Entretien avec Ruben Östlund

Entretien avec Ruben Östlund

C'était l'une des sensations du dernier Festival de Cannes: Snow Therapy du Suédois Ruben Östlund sort enfin chez nous ce mercredi 28 janvier. Ce drôle de drame raconte l'histoire d'une famille suédoise qui doit faire face à un événement dévastateur lors de leurs vacances dans les Alpes. Snow Therapy, à travers d'habiles ruptures de ton, parle du genre et des rôles figés au sein de la famille nucléaire. Un film aussi passionnant que divertissant qui confirme le talent à part de son réalisateur... Entretien !

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Il y a trois ans, lorsque nous avions parlé de Snow Therapy, vous m’aviez dit que vous prépariez la scène d’avalanche la plus incroyable de l’histoire du cinéma. Le point de départ de Snow Therapy était-il cette scène ou tout simplement l’envie de raconter l’histoire de cette famille ?

L’avalanche était le point de départ. Elle est inspirée d’une vidéo que j’ai vue sur Youtube, avec des gens dans une situation comparable. Ils sont là, se disent « Woah, c’est trop beau ». Trois secondes plus tard, ils pètent un plomb. On passe de l’excitation à la panique en un clin d’œil. J’en ai parlé avec un ami qui a beaucoup de culpabilité en lui, qui se bat beaucoup contre lui-même. « Et si le père se faisait la malle en laissant sa femme et ses enfants ? ». C’était le point de départ. Et cela posait plein de questions sur le genre, sur le rôle de l’homme, de la femme. Ca, c’était le sujet du film. En ce qui concerne l’avalanche, j’ai toujours beaucoup skié, et c’est même comme ça que j’ai commencé à filmer. Je me sentais libre en skiant, en allant hors piste, et j’ai vu beaucoup d’avalanches. C’est à la fois spectaculaire et dramatique, et je crois bien que c’est mon phénomène naturel préféré (rires). Pour que cette scène marche, on s’est dit qu’on allait filmer la scène d’avalanche la plus spectaculaire, et c’est ce but qui nous aidés à faire la scène. J’aime me donner un but pour me dépasser, sinon je n’y arrive pas.

La première scène du film avec la photo de famille un peu cheesy semble anecdotique mais elle traite déjà des rôles que chacun joue dans la famille. Etait-ce important pour vous de débuter Snow Therapy par cette scène ?

Je me suis questionné au montage sur la façon de débuter le film. Je n’étais pas convaincu à 100% par cette scène lors du tournage. Mais le film parle beaucoup des attentes qu’on a de chacun dans la famille, et des rôles que chaque membre doit jouer. Les humains ont une telle perception d’eux-mêmes, se construisent tellement par rapport aux autres ou au sein d’un groupe social, que l’identité tient aussi de ce que les autres attendent de vous en vous voyant. Dans cette scène, les personnages jouent à la famille parfaite. Le photographe qui travaille réellement sur ce site vous dira que chaque famille a la même image de la famille parfaite, de la façon dont ils doivent se tenir sur une telle photo. Et puis ces vacances sont un moment particulier. Pour le père, ces vacances sont en quelque sorte une manière de se racheter. Dans les publicités, lorsqu’on illustre les vacances parfaites, on a souvent cette image de la femme dans sa chaise longue qui sirote un cocktail en regardant son mari jouer avec les enfants. On vous vend cette idée de « bons moments » où le père se rattrape d’avoir été absent. Pourtant, statistiquement, c’est au retour des vacances que les gens divorcent le plus. Comment en août en Suède lorsque les congés sont finis. « Ok, on divorce ! » (rires).

Le film poste des questions sur la famille nucléaire et, comme vous l’avez dit, sur le rôle que l’homme doit jouer en tant que père et mari. Qu’est-ce qui vous a donné envie de parler de ce sujet en particulier ?

Je pense qu’avec l’idée de l’avalanche est venu ce cliché de la culture américaine où l’homme est nécessairement un héros. Créer un tel personnage, c’est aussi un moyen de créer une idéologie. Si l’on n’a pas ces films où l’homme doit être loyal à quelque chose de plus grand que lui, on n’enverrait pas tant d’hommes faire la guerre. C’est une façon de créer une idéologie. Quand Tomas fait ce qu’il fait dans le film, tout le monde peut s’identifier. Et prendre de la distance : « je ne ferai pas ça ». Des femmes peuvent dire « le mien ne ferait jamais ça » ou « ça, je ne lui pardonnerais jamais ». Il y a pourtant eu des études sociologiques sur les catastrophes en mer, qu’il s’agisse du Titanic ou de l’Estonia. Celles-ci montrent que ce mythe de l’homme loyal, son rôle de héros, c’est juste faux. Le Titanic est un bon exemple. On dit toujours « les femmes et les enfants d’abord ». Les hommes, après, et le capitaine coule bien sûr avec son bateau. Mais les statistiques prouvent que c’est faux : ceux qui sont morts sont avant tout les femmes et les enfants, tandis que la majorité des gens qui ont survécu sont des hommes d’un certain âge. Pour survivre en situation extrême, si l’on aide les autres, on risque sa vie.

Sur l’Estonia, les médias voulaient forcément parler des héros qui ont survécu. Mais savent-ils de quoi ils parlent ? Quand on survit à un tel drame, on est forcé de faire des choses horribles. Et c’est inévitable. Pourtant on parle de héros. Quand on fait face à un traumatisme national comme c’était le cas avec l’Estonia, on a besoin de l’affronter ainsi, et de créer des images fausses. Ce qui est intéressant également, c’est la manière dont l’instinct de survie prévaut sur tout, et notamment sur la culture, sur ce qu’on a inculqué au sujet du rôle de l’homme. On touche à quelque chose de fondamental. C’est le conflit entre ce qui est civilisé et ce qui ne l’est pas, sur le rationnel et le comportement le plus primaire. Cette culture de la famille nucléaire est une idéologie et il y a bien une raison pour que l’homme l’ait créé.

Vous parliez de clichés issus de la culture américaine : est-ce qu’en faisant Snow Therapy était aussi une façon de parler des clichés du mâle héroïque et du rôle des femmes dans le cinéma américain mainstream ?

Tout à fait. Si vous regardez 99% du cinéma mainstream américain, on reproduit le schéma de la famille nucléaire. Même dans La Planète des singes, étrange non ? (rires) Il y a tellement de film conçus de la même manière, qui commencent avec une famille en paix, puis il y a une menace, où l’homme doit user de la violence (il ne veut pas être violent, mais il y est contraint), il doit défaire son ennemi et vivre à nouveau en paix. C’est ce dont on parlait au sujet de l’homme qui se doit d’être un héros. C’est exactement comme ce stéréotype de la femme qui doit avant tout se charger de sa famille et a la responsabilité d’élever ses enfants. Quand Ebba sort du bus, elle se comporte un peu comme Tomas a pu le faire auparavant, elle a simplement peur de perdre la vie. Mais les femmes ont davantage l’autorisation d’exprimer leurs sentiments, on ne les « punit » pas de la même façon que les hommes. Pour moi c’était intéressant d’avoir en contrepoint le personnage de Charlotte. Elle ne fait pas partie d’un schéma de famille nucléaire. Dans un film plus conventionnel, elle serait punie, elle mériterait de mourir comme dans Liaison fatale ! Car elle détourne l’ordre. Quand elle est dans le bus, elle est la seule à ne pas perdre sa dignité et ça me plaisait de jouer avec ces attentes.

On a eu beaucoup de discussions récemment en France sur les questions de genre. Et il y a eu des réactions archaïques de la partie la plus réactionnaire de la population française. Vu d’ici, on imagine la Suède beaucoup plus avancée à ce sujet. Mais votre film indique que les choses ne sont pas si simples. Pensez-vous qu’il y a toujours du travail à accomplir ?

Bien sûr. On vit dans une société où l’on est de plus en plus riches, de plus en plus libres. On n’en est plus à l’époque où les femmes étaient contraintes à faire un bon mariage pour être ensuite entretenues par un homme. Les gens peuvent vivre par eux-mêmes, en étant indépendants. Pourtant, le spectre de ce que doit être un homme est assez restreint. C’est encore plus le cas pour les femmes. Plus l’homme est conçu comme un héros, plus la femme est réduite à un objet sexuel. Il y a un gros boulot là-dessus. Ce n’est d’ailleurs pas un but mais une bataille constante. Ce n’est pas un objectif à atteindre, c’est une façon de vivre sa vie, en permanence.

Il y a dans Snow Therapy une relation plus intime aux personnages, notamment par votre utilisation du gros plan qui tranche radicalement avec la mise en scène de vos précédents films. Comment avez-vous abordé la mise en scène de Snow Therapy ?

C’était difficile. C’était un challenge qui me faisait un peu peur. Dans mes précédents longs métrages, je filmais en indiquant à mes acteurs : « Tu es là, tu vas ici, tu prends ça » et c’était une façon très concrète, pratique de diriger. Cette fois-ci, le drame était dans les personnages, le conflit est émotionnel : c’est un film où rien n’est arrivé. Ca reste dans leurs têtes. Je me suis rapproché des personnages en observant les émotions sur leurs visages. Lorsque Lisa Loven (qui joue la mère, Ebba, ndlr) parle de l’avalanche et qu’elle pleure, c’est pour moi une scène clef. Généralement on se concentre sur un angle par jour et on ne bouge pas beaucoup. Quand on dirige 8 garçons en même temps comme dans Play, il y a beaucoup de choses à gérer. Ici, c’est différent. Lisa disait : « je veux la refaire, et la refaire autrement ! ». Jusqu’à la meilleure prise, qui a établi un niveau à atteindre pour les autres acteurs qui voulaient être à la hauteur. Avant, je me disais que le visage n’était pas si important à filmer. Je suis heureux d’avoir pu combiner le style « voyeur » comme dans Play tout en étant plus proche des personnages, avec une possibilité de s’identifier. Ce sont deux perspectives qui se complètent et s’approchent d’une vérité : cette combinaison d’un regard à la fois voyeur et émotionnel, avec un aller-retour de l’un à l’autre.

Comment vous est venue l’idée de cet hélicoptère qui surgit lors d’une scène tendue, créant un effet à la fois effrayant et comique ?

D’abord parce que je pense que la vie est à la fois effrayante et comique. Il y a, même dans les moments les plus tragiques, des détails humoristiques. Je voulais ça dans le film. Par exemple, la dernière phrase qu’on entend avant l’avalanche, c’est : « Est-ce qu’il n’y a pas du parmesan ? ». Et BAM, avalanche. J’aime quand le trivial côtoie le tragique. Comme si on voyait des touristes filmer des lions au zoo, jusqu’à ce que quelqu’un tombe dans la fosse aux lions. C’est horrible, et très drôle. Pour l’hélicoptère, mon neveu a un jouet similaire et je me disais que je voulais le même pour le film. Et l’utiliser pour dissiper ce sentiment de honte, avec ce jouet qui fait irruption alors que la pression est de plus en plus forte dans la scène.

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre utilisation répétée de la musique de Vivaldi ?

Dans un film comme Play, il était très difficile de créer des dynamiques. J’avais 42 scènes et c’était une lutte permanente pour monter ce film. Je me suis dit : « plus jamais ». Je voulais ici avoir davantage la possibilité de jouer avec le tempo. Notamment par la musique. Un collaborateur m’a envoyé ce clip d’un gamin jouant de l’accordéon L’Eté de Vivaldi sur Youtube. C’était si intense, et ça reflétait assez les sentiments de cette famille et de sa façon désordonnée de se battre. On l’a donc contacté, et on l’a fait rejouer. Mais il l’a rejoué parfaitement, sans ce sentiment d’urgence qui m’avait impressionné sur la vidéo. Donc on a repris sa première interprétation.

Le film est sorti l’été dernier en Suède. Quel accueil lui a été réservé ?

Un très bon accueil ! Je pense que la réaction la plus forte était en France, quand nous avons fait des premières projections-tests. Il y a eu beaucoup de réactions du type « pourquoi ce réalisateur déteste t-il autant les humains ? ». C’est drôle. Si vous n’arrivez pas à avoir de l’empathie pour Tomas, c’est votre problème, pas le mien. J’étais par ailleurs très intéressé par les réactions aux Etats-Unis, où le film a reçu un accueil aussi chaleureux qu’inattendu. La famille prend beaucoup de place aux Etats-Unis, où l’on fait moins confiance à l’état. Ce sujet, dans ce contexte, était encore plus fort. Au-delà de ça, le film a été vendu dans 68 pays, et il y a toujours beaucoup de public lorsqu’il est projeté…

L’année 2014 a été particulière pour le cinéma suédois. En début d’année Something Must Break a été primé à Rotterdam qui est le principal festival dédié aux découvertes. Puis il y a eu l’excellent accueil de Snow Therapy à Cannes, et enfin le Lion d’or pour Roy Andersson à Venise. Avez-vous le sentiment que quelque chose se passe en Suède, autant parmi ceux qui font le cinéma que chez le public ?

Oui, d’une certaine façon. Je pense qu’il y a quelque chose qui se passe en Suède, comparé à d’autres pays. Des gens comme Kalle Boman ou Roy Andersson ont entamé quelque chose qui commence à s’épanouir aujourd’hui. Vous avez vu The Reunion d’Anna Odell ?

Oui, c’est excellent !

Eh bien je pense que beaucoup de gens essaient de faire des films autrement, inspirés par différentes formes d’art. Et c’est une attitude intéressante par rapport au cinéma. Après, je ne sais pas en ce qui concerne le public qui continue d’attendre les Galaxy Warriors et ce genre de choses mais dans le cinéma suédois, il se passe quelque chose.

Vous avez parlé de deux nouveaux projets. L’un, assez inhabituel, avec des acteurs nus qui prétendent être des singes, et un autre qui s’intitule The Square. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Je suis très intéressé par ce projet sur les singes mais je n’ai pas encore trouvé ma « scène d’avalanche ». Généralement, on aime regarder les singes aux zoos notamment parce qu’ils sont une sorte de reflet de nous-mêmes, à la fois similaires et différents. On ne ressent pas de honte lorsqu’on les voit avoir des relations sexuelles, manger une banane… L’idée de ces acteurs jouant des singes, c’était de voir ce qu’on garde de notre culture et ce dont on doit se débarrasser. Pourquoi existe-t-il une telle honte de la nudité, pourquoi des adolescentes se tuent parce que des images d’elles nues se retrouvent sur internet ? C’est terrible. Ce retour vers les primates, c’est une façon de déshabiller notre culture. Cette honte de la nudité est un mensonge. Mais à l’opposé, lorsqu’un singe affronte un singe d’une autre tribu et qu’il le tue, on se dit peut-être qu’on peut conserver quelques éléments de notre culture (rires). Je ne sais pas encore quand ça se fera.

The Square sera mon prochain film. Ca me semble être un sujet intéressant dans l’Europe contemporaine. Il y a un grand changement d’attitude dans nos sociétés. Quand mon père avait 6 ans, mes grands-parents lui mettaient son adresse autour du cou et il allait jouer dans les rues de Stockholm. S’il rencontrait des adultes, ceux-ci pouvaient l’aider. Aujourd’hui l’idée générale, c’est que l’adulte représente une menace. C’est un grand changement. Je suis moi-même un pédophile potentiel avant d’être une aide potentielle. En Suède, on a commencé à avoir des communautés très séparées, avec des murs, qui estiment que ce qui se passe hors des murs n’est plus de leur responsabilité. The Square racontera la création par des citoyens d’un lieu symbolique où règne une responsabilité commune. Cet espace se situe au centre de la ville, et si l’on a besoin d’aide, on peut s’y rendre. C’est un endroit symbolique, philosophique, sur les frontières de la responsabilité et la défiance envers l’état.

Entretien réalisé le 15 décembre 2014. Un grand merci à Cilia Gonzalez.

par Nicolas Bardot

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