Entretien avec Peter Greenaway

Entretien avec Peter Greenaway

Le cinéaste britannique culte Peter Greenaway revient en pleine forme avec Que Viva Eisenstein ! (en salles le 8 juillet), un portrait inventif d’Eisenstein réunissant dans un kaléidoscope d’effets de montage ses obsessions pour la mort, le sexe et l’art. Rencontre avec un esthète exigeant et passionnant, qui lance un pont entre l’histoire de la peinture et le futur du cinéma.

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A travers vos films, vous avez souvent fait le portrait d’artistes, mais avec Que Viva Einsenstein !, c’est la première fois que vous filmez un cinéaste…

Cela fait plus de trente-cinq ans que je fais des films, et pour moi le cinéma d’Eisenstein reste la plus grande forme d’intelligence cinématographique. Il fut le plus grand poète du cinéma, alors qu’à l’époque, le cinéma n’était que prose. Des gens comme Griffith, par exemple, ne faisaient finalement que des continuités dialoguées. Eisenstein avait d’autres idées en tête, tellement que la plupart de ses projets n’ont pas abouti. Il faut savoir qu’il a réalisé ses trois premiers films, La Grève, Le Cuirassé Potemkine et Octobre avant même d’avoir trente ans.

On retrouve ici votre manière bien particulière de filmer la nudité masculine : paillarde sans être moqueuse, frontale sans être aguicheuse….

Chez Eisenstein comme chez la plupart des mes personnages, je cherche à montrer l’humanité dans ce qu’elle a de plus tangible et parfois triviale. Eisenstein est quelqu’un de pétillant, d’exubérant, qui adore être en vie, qui crie et rit fort, mais qui doit encore apprivoiser sa sexualité. Le rapport à son corps, dont il assume la forme mais pas l’usage, est très particulier. Je voulais que le spectateur apprivoise le personnage et s’y attache, qu’il reconnaisse en lui la même humanité. Je déteste l’hypocrisie des films américains, où l’on dort en sous-vêtement, où l’on fait l’amour avec les draps savamment disposés, où la nudité féminine est monnaie courante mais la nudité masculine est taboue. La révolution sexuelle a eu lieu dans les années 60, pourquoi en est-on encore à ces enfantillages ?

Ce qui est ironique, c’est qu’en revoyant Le Cuirassé Potemkine aujourd’hui, on se rend compte qu’il possède toute une imagerie crypto-gay.

Tout à fait ! Tous ces corps masculins, tous ces plans suggestifs sur des canons…

Y avait-il une dimension politique à dépeindre pour la première fois l’homosexualité d’Eisenstein ?

Vous voulez dire par rapport aux Russes ? La scène centrale du film les énerve beaucoup, en effet. Aujourd’hui Eisenstein est considéré comme un trésor national, et on n’est pas censé rappeler qu’il était gay. Les Russes savent que Tchaïkovski était gay, Nijinski aussi, mais on n’en parle pas. On me dit que je révèle l’homosexualité d’Eisenstein mais en réalité, celle-ci est très bien documentée, notamment à travers sa correspondance qui est consultable au bureau des archives de Moscou. Je n’invente rien. J’étais déjà très admiratif du cinéaste, mais en lisant ses écrits personnels, je me suis également attaché au personnage. Je prévois d’ailleurs de faire une trilogie, où l’on suivrait Eisenstein d’abord en Suisse puis à Hollywood. Pauvre Eisenstein, il n’a jamais pu s’adapter à la capitale de l’entertainment. Il a lancé 24 projets lorsqu’il était là-bas, mais aucun n’a abouti. Il aurait pourtant adoré y trouver sa place. Il faut savoir que, s’il était très dur envers lui-même, il n’était pas snob su tout. Toute sa vie il a rencontré des gens très divers. Je suis d’ailleurs en train de développer en parallèle une collection de 100 petits courts métrages consacrés aux grands noms qu’il a côtoyés: James Joyce, Cocteau, Gertrud Stein… A l’époque tout le monde voulait le rencontrer.

Avez-vous en tête des cinéastes contemporains que l’on pourrait considérer comme des héritiers d’Eisenstein ? Ou qui du moins, remettent l’image au cœur de la création cinématographique ?

Vous avez sans doute remarqué que Que Viva Eisenstein ! est plein de citations. Il y a des clins d’œil à Renoir quand il saute sur le lit, à Truffaut quand il boit, Fellini et ses clowns, et même mon réalisateur français préféré : Alain Resnais. Nous avons d’ailleurs repris la scène du jeu de L’Année dernière à Marienbad. Car c’est un film sur le cinéma, sur l’art de faire du cinéma. Et c’est un film sur le montage, c’est même un film de montage, il n’y a que ça : même la pierre, même l’architecture y est distordue sous le regard d’Eisenstein. C’est presque une manière de créer une troisième dimension. C’était ma décision délibérée de lui rendre hommage à travers un film qui dirait sans cesse ˝Regardez le montage ! Regardez le montage ! Regardez le montage !˝. Je voulais réorganiser le cadre trop classique de l’image. Le génie d’Eisenstein résidait en grande partie dans son art du montage. Quand il est parti tourner Que Viva Mexico ! à Guanajuato, il a tourné des kilomètres et des kilomètres de rushes, mais il n’a jamais eu le droit de l’éditer. Donc je compense !

Votre usage ludique du montage et de la transformation de l’image est à contre-courant de la tendance dominante du cinéma, où la technique doit être le plus invisible possible.

Oui, on n’est pas censé comprendre comment on fait un film, comment la magie opère. Or, je crois tout à fait à la devise préraphaélite de ˝L’Art pour l’art˝, c'est-à-dire que quand vous regardez un film, vous ne faites rien d’autre que regarder un film. Il n’y a pas de mystère derrière, il ne se passe rien d’autre. C’est très anglais, comme notion. A l’inverse, on a aujourd’hui tendance à récompenser surtout des films qui ont un but, un message. Regardez ce que deviennent les festivals de cinéma : des antennes d’Amnesty International. Le cinéma est maintenant au service d’une propagande sociale et politique.

Pensez-vous toujours, comme vous le disiez il y a quelques années, que la majeure partie de ce que l’on appelle des films ne sont en fait que des textes filmés ?

Tout à fait. On peut bien sûr penser à Harry Potter ou Le Seigneur des anneaux, qui sont effectivement de pures adaptations de texte, mais quand on s’appelle Almodovar ou même Godard, c’est toujours pareil : c’est le texte qui prime. Quand je vais voir un producteur, j’emmène sous mon bras quatre peintures, trois lithographies, un livre de gravure, et je leur dis ˝Donnez-moi de l’argent˝. C’est bien sûr très difficile, car même dans le milieu du cinéma, la plupart des gens n’arrive pas à penser en termes d’image, ils raisonnent uniquement avec le texte à l’esprit. Je n’ai pas l’impression que jusqu’ici nous ayons réussi à faire beaucoup de cinéma. Quand je vois des films, je ne vois que des textes. Eisenstein était un grand innovateur, et il avait une facilité rare à utiliser les nouvelles technologies. S’il était vivant aujourd’hui, il irait encore plus loin que James Cameron, il ferait des films post-hologramiques ou je ne sais quoi.

Vous qui vous passionnez pour les nouvelles technologies, allez-vous souvent au cinéma encore aujourd’hui ? Y trouvez-vous votre compte ?

Non, je n’y vais plus très souvent. Je vois des films professionnellement, pour ainsi dire, parce que j’ai besoin de me tenir constamment au fait des nouvelles technologies, des nouveaux langages cinématographiques. Or, regarder les films qui héritent de la technologie la plus pointue est parfois un mal nécessaire. Je dois bien avouer que je m’ennuie souvent au cinéma, car 95% des films se ressemblent entre eux et manquent d’audace.

Pouvez-vous citer quelque chose qui vous ai tout de même marqué, récemment ?

Ma formation de peintre a repris le dessus, et les choses les plus excitantes que j’ai pu voir ces dernières années provenaient plutôt du domaine des arts plastiques. Certains pensent que la peinture est devenue un art pour privilégiés, que les tableaux ne servent juste qu’à être vendus à des prix grotesques à des oligarques russes. Mais pour moi, ça reste avant-gardiste. Vous connaissez la fameuse phrase de l’ancien testament : ˝Au commencement était le verbe˝. Eh bien je n’y crois pas. Au commencement il y a forcément l’image, pas le verbe. Car comment pourrait-on nommer quelque chose qui n’existe pas, qui n’est pas là ? L’image est immanquablement le prologue de tout texte. De même, je considère que la majorité du cinéma que nous avons fait et vu jusqu’ici n’est qu’un prologue. La révolution numérique m’a bien sûr rendu très optimiste. Les nouveaux outils technologiques nous permettent de manipuler les images bien plus que le texte. Je pense que des formes d’expression extraordinaires vont naître, mais peut-être que ˝cinéma˝ sera un mot trop ancien pour les qualifier.

Pour vous, le cinéma n’est pas tant mort qu’en attente de naissance ?

En attente de renaissance je dirais. Le cinéma n’a que cent ans, c’est un art encore extrêmement jeune et immature. On dit toujours qu’il faut s’adapter aux temps qui changent, mais la plupart des réalisateurs d’aujourd’hui sont extrêmement conservateurs, et refusent de toucher à de vieilles recettes. Je crois que Tarantino, par exemple, tourne toujours sur pellicule. Je n’ai pas envie de faire des films qui auraient pu être faits tels quels il y a vingt ans, d’ailleurs Que Viva Eisenstein ! ne pouvait être fait qu’avec le langage technique d’aujourd’hui. On peut même aller plus loin, et dire que Scorsese tourne encore des films de la même manière que le faisait Griffith : le même traitement narratif avec début milieu et fin bien respectés, la même notion psychologique du bien et du mal, la même éthique chrétienne, la même dramaturgie héritée de Tchekhov et du théâtre russe, la même conception du film comme un aquarium, c'est-à-dire joliment éclairé mais auquel le spectateur reste hermétiquement extérieur… il est temps de passer à autre chose ! Emparons-nous de ce nouveau langage, car c’est toujours le langage qui fait évoluer l’art. Quand les matériaux pour peindre ont changé, la peinture a évoluée. Et quand la photographie a été inventée, l’art du portrait ou du paysage a changé, et la peinture a encore évolué, etc.

Le magazine américain Variety a récemment publié un article disant que désormais, 95% du cinéma mondial n’est plus vu en salles. On voit les films le plus souvent seul ou en couple, chez soi ou sur son smartphone. Le cinéma en tant qu’expérience collective est en train de disparaitre, mais il y a d’autres directions excitantes à explorer. Après 90 ans de cinéma-réalité, qui ne vaut pas forcément mieux que la téléréalité, on est arrivé à un carrefour. J’ai toujours pensé que le réalisme dans l’art était un cul-de-sac. Le cinéma anglais en est pourtant particulièrement friand. Mais quand on revoit les films soi-disant réalistes des années 60, on se demande bien qui a pu penser que ça ressemblait à la vraie vie ! La poursuite du réalisme est un leurre.

Le cinéma mainstream d’aujourd’hui ressemble à des jolies histoires faites pour bercer les adultes. Il y a quelque chose d’infantilisant là-dedans. La plupart des films ne consiste qu’en un assemblage d’activités sexuelles hétéros… le cinéma est embourbé dans des conventions sans queue ni tête qui n’ont plus rien avoir avec l’art. Le premier film de cinéma a été montré ici à Paris à Noël 1895, ou six mois auparavant, au mois d’août, et Freud publiait ses premiers articles sur l’hystérie féminine. Pour moi, les notions de psychanalyse et de cinéma sont étroitement liées. On pourrait dire que la plupart des films qui sont faits aujourd’hui sont des histoires freudiennes pour bercer les adultes. Après tout on est d’accord que Cendrillon parle d’autre chose que de chaussures, n’est ce pas (rires) ?

Pour vous qui êtes peintre de formation, qu’est ce que la peinture et le cinéma peuvent s’apporter mutuellement ?

C’est amusant, tout à l’heure je me plaignais que tous les films sont basés sur des textes, mais pendant longtemps, tous les tableaux aussi ne faisaient qu’illustrer des écrits : la Bible, la mythologie, la littérature. Même les portraits étaient souvent remplis de symboles. Ce n’est qu’à la naissance de l’impressionnisme que l’on a commencé à penser la peinture autrement qu’en termes narratifs. Les peintres ont dû se battre pour libérer leur art de l’emprise de la littérature, et je pense qu’aujourd’hui le cinéma devrait faire de même. C‘est une tâche ardue, parce que la plupart des gens veulent aller au cinéma justement pour qu’on leur raconte une histoire. Mais faire un film ne devrait pas consister à assembler des briques narratives le plus nettement possible. En tant que cinéphile, vous savez bien que quand on repense à ses films préférés, on ne repense pas à l’histoire. On repense à des sensations uniques, disponibles uniquement dans le médium cinéma, c'est-à-dire une association particulière entre le mouvement de l’image, le son, la performance, etc. Bazin disait que le cinéma était une drôle de combinaison entre du théâtre filmé, de l’illustration de texte et parfois, très rarement, si on a de la chance, de la peinture. Et rien n’a changé !

Pour la Biennale de Venise de cette année, vous venez de concevoir un montage vidéo en forme d’hommage à ˝l’image italienne˝. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ?

La Biennale de Venise m’a toujours plus ou moins couru après (rires). Les Anglais ont toujours été amoureux de Venise : Shelley, Keats, Byron…et moi aussi ! Cette œuvre est encore une fois liée à cette idée qui me poursuit : notre civilisation n’a pas cessé d’imprimer du texte sous toutes ses formes, essais ou fictions, pour parler de nous-mêmes. Pourquoi n’avons-nous pas de média qui fasse la même chose en passant uniquement par l’image en mouvement ? Or, l’art pictural italien est une des pierres angulaires de notre culture occidentale. Il y a quelques années, un journaliste italien m’a justement demandé pourquoi après mes études, j’avais finalement décidé de passer de la peinture au cinéma. Je lui ai répondu « parce que ça m’ennuyait que les peintures ne puissent pas être accompagnées de musique ». C’est une formule un peu trop facile, mais c’est comme ça que je fais du cinéma : des peintures avec du son.

A propos de Venise, où en est votre surprenant projet de remake de Mort à Venise ?

Remake, c’est le terme que mon producteur emploie en guise de publicité, mais ce que je prépare est un peu différent. Vous vous souvenez du roman de Thomas Mann, c’est l’histoire d’un jeune garçon observé et désiré par un homme mûr qui tombe malade. Je voudrais m’intéresser à ce qui a pu arriver à ce garçon une fois parvenu à l’âge adulte. Thomas Mann et Visconti étaient tous les deux gay, et probablement même pédérastes, on peut le dire. Mais à leur époque, ils ne pouvaient certainement pas raconter leur vérité sans prendre de détours. Aujourd’hui, en 2015, on peut faire un film en montrant crûment et sans guillemets la séduction entre ces deux personnages. Notre premier rapport sexuel influence toute notre vie, c’est même souvent l’évènement le plus fondateur. Je voudrais montrer comment une telle relation a pu façonner l’avenir du garçon. La moitié du film sera tourné à Londres, l’autre à Venise, et je suis actuellement en train de chercher mon acteur principal.

Parmi mes projets j’ai aussi une histoire de fantômes japonais, et un film sur Brancusi. Là aussi je suis en train de chercher mon acteur. Brancusi était très pauvre, en 1906 il a décidé de voyager de Bucarest à Paris à pied, pendant 18 mois ! Le film s’intitulera d’ailleurs Walking to Paris, ce sera une sorte de road movie piéton. La légende veut que la première chose que Brancusi a faite en arrivant ici soit d’aller aux pieds de la Tour Eiffel, de sortir un marteau de son sac, de frapper la tour comme une cloche en criant ˝je suis enfin arrivé˝. A l’époque, Paris était l’endroit où il fallait être quand on désirait être artiste. Où faudrait-il être aujourd’hui ? A Berlin est ? En Californie ? Il me semble que New York a perdu un peu cette place depuis une dizaine d’années…

A propos de Paris : pour parler de votre protagoniste, vous avez dit ˝Quand on est à l’étranger, on fait les choses différemment, on prend plus de risques.˝Quels sont les risques que vous prenez actuellement à Paris ?

… Je ne sais pas. Dans votre question je reconnais bien quelque chose de typiquement français, surtout dans le milieu de l’art et de la critique : une forme d’esprit, d’humour, et comme on dit en anglais, même si ça n’a pas le même sens que chez vous : d’insolence. Laissez-moi donc vous répondre à mon tour par une question : vous qui êtes cinéphile, vous préférez Méliès ou les frères Lumière ?

Je ne m’étais jamais posé la question…

Quand je pose cette question à des Anglais, j’ai deux sortes de réponses. Il y a l’école Mike Leigh : ceux qui préfèrent un cinéma réaliste inspiré du documentaire, et donc les frères Lumière, et puis il y a l’école Powell et Pressburger, qui est un peu à l’opposé, plus proche de Méliès et d’un cinéma artificiel. Cela ne vous surprendra pas: personnellement, je suis bien sûr pour une artificialité assumée.

Entretien 16 juin 2015 à Paris. Un grand merci à Matthieu Rey.

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par Gregory Coutaut

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