Entretien avec Peter Strickland

Entretien avec Peter Strickland

Primé en début d'année à Gérardmer, l'ovni Berberian Sound Studio sort ce mercredi 3 avril sur nos écrans. A mi-chemin entre l'angoisse viscérale et l'hommage théorique, Peter Strickland signe un film fantastique des plus singuliers. Rencontre !

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FilmDeCulte : Vous mentionnez régulièrement en interview les propos de Tim Gane du groupe Stereolab, qui explique que le cinéma fantastique est un genre qui permet au public de s’ouvrir à des musiques qu’ils n’écouteraient jamais dans d’autres contextes. Est-ce en quelque sorte ce que vous avez essayé de faire ou démontrer avec Berberian Sound Studio?

Peter Strickland: Oui. Prenez la musique de Krzysztof Penderecki, c’est une musique difficile et atonale. Mais quand Kubrick l’utilise dans Shining, le public y est soudainement plus réceptif. Même chose pour les musiques de John Cage ou Luigi Nono, qui sont pourtant très avant-gardistes, ou quand on écoute la musique de L’Oiseau au plumage de cristal, c’est plein de dissonance, de free jazz, c’est atonal. Et pourtant, pour je ne sais quelle raison, ces éléments fonctionnent très bien dans le cinéma d’horreur, alors que ça ne collerait pas du tout dans un film de Mike Leigh. Il y a un morceau de Cathy Berberian et Luciano Berio qui s’appelle Visage, qui est un long hurlement de vingt minutes. Lorsque je les découvert je me rappelle m’être dit que ce serait idéal pour un film d’horreur. Ca m’a donné envie de m’intéresser au travail autour la voix, comme par exemple les collaborations entre Demetrio Stratos et le groupe Aria.

Mon but dans Berberian Sound Studio était de reproduire les sons d’un film d’horreur mais de les décontextualiser. Quand on fait entendre un son inhabituel au public mais qu’on lui dit que c’est la voix d’une sorcière ou d’un gobelin, ils sont capables de l’accepter comme tel. Il s’agit uniquement de recontextualisation. C’est ce qui se passe dans la scène avec le chou : il s’agit d’un son très familier, mais dans ce nouveau contexte il devient inquiétant. On passe d’un légume découpé au cœur d’une vierge poignardé par un prêtre, c’est déroutant. D’une certaine manière le film parle effectivement de ça : de contexte, de perspective, de point de vue.

FDC : Vous parlez de perte de repères, il y a effectivement quelque chose de très hypnotisant dans Berberian Sound Studio, dans le sens où les répétitions créent une désorientation assez forte. Cela ne passe pas uniquement par le son, mais par toute la mise en scène.

PS : Je crois que tout découle de l’intérêt que je porte à la musique. J’écoutais beaucoup My Bloody Valentine quand j’étais plus jeune, c’était une musique très forte, répétitive et intense, ça me faisait décoller. D’une certaine manière j’ai voulu reproduire ces éléments de répétitions, ces soupirs, ces prières… et les sampler. Tout le film fonctionne comme une boucle avec des samples. Il y a toute une accumulation de sons qui ne font pas grand sens quand on les entend une première fois, mais quand ils sont répétés, vous finissez par les comprendre. Je ne suis pas spécialement fan de films d’horreurs, ce que j’aime c’est surtout ce côté psychédélique. Des cinéastes tels que Kenneth Anger, dont je retrouve d’ailleurs l’influence dans Suspiria, mais aussi Alain Resnais ou Franju possèdent cette capacité à hypnotiser le spectateur. J’essaye moi aussi de conjurer le pouvoir de ces images, mais le paradoxe c’est que Berberian Sound Studio ne montre finalement pas beaucoup d’images. Le film ressemble plus à un long making-of, un bonus dvd !

FDC : On ne voit effectivement presque jamais le film dans le film. Mais en tant que spectateur, on n’en ressent ni le manque ni le besoin. Quand Berberian Sound Studio se termine, on a l’impression d’avoir également vu cet autre film.

PS : Tant mieux ! Je ne voulais pas qu’on voit trop d’images de ce film dans le film Je voulais pouvoir combiner le coté repoussant des films d’horreurs et la nature comique et ridicule de ces personnages qui découpent des légumes. Je voulais que le spectateur se demande s’il fallait mieux rire ou trembler.

FDC : Ce qui frappe dans le film c’est qu’aucun personnage ne souffre, il n’y a pas de meurtre et pas de sang. Et pourtant il y a une atmosphère oppressante, vraiment fantastique.

PS : Merci beaucoup ! C’est exactement ce que je voulais faire. J’avais peur que le public ne le trouve pas du tout inquiétant et s’ennuie. C’est marrant, il y a des ateliers sur tous les aspects du cinéma : sur les scénarios, la mise en scène, le montage… mais aucun sur l’atmosphère, parce qu’il n’y a pas de recette. On ne sait jamais ce qui crée une bonne atmosphère. J’imagine qu’ici, tout vient du son : on y a consacré beaucoup de temps. On a commencé à bosser sur la musique en 2009 alors que le tournage n’a débuté qu’en 2011. On a commencé par enregistrer des cris à la chaine. C’était très étrange d’enregistrer des cris toute la journée, on les a tellement répétés et distordus qu’on n’y faisait même plus attention. Il a fallu attendre le résultat final pour que les cris retrouvent leur nature terrifiante.

FDC : Vous dites que vous avez commencé à travailler sur le son en 2009, est-ce qu’à l’époque vous aviez déjà un script ?

PS : Oui. J’ai commencé à écrire le scénario en 2006, alors que je travaillais encore sur Katalin Varga. Ce qui m’a pris du temps c’est surtout de trouver des producteurs pour s’y intéresser, ce n’était pas un scénario facile à vendre. C’est même un film particulièrement impossible à pitcher à un producteur !

FDC : Vous faites partie d’un groupe de musique expérimentale, quel lien faites vous entre votre travail de compositeur et le travail autour du son dans Berberian Sound Studio ?

PS : Oui, tous les membres du groupe sont d’ailleurs dans le film. Il y a énormément de similitudes entre ces deux activités, je ne sais d’ailleurs pas à quel point c’est conscient ou non mais cela fait des années qu’on découpe des légumes ! Nous aussi on travail sur des sons quotidiens et on cherche à les amplifier, les rendre démesurés. Toute proportion gardée, on s’inspire un peu de ce que faisait Marcel Duchamp. Après tout il a pris un urinoir et l’a mis dans une galerie d’art, il a juste changé le contexte. C’était ça le surréalisme : rendre un élément quotidien incroyable juste en changeant le contexte.

FDC : Avez-vous considéré composer la musique du film vous-même ? Comment s’est passée la collaboration avec le groupe Broadcast ?

PS : Non, je n’aurais pas pu le faire car je ne me considère pas comme un musicien. Je suis un grand fan de Broadcast. C’était assez délicat car Trish Keenan est décédée après avoir composé la musique, juste au moment du tournage. C’était vraiment le groupe idéal pour ce film car ils partagent les mêmes influences : les musiques de films italiens bien sûr, mais aussi une certaine excentricité toute britannique.

FDC : Et quelle est la part d’excentricité britannique dans Berberian Sound Studio selon vous?

PS : Bonne question. Pas vraiment dans la musique, car à ce niveau les influences sont surtout italiennes, mais aussi tchèques. Toute la dimension britannique vient du personnage de Toby Jones, il a vraiment quelque chose d’on ne peut plus anglais.

FDC : Vous parlez beaucoup de son, mais comment avez-vous travaillé avec votre chef-opérateur ?

PS : C’est moi qui suis allé le chercher parce que j’adore ce qu’il a fait pour les frères Quay, c’est vraiment phénoménal. Mais il vient aussi du rock’n’roll, il a bossé avec John Lennon et Yoko Ono ou avec les Sex Pistols. Il était donc parfait pour ce projet parce qu’il possède ce double bagage. Nous n’avons pas vraiment fait de storyboard, nous avons tous les deux beaucoup improvisé au moment du tournage. Il m’a beaucoup aidé sur les cadrages, car ce n’est vraiment pas mon point fort. Notre principal travail a été autour la saturation de la lumière, mais on voulait également garder un aspect naturel. On a aussi beaucoup travaillé sur le zoom. Utilisé avec lenteur, c’est un élément très magnétique.

FDC : Au-delà de tous ces aspects techniques, j’aimerais que vous nous parliez de votre phase d’écriture scénaristique. Je crois qu’à la base, Berberian Sound Studio était un court métrage, comment avez-vous appréhendé le passage au long ?

PS : Oui, à la base il s’agissait d’un court métrage d’une minute. A l’époque, en 2005, il ne m’est même pas venu à l’esprit d’en faire un long. La structure était globalement la même qu’aujourd’hui, mais ça ressemblait plus à du William Castle qu’à du giallo, c’était presque une comédie d’horreur. Puis un ou deux ans après, le film m’est revenu en tête. En général quand j’écris un scénario, je préfère le laisser fermenter dans ma tête pendant au moins un an, pour voir comment il vieillit. Je ne sais pas écrire de bons synopsis. Chez moi le synopsis ne peut naître que du scénario fini. Je suis plus intéressé par l’atmosphère. Je n’aime ne pas forcément savoir exactement où je vais aller avec mon propre scénario.

Ce que je veux éviter c’est que mon scénario ait l’air de sortir d’un atelier d’écriture, un des séminaires hors de prix où l’on apprend à faire la même chose que tout le monde. La beauté d’un scénario est d’être unique, quitte à être mauvais. Glen or Glenda d’Ed Wood n’est pas un bon film mais les gens le regardent encore aujourd’hui, il a une qualité vraiment unique. Pour moi il n’y a pas de « bien » ou de « mal » en matière de scénario, ce sont des termes qu’on ne devrait jamais employer. On ne peut pas faire un film qui ne soit pas détesté au moins par certaines personnes. Même les films que j’estime comme les plus grands chefs-d’œuvre sont détestés par certaines personnes. C’est paradoxal dans la mesure ou Berberian Sound Studio mixe tellement d’influences différentes, mais pour moi la clé du succès pour écrire un scénario ou pour faire un film c’est d’être insulaire.

Entretien réalisé le 1er mars 2013. Un grand merci à Matilde Incerti.

par Gregory Coutaut

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