d'imposer une autre manière de faire. J'ai eu un rôle pour lequel il était très difficile de trouver un nom de poste. Une espèce de bras droit du réalisateur, sur tout ce qui allait être dans le cadre. Repérages, casting, accessoires, costumes, réflexion sur le tournage, sûrement parce qu'il m'est seulement possible de penser un travail dans sa globalité. J'ai ensuite tenu ce "poste" seule, ou avec un assistant quand le budget le permettait. Cette séparation des postes, et multiplication de gens, que j'ai pu connaitre quelques fois sur certains films (très peu) m'a toujours parue absurde. En tout cas, la première fois cela s'est fait naturellement, puis de fil en aiguille s'est répété avec Michelange Quay et d'autres réalisateurs. Inévitablement, m'investissant comme je le faisais, dans chacun de ces projets, à me plonger dans le monde des autres, j'ai fini par avoir besoin de faire par moi-même, avoir besoin de m'autoriser. De toutes ces expériences, de tous ces échanges, j'ai appris ce qui m'allait, ce qui ne m'allait pas aussi, dans le système classique de fabrication d'un film. C'est aussi au travers du travail d'autres réalisateurs, que s'est dessiné un possible pour moi. Une manière de retrouver ce qui pour moi manque terriblement dans le cinéma, le temps, le temps de faire, de penser, d'être avec les autres.

FilmDeCulte : Qu’est ce qui vous a poussée à raconter cette histoire en particulier ?

VM: Raconter cette histoire... Le besoin d'être là où le temps est autre, dans cette campagne, mais surtout l'envie de faire avec une enfant, loin du bruit et de l'hystérie du monde. Et puis aussi bêtement pour commencer par le début, l'enfance. J'avais écrit une vingtaine de pages, qui m'a miraculeusement valu l'avance du CNC. De là, il fallait penser à comment faire. Nous avons crée un outil de travail avec une amie productrice, Gaïjin, et puis relevé nos manches. La rencontre avec Kelyna a été déterminante, ces quatre ans justifiaient d'autant plus la manière dont je voulais essayer de travailler. Et le fait qu'elle soit si petite, du coup personne ne pouvait contrer cet absolu besoin de temps qu'il fallait pour arriver à peut-être effleurer chez une enfant la perception de la mort, la découverte du monde, l'indiscipline, la puissance tant dans son corps que dans sa tête, une certaine bravoure... Des vingt pages de l'histoire, ne sont restées au final que les premières notes, l'essentiel : collets, cochon, jeu, solitude, mort, accident, enfance...

FilmDeCulte : Pouvez-vous nous parler de l’importance du silence dans Nana, aussi bien au sens propre qu’au figuré (absence de dialogues mais aussi qu’absence d’explications) ?

VM: Là où vous parlez de silence, je pourrais parler de pudeur, de respect, de désir, de goût pour un autre rapport au temps. Le silence génère une attention particulière, demande à être à l'écoute du moindre geste, comme je le suis moi en filmant, et fabrique une tension sourde, une narration ténue, des possibles qui s'enchevêtrent. Le premier langage pour moi, celui qui me traverse immédiatement, c'est le geste plus que le mot. Tout comme vient l'émotion avant la pensée, l'analyse. Un corps, un mouvement, une crispation, un évitement, un geste de tendresse, un regard qui ne vient pas... m'invitent ou me paralysent de façon démesurée parfois. Je crois que le silence, les ellipses, amènent au film quelque chose de physique, de charnel, de presque primaire, très évident face à l'enfant. Voir en pensant et ne pas penser, pré-penser ce que l'on voit. Tout comme le choix de plans fixes, ne pas imposer une "lecture", peut-être que cela chamboule le point de vue, comme si celui qui regardait était aussi regardé... Le manque ou l'absence comme quelque chose en plus qui tient en alerte. Quelle nécessité à expliquer, à dire, quand s'habiller lorsque l'on a quatre ans est une conquête, un effort gigantesque qui fait que l'on respire si fort. Ou dire autrement la disparition de la mère par un seul plan de son départ de dos, très long, avalée par la forêt, où l'incapacité pour la mère d'être avec en mettant bien trop longtemps à aider sa fille à couper sa viande... Alors évidemment cela demande un abandon à celui qui regarde, mais je ne trouve pas que cela soit un effort surhumain. Mais toutes ces explications résonnent comme une réflexion intense intellectuelle, alors que pour moi ce cheminement se fait naturellement, je n'y pense réellement que parce que vous me posez la question. Ce silence dont vous parlez c'est aussi le rapport au monde de Kelyna, qui avec ses quatre ans, ressent plus qu'elle ne parle, fait plus qu'elle ne parle... Et c'est ce qui m'intéressait de filmer, la force, la tension d'un tel silence, la gêne que cela peut provoquer chez l'adulte, la peur presque parfois du manque de mot.

FilmDeCulte : Vous utilisez également souvent l’ellipse, beaucoup d’élément sont laissés à l’appréciation et l’interprétation du spectateur. D’après vous, qu’est ce que cette rétention d’information peut apporter à un film en termes de rythme, de mystère ou de participation du public?

VM: C'est ce dont je viens de parler, pour moi ces ellipses, ce "manque d'explication" ou rétention comme vous l'appelez, fabrique une tension, un continuel mouvement en avant, construit un puzzle de résonances. Construire en creux, ne pas tout dire, comme un secret partagé, pour préserver aussi le rythme de celle qui est là, cette enfant de quatre ans dont le rapport au temps est fondamentalement différent de celui des adultes. Nana est un resserrement qui part du monde, celui des hommes, de la campagne, et bascule sur l'intime, pour finir sur le monde intérieur de cette enfant. Hypnotique est sûrement un mot trop fort, mais cette gamine, avec ce petit corps, au travers du cinéma, du travail, du montage, devient une petite héroïne, mêlée de bravoure, d'innocence et de cruauté. Plus ça va, et plus je vois Nana comme un film noir, qui se façonne au cœur du mystère de ses quatre ans. Je fais confiance aux gens, et crois sincèrement à la capacité de voir, d'entendre, et de penser. C'est surement très naïf, tout le système du cinéma ne fait qu'imposer le contraire, penser à la place des gens... je trouve ça très arrogant, voire méprisant. Mais c'est un autre débat. Ce que je sais pour l'avoir vécu, c'est qu'en montrant le film aux gens, j'entends par là aux non-professionnels, les réactions, les mots qui leur sont venus au cours du débat, m'ont fondamentalement rassurée sur ma soi-disant naïveté! Tous parlaient de cinéma, de rythme, de cruauté, de violence, de la terre, de leur droit à être là, de se sentir comme invité dans le film, de la tension, de la sécheresse, de la mort…

FilmDeCulte : Comment avez-vous travaillé avec votre jeune actrice principale ? Votre relation de travail s’apparentait-elle à une « direction » d’acteur au sens classique ?

VM: Direction d'acteur? Non. Je voulais filmer l'enfant, la filmer elle. J'ai passé énormément de temps seule avec Kelyna. Temps nécessaire pour s'apprivoiser mutuellement. S'entendre, comprendre où se trouvait son acharnement, ce qu'elle aimait, sa rythmique, ce qui était pour elle un défi, là ou elle s'ennuierait... Je n'avais qu'une obsession en tête face à elle et ses quatre ans, ne pas imposer mes mots, mes gestes, mes idées ou mes émotions de réalisatrice, ne pas la trahir parce que je la respecte énormément. Si Kelyna avait dit une seule chose soufflée par moi, Nana serait un autre film, et sûrement pas celui que je voulais essayer de faire. Pour Kelyna, faire un film c'est un jeu, c'est passer du temps avec moi. A Locarno, elle ne comprenait pas que je n'aie pas ma caméra, parce que je suis la fille avec la caméra pour elle, et qu'à ce jour le film continue dans sa tête puisqu'il a toujours fait partie de la vie ensemble. Donc la façon dont nous avons travaillé est assez simple. Nous partions de choses à faire, d'une question posée d'elle à moi ou l'inverse. Tout le film s'est construit de la même manière avec chacun, tant Kelyna, qu'Alain qui joue son grand-père, ou Marie la mère. Pour chaque film je crois qu'il y a un dispositif de travail. Il fallait créer un espace de cinéma où elle soit la plus libre possible, et chaque soir penser à où le film allait ou pouvait aller... Nous n'avons travaillé qu'en lumière naturelle, jouant avec les portes et les fenêtres pour fabriquer des ombres, choisissant tel bois parce que la lumière là y était particulière… La légèreté choisie ne servant qu'à une seule chose, laisser la place à l'essentiel, celui ou celle que l'on filme, les rapports qui naissent ou se heurtent, la liberté de voir que le soleil est passé derrière le bois et glisse sur le sol et de décider d'aller y faire un plan. Quatre ans c'est l'âge de la conquête permanente, particulièrement chez Kelyna. Si je faisais du feu chez moi, il fallait qu'elle le fasse aussi, si je ramenais du bois idem... Mais chaque chose se faisait à son rythme, avec ses gestes, sa délicatesse, ses commentaires, son effort. Le film s'est nourri de toute cette "observation" en amont.

Donc, non, ni plan de travail, ni séquencier, ni scénario, ni dialogues. Mais des situations, des confrontations, et un dialogue entre elle et moi, un corps à corps, un petit duel, avec la vie au milieu. La mort, étrangement, elle a dû la sentir chez moi, parce que sortie de nulle part un jour elle m'a demandé où était mon père. Je lui ai dit qu'il était mort. Oui mais il est où? De là de longues discussions, de ces discussions des résonances dans le film. La mort n'est pas taboue chez l'enfant, on en parle, on l'interroge, on y cherche des réponses. La scène du lapin par exemple, cette façon dont elle l'observe sous toutes les coutures, vrai, faux, jouet, réel, mort, pas mort… tout ce cheminement silencieux dans sa tête, ça je ne pouvais ni l'écrire, ni l'imposer, mais seulement penser à une confrontation. Il fallait avoir le temps de la patience. Quatre personnes au lieu de vingt, et du temps pour faire ou ne rien faire, pour ne pas forcer, mais pour chercher petit à petit.

FilmDeCulte : Le film semble parfois presque improvisé. Quelle est la part de ce qui était écrit et/ou scénarisé au préalable du tournage ?

VM: De l'écrit ou du scénarisé ne sont restés que quelques situations, l'idée de la mort de la mère, l'abandon, la solitude, la force un peu diabolique de l'enfant. Quant à l'improvisation, ce n'est pas tant de l'improvisation à mes yeux. Il est midi, nous avons faim, Kelyna et Alain avaleraient bien un casse-croute. Alors on descend au village, faire trois courses... Les terres autour de la maison je les connais bien, il y a ces trognes, comme un petit théâtre. Mettre Kelyna et Alain au centre et les laisser manger leurs sandwichs. Deux prises, très longues, où ils parlent, bavardent, se taisent, rigolent. Et moi qui dis "Tu l'aimes Papy?" Kelyna pose violemment sa tête sur l'épaule d'Alain qui ne sait pas trop quoi faire... plus tard, Alain étend ses jambes qui lui font mal et Kelyna l'imite. Cette répétition de gestes disent la complicité, ressemble à l'amour, et valent tous les discours possibles. Ce sont que de toutes petites choses, je pense qu'il y a des gens qui ne les voient pas, ni au cinéma, ni dans la vie… Je crois beaucoup plus aux petites choses qu'aux grandes démonstrations. Alors si direction il y a, elle est de cet ordre là, un mot, une question. Et pour moi il s'agissait de garder en permanence une foi démesurée dans le fait qu'avec du temps, et en restant à sa place, se dessinerait la narration. Chaque jour ensemble me faisait rebondir, changer de route parce que tel mot, tel geste, ou tel événement ouvrait une autre porte au film.

FilmDeCulte : Quels sont vos goûts cinématographiques ? Certains cinéastes ont-ils pu vous inspirer pour votre première réalisation ?

VM: J'ai découvert le cinéma gamine, sur les genoux de mon grand-père. J'étais interdite de télé, sauf le dimanche soir pour le cinéma de minuit. Mes goûts sont là. La salle de cinéma je ne l'ai découverte que très tard, d'abord il y a eu le ciné-club du village. Une tente, les bancs de l'école, et la moitié du village réunie là face à un écran qui scintille. Je ne serais pas capable de dire qui m'a inspiré pour Nana. Tous les films que j'aime et qui ont laissé une trace en moi très profonde j'imagine. Il y a les films que je peux revoir sans fin, que j'aime revoir sans fin d'ailleurs, Naruse, Chaplin, Ozu, Costa, Ford, Shirley Clark, Mizoguchi… On m'a fait un cadeau, pendant que je travaillais sur Nana : Traos os Montes d'Antonio Reis, que je n'avais jamais vu. Même si Nana n'a rien à voir avec cette merveille de film, ce n'était pas un cadeau innocent, c'était un vrai beau cadeau. Ce dont je suis sure, ce sont les influences de méthode de travail, et là je pense à Pedro Costa. La manière dont après avoir fait trois très beaux films, O Sangue, Ossos, et Casa de Lava, il a envoyé valsé le système, pour aller seul avec une petite caméra, et a fait un film, Dans la Chambre de Vanda, qui a changé l'histoire du cinéma. Ouvrir un monde au cinéma ça ne se fait pas tous les jours. L'inspiration elle est là, refuser l'étau qu'est le système classique de production du cinéma, faire confiance au temps, à la patience, de mettre le cinéma au service de la vie, et pas l'inverse. Faire du cinéma, de la fiction véritable, de cette matière si puissante que peuvent être les hommes. Tout est histoire de place, que ce soit dans la vie, par rapport à l'autre. Au cinéma c'est pareil. Le travail de Costa m'a permis de comprendre ma place, la distance, m'a rassurée sur le fait que ce que je considérais de si important, le respect de l'autre, avait sa place au cinéma. Son travail m'a aussi permis d'imaginer que je pouvais peut-être retrouver ce que je connaissais en photo, cette "liberté" de faire avec l'autre.

FilmDeCulte : Comment le film a-t-il été accueilli à Locarno ?

VM: Je crois que le film a été bien reçu. Le prix que Nana a eu est un très beau prix, donné par trois personnes plutôt exigeantes. Quant au public, ceux et celles avec qui j'ai pu parler étaient particulièrement tendus, émus. La majorité d'ailleurs m’a demandé si je restais quelques jours parce que là tout de suite, ils avaient envie de rester avec le film. C'est troublant de montrer son travail aux autres. Un film c'est deux ans, trois ans d'une vie, de travail, de concentration, d'autant que Nana s'est fait avec très peu d'argent. Moi j'attends du cinéma qu'il me trouble, m'interroge, me bouleverse, m'enchante, me questionne, me bouscule, pas qu'il me serve la soupe. Alors quand ce que l'on a essayé de faire fabrique chez des inconnus de telles émotions et de telles pensées, c'est très gênant parfois, mais ça soulage aussi, parce que l'on se sent moins seul. J'en ai recroisés certains et nous avons longuement parlé, d'autres plus pudiques ont écrit…. Après ce n'est pas à moi de juger, ou d'expliquer. On connait d'avance le discours sur le film exigeant, fragile et toutes ces conneries. Je sais comment certains resteront à la porte du film, le trouveront lent, chiant et pénible. Je sais surtout qu'il y a les autres. C'est Rivette qui, dans le film de Claire Denis et Serge Daney Le Veilleur, a cette phrase très jolie et très juste "Je crois que tous les films ont leur famille secrète". Et je ne pense pas du tout à une élite quelconque, bien au contraire, mais plutôt aux gens, à ceux qui savent encore ce que cela veut dire de prendre le temps de faire quelque chose….

par Gregory Coutaut

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