Entretien avec Patricio Guzman

Entretien avec Patricio Guzman

Après le succès de Nostalgie de la lumière, le cinéaste chilien Patricio Guzman revient avec le magnifique Le Bouton de nacre, nouveau documentaire poétique et audacieux sur l'histoire du Chili... mais aussi sur l'eau et le cosmos. Primé lors de la dernière Berlinale, Le Bouton de nacre (en salles le 28 octobre) adopte une forme unique et inédite, parfois touchée par la grâce. Rencontre avec son réalisateur.

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Dans Nostalgie de la lumière, vous vous intéressiez au nord du Chili, et avec Le Bouton de Nacre, vous vous focalisez cette fois sur l'extrême sud.On pourrait également remarquer que le premier utilisait la terre comme métaphore principale, et celui-ci prend celle de l'eau. Dans votre esprit, comment les deux projets se répondent-ils ou se complètent-ils ?

A la fin du tournage de Nostalgie de la lumière, il me restait l'envie de continuer cette double recherche : celle des corps des Chiliens disparus, mais aussi celle autour de la géographie du pays. Je me suis rendu compte que dans la pointe sud, près de la Terre de Feu, il y avait un trou énorme dans la mémoire. C'est une région splendide, faite de fjords et de glaciers, mais isolée parce qu’inaccessible, et il s'y trouve cinq ou six groupes ethniques d'Indiens dont presque personne ne connaît l'existence. Cela m'a semblé être une bonne piste pour poursuivre mes recherches. Je suis donc parti faire un voyage de repérages avec une équipe réduite dans cette région que je ne connaissais pas du tout. La plupart des Chiliens qui veulent aller dans le sud transitent par Puerto Montt. Après cela, le continent devient trop étroit pour le train et la route, il n'y a plus que des îles, et si on veut aller tout au sud il faut passer par l'Argentine. Nous avons donc dû prendre l'avion pour arriver jusqu'à Punta Arenas, qui est l'aéroport le plus au sud de tout le pays. Là nous avons loué un voilier qui appartient à une Australienne et une Canadienne qui ont pour habitude de faire l'aller-retour jusqu'à l'antarctique, pour des équipes scientifiques ou des touristes étrangers. Nous leur avons demandé de faire le tour de cette région, nous sommes restés huit à dix jours sur ce voilier.

Est-ce lors de ce premier voyage que vous avez eu l'idée du bouton de nacre comme métaphore ? Aviez-vous déjà une vision d'ensemble de ce que vous souhaitiez raconter ?

Lors de ce voyage, nous étions accompagnés d'un archéologue, qui nous a permis de rentrer en contact avec les Indiens de la région, et c'est là que nous avons entendu parler de l'histoire de Jemmy Button. Au début du 19e siècle, Jemmy fut l'un des cinq Indiens a être enlevés à leur région pour être exhibé à Londres. Il n'avait alors que quatorze ans. Les Anglais l'ont surnommé comme ça à cause des boutons qu'il portait sur lui, son vrai nom était imprononçable pour eux. Après son retour au Chili, un an après, il n'a jamais pu se réhabituer à son pays d'origine. C'est une victime. C'est en quelque sorte le symbole du sort des Indiens d'Amérique, qui étaient complètement perdus face à l'arrivée de l'homme blanc, qui ont été envahis puis isolés dans un monde qu'ils ne comprenaient plus.

J'ai poursuivi mes recherches à la Villa Grimaldi de Santiago (un ancien centre de détention depuis transformé en musée, ndlr). On peut y voir, exposés dans une vitrine, des morceaux de rails. Ce sont les rails auxquels ont attachait les prisonniers politiques durant la dictature, avant de les jeter dans la mer, au large de la ville. Sur l'un d'entre eux se trouve un bouton ordinaire, similaire à celui de Jemmy Button. Pourquoi ? Comment ? C'était pour moi un mystère total. Les recherches autour de ces disparus n'ont pu se faire qu'après la chute de la dictature. C'est uniquement à ce moment-là qu'on a pu remonter le fil de l'histoire, et l'identité de l'homme à qui appartenait ce bouton, et qui avait été ligoté aux rails, a pu être retrouvée. L'avocat de sa famille nous a appris qu'il s'agissait d'un homme haut placé au parti communiste. Il a été kidnappé, torturé, étranglé, attaché à ces rails puis jeté dans la mer depuis un hélicoptère, et pourtant son corps a été retrouvé échoué sur la plage. En tout presque 1400 corps ont été jetés à la mer à cette période-là. Mais aujourd'hui encore on trouve des journalistes conservateurs pour dire que cet homme n'était sans doute que la victime d'un crime passionnel.

Le film lie l'histoire de ces disparus avec l'histoire des Indiens. Il y a presque 5 millions de bovins en Terre de feu, et pour rendre cette terre apte à l'agriculture, il a fallu faire disparaître les Indiens. Dans les deux cas il s'agit de terribles histoire de liquidation.

Dans les deux cas, il n'y a pas eu de reconnaissance officielle par l'état, malgré les preuves et les documentations ?

Si les choses continuent, il y aura un jugement. Aujourd'hui, par exemple, on a retrouvé l'identité de certains pilotes qui transportaient ces corps en hélicoptère, mail ils sont très vieux, on ne sait pas s'ils seront encore vivants au moment de leurs procès.

Dans votre film, la réhabilitation de l'identité ethnique passe aussi par la langue. Il y a notamment une scène marquante où une femme indienne explique que dans sa langue, il n'y a pas de mot pour traduire Dieu...

C'est une langue qui est elle aussi difficile d'accès. C'est inapprochable, il n'y a que des consonnes et aucune voyelle ! Pourtant ces personnes-là parlent encore très bien. C'est une langue qui a des consonances presque asiatiques. J'ai d'ailleurs une théorie à ce sujet. Ma théorie, c'est que les premiers habitants de cette région venaient de Nouvelle-Zélande. La version officielle suppose qu'ils venaient au contraire du nord, du détroit de Bering, cela à cause de certaines similarités avec d'autres ethnies. Mais c'est à 14.000 kilomètres, cela signifie qu'il leur aurait fallu mille ans pour arriver dans cette région ! Ils n'auraient plus du tout été les mêmes à l'arrivée, et leur langue encore moins. Je pense donc que ces premiers habitants ont traversé le pôle sud à des moments où celui-ci n'était pas trop gelé. C'est possible, mais pour l'instant il n'y a aucune preuve, aucun appui scientifique. Mais les choses changent. On a récemment retrouvé des os et des traces de campements datant de 30 000 ans, selon le Carbone 14, alors qu’officiellement le Chili n'est peuplé que depuis 15 000 ans...

L'un des Indiens que l'on voit dans le film raconte que lorsqu'il était jeune, il voyageait le long de la côte chilienne dans son embarcation : de Punta Arenas jusqu'au bout, il a dû faire 1200 kilomètres, vous imaginez ? C'est extraordinaire, pour les gens qu'il a croisés à l'autre bout du pays, et qui étaient très différents de ces Indiens, cela devait être aussi extraordinaire que de découvrir une nouvelle race venue du pôle nord ou d'Afrique !

Votre film laisse une très grand place à l'imaginaire et la poésie pour mieux parler de choses terriblement concrètes comme des génocides. Selon vous, quel rôle peut jouer la métaphore pour parler du réel ? Qu'est ce que cela apporte en terme de récit?

C'est un point très important, et en même temps c'est très difficile de répondre. Lors de ce premier voyage, j'ai pris quelques notes, sous forme de poésie. Ce n'était ni une narration directe ni une description. C'était à la fois concret et pas du tout, puisque j'y parle d'astres et d'exoplanètes. Ce sont des intercalations personnelles et imaginatives, qui proviennent d'une sorte d'intuition. Pour moi, c'est le meilleur moyen de toucher à la vérité des lieux. On a commencé par monter quelques minutes du film et j'ai eu l'idée d'ajouter ces mots en voix off, et ça marchait. Cela nous a d'ailleurs guidés dans le montage, cela nous a permis de trouver la structure du film.

A la Berlinale, le film a remporté le prix du scénario. Cela peut paraître paradoxal pour un documentaire, mais dans le cas du Bouton de nacre, cela souligne au contraire la cohésion narrative d'un ensemble qui embrasse beaucoup de thèmes. Avez-vous une « phase d'écriture » au moment de lancer un tel projet ? A quel moment avez-vous en tête l'image de l'ensemble cohérent que sera le film ?

C'est une très bonne question, mais là encore il m'est très difficile de répondre. Tous les films ont besoin d'une histoire. Quand j'ai un film dans la tête, la narration est déjà relativement claire, et j'écris ce que j'appelle un scénario imaginaire. Par exemple : c'est le matin, l'eau est calme, le soleil perce les nuages, etc. C'est une histoire vraie mais inventée. C'est une tentative de raconter, c'est la fabulation d'une histoire vraie. Ce texte fait approximativement 20/25 pages, et en le lisant on retrouve un fil directeur, mais évidemment il y a des choses qui changent au tournage. C'est ça l'aventure du documentaire. Mais si, un fois le film monté, je relis ce scénario, je remarque qu'il y a beaucoup de cohérence. C'en est surprenant. C'est difficile à expliquer, c'est comme une chose magique...

C'est comme si, là dans ce bureau, je regardais longuement par la fenêtre pour observer la façade de l'immeuble d'en face. Si je me concentre entièrement et suffisamment longtemps, au bout d'un moment je pourrais deviner qui il y a derrière ces murs, qui sont ces personnes d'en face et quelles sont leurs vies. C'est la même chose avec l'Histoire humaine.

Le fil s’apprête à sortir au Chili. On sait qu'il y a là-bas un manque dans la transmission de l'histoire nationale. Comment pensez-vous que le film sera reçu ? Vos films sont-ils vus et commentés au Chili ?

Non. Par rapport à la France, pas du tout. En France, Nostalgie de la lumière avait fait presque 100 000 spectateurs, et au Chili 13 000. En France, Le Bouton de Nacre va démarrer avec 60 copies pour l'instant, mais je ne sais pas combien de copies la distributrice chilienne a prévu. Mais c'est quelqu'un qui connaît très bien le marché, elle a d'ailleurs réussi à faire qu'en parallèle de sa sortie en salle, le film soit montré dans des écoles. C'est parfait, parce que c'est dans les écoles que l'histoire se change. La moitié de écoles du Chili sont progressives, et l'autre est fermée sur l'histoire officielle et nie tout.

Êtes-vous optimiste sur la capacité de la nouvelle génération à s'approprier cette histoire ?

Oui, je suis même plus optimiste dans le cas de Nostalgie de la lumière. Entre autres, parce que c'est la toute première fois en trente ans que l'équivalent du CNC chilien accepte de nous donner de l'argent pour la coproduction.

Qu'est-ce qui a changé ?

C'est une ouverture qui s'est produite lentement dans le pays. Je dirais que c'est cela l'explication, parce qu'on a essayé les mêmes techniques qu'avec les films précédents ! D'autres cinéastes, comme Pablo Larrain, sont d'ailleurs dans la même situation. Dans des registres différents, nous sommes tous les deux comme des historiens. Les prix berlinois sont importants pour faire bouger les choses, mais cette situation nouvelle provient surtout de jeunes groupes d'action au Chili qui se battent pour le cinéma. Il faut avoir de l'espoir.

Entretien réalisé le 19 octobre 2015. Un grand merci à Karine Ménard et Laurence Granec.

par Gregory Coutaut

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