Entretien avec Stacie Passon

Entretien avec Stacie Passon

Inédit dans nos salles, Concussion de Stacie Passon compte parmi les films LGBT marquants de l’année. Il vient de sortir en dvd en France. Produit par Rose Troche, repéré à Sundance et lauréat du Teddy Jury Award à la Berlinale, le film suit le parcours à la fois délicat et gonflé d’une mère de famille lesbienne qui, suite à un accident causé par ses enfants, part à la redécouverte de son corps et de sa sexualité. Loin des clichés, Concussion est au contraire un film qui impose avec douceur sa vision radicale du couple, comme nous l'explique sa réalisatrice.

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FilmDeCulte : Concussion a été produit par Rose Troche (réalisatrice et productrice à qui l’on doit, entre autres, Go Fish et The L Word, ndlr), qui est l’une des figures cultes de la représentation lesbienne au cinéma. Comment est née cette collaboration? Quel rôle a-t-elle joué dans la confection du film ?

Stacie Passon : Je connais Rose depuis bien longtemps. Cela fait maintenant de longues années que nous sommes amies. Nous étions déjà proches lorsque, pour Concussion, elle est devenue ma productrice. Elle possède une énergie créatrice particulièrement incroyable.

FDC : Lors d’une interview pour Indiewire, à la question “quel conseil donneriez-vous à une jeune réalisatrice” vous avez répondu "se trouver des mentors et des Yodas". Quel(es) étaient le(s) vôtre(s)? Y a-t-il des réalisateurs/trices qui vous aient particulièrement inspirée?

SP : Je citerais des cinéastes tels que Paul Mazursky, Chantal Akerman ou encore Ingmar Bergman. Mais j’ai aussi bien sûr reçu de précieux conseils de la part de Rose, et j’ai été soutenue par quelques amis proches.

FDC : Concussion était présenté à Sundance en début d’année. Nous avions interviewé Eliza Hittman (également sélectionnée avec son film It Felt Like Love, ndlr) et voici ce qu’elle nous avait dit à propos de la production indépendante américaine : “Je pense que l’émergence de la vidéo digitale a tué les qualités de la narration formelle. L’accent est trop mis sur l’intrigue et sur les dialogues, les projets sont surdéveloppés à l’écrit, mais pas du tout développés en termes esthétiques, visuels". J’ai lu qu’au moment du tournage, vous avez finalement décidé de vous passer de nombreux dialogues qui étaient présents dans le scenario. Partagez-vous son point de vue sur ce qui est strictement indispensable ou superflu pour construire une histoire de cinéma?

SP : Je suis on ne peut plus d’accord avec elle. Je tenais à ce que mon film ne se donne pas immédiatement. Je voulais au contraire que le spectateur suive l’évolution des sentiments de l’héroïne de la même manière que l’on remonterait une piste. Montrer ce qui est juste ou bon selon le grand public ne m’intéresse absolument pas. Je ne me suis jamais demandée à quoi mon film « devrait » ressembler. Dans Concussion, je voulais avant tout mettre l’accent sur le réseau de relations, ou plutôt justement sur cette absence de relations, qui explique l’état d’esprit d’Abby et son rapport à ceux qui l’entourent.

FDC : Pouvez-vous nous parler des choix esthétiques que vous avez souhaité mettre en place avec votre chef opérateur, pour qui Concussion était également le premier long métrage ?

SP : Concussion est effectivement mon premier long métrage, mais j’ai tout de même vingt ans d’expérience de réalisatrice derrière moi. Je souhaitais avant tout que l’aspect esthétique du film reflète ce que traverse ma protagoniste, c’est-à-dire aussi bien son état d’esprit que ses souhaits ou ses désirs.

FDC : Concussion parle d’homosexualité, d’homoparentalité ou de prostitution homosexuelle, mais ce ne sont pas les sujets ou les enjeux principaux du film. Étant donné le contexte politique (les controverses autour du mariage gay sont aussi contemporaines aux États-Unis qu’en France), considérez-vous que filmer la vie quotidienne de personnages homosexuels banals reste un acte politique?

SP : Non. Je pense que nous devons aider les gens à dépasser cela, à passer à autre chose. L’un de buts de l’art est de tenter d’articuler les mondes dans lesquels nous vivons. De les montrer tels qu’ils sont mais aussi tels qu’ils seront ou pourraient être. Et selon moi cela n’appartient pas au domaine de la politique. Avec ce film je souhaitais à la fois montrer les choses telles qu’elles sont mais également mettre un peu d’ordre dans tout ce chaos alentour.

FDC : Dans le catalogue de la Berlinale, votre film était présenté avec humour par la phrase suivante « welcome to new ‘new queer cinema’ » (en référence à la célèbre expression de la journaliste B. Ruby Rich au début des années 90, ndlr). A Berlin, à Cannes ou ailleurs, on a pu voir cette année de nombreux films avec des protagonistes queer, sans pour autant que leur sexualité soit traitée comme un enjeu important. Comme si l’homosexualité n’était pas ou plus un sujet suffisant en soi pour bâtir un film. Cette banalisation de l’homosexualité, y compris dans les films réalisés par des réalisateurs LGBT, semble être la nouvelle frontière du cinema queer. C’est quelque chose dans lequel vous vous retrouvez?

SP : Je pense que nous sommes effectivement en train de dépasser cela, de laisser derrière nous l’époque où nous devions faire des films pour revendiquer notre droit à être qui nous sommes. Il y a déjà eu suffisamment de films faits sur ce modèle. Mais il faudrait surtout demander son avis à B. Ruby Rich. Après tout, c’est elle qui a donné naissance à ce concept.

FDC : Avez-vous vu La Vie d’Adèle ? Parmi les polémiques liées au film, il y en a une qui résonne particulièrement dans la communauté LGBT, et elle concerne la représentation de la sexualité des héroïnes. Personne ne semble vraiment d’accord pour trancher si ces scènes sont représentatives ou non, réalistes ou non. La question qui m’intéresse plutôt est : faudrait-il absolument qu’elles le soient ? Est-ce la bonne question à se poser? Il n’y a pas de réponse simple ou évidente, mais je me demandais quel pouvait être votre point de vue là-dessus.

SP : J’ai vu le film et il m’a plu. Quant aux scènes de sexe, je trouve qu’on s’est beaucoup trop focalisé dessus au détriment du reste. C’est loin d’être ce qu’il y a de plus important.

FDC : Concussion montre également la sexualité lesbienne sans détour. Les divers échos rencontrés par La Vie d’Adèle montrent que, même parmi un public non-hétéro, la sexualité lesbienne peut demeurer source de malentendus. Y a-t-il selon vous un challenge particulier à filmer des scènes de sexualité lesbienne? Les avez-vous appréhendées d’une manière différente des autres scènes?

SP : Non. De toute façon, je ne dirais pas que mon film parle réellement de sexualité. Il traite plutôt du désir de faire partie intégrante d’une expérience collective. Abby cherche à retrouver sa place après être devenue mère. Le sujet du film c’est une redéfinition du mariage. Abby se réapproprie son corps et sa personne. Dans les deux cas, ce qu’elle se réapproprie c’est son homosexualité. De manière générale, je trouve que l’on se focalise trop sur les scènes de sexe dans les films. Dans la vraie vie, les gens font l’amour de manières tellement variées et différentes que cela ne fait même plus sens de juger, ou de comparer un film à la réalité.

FDC : Le personnage de Kate n’est pas vraiment intéressée par le sexe, c’est une attitude rarement vue et prise au sérieux au cinéma, et c’est presque même un tabou dans le cinéma queer. Votre film va même plus loin : en tant que couple, Kate et Abby acceptent cette situation et ne la considèrent plus comme un problème. Filmer un personnage gay, même secondaire, finalement épanoui avec sa petite libido, va totalement à rebrousse-poil des représentations queer. Comment avez-vous appréhendé cet aspect en particulier?

SP : A travers ce personnage, j’ai à nouveau voulu parler d’un processus de réappropriation. Kate se réapproprie la partie de sa persona qui n’est pas sexuelle. Mais plus encore, je voulais radicaliser mon point de vue sur les libertés individuelles à l’intérieur d’un couple marié. Car on ne construit pas une famille sur du sexe, on la construit sur l’acceptation.

FDC : J’ai également apprécié l’absence d’explications concernant l’attitude d’Abby. Elle se prostitue et c’est comme ça. Cela m’a rappelé les propos de la réalisatrice hollandaise Urszula Antoniak (réalisatrice de Code Blue, ndlr) : “Dans les films, les personnages sont toujours bigger than life. Or, il faut croire en eux, et non pas forcément les comprendre. Ce qu’on appelle généralement la “psychologie du personnage” pour moi c’est du vent. Comprendre les actes d’un personnage c’est un acte moral, et je ne demande pas au public de porter un jugement.”. Était-ce fondamental pour vous de n’offrir aucun début d’explication psychologique ou sociologique aux décisions d’Abby?

SP : Exactement. Je n’aurais pas pu mieux l’articuler. J’adore cette formule.

FDC : Avec une approche aussi anti-clichés et une absence d’explication psychologiques, Concussion est un film qui laisse suffisamment de place pour être interprété de travers! Êtes-vous satisfaite de la manière dont le film a été reçu et compris jusqu’ici ?

SP : Oui, tout à fait. En tant qu’artiste, si tout le monde aime ce que vous faites, cela signifie que vous avez échoué !

Entretien réalisé le 16 novembre 2013.

par Gregory Coutaut

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