Entretien avec Miguel Gomes

Entretien avec Miguel Gomes

En début d’année, le buzz berlinois donnait Miguel Gomes grand favori pour remporter l’Ours d’Or. Si le prix lui a échappé, la sortie en salle cet hiver du poétique et surprenant Tabou devrait lui valoir un accueil des plus enthousiastes. Nous l’avons rencontré.

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FilmDeCulte : Tabou n’était pas le premier titre du film. Quel était-il, et pourquoi avoir changé ?

Miguel Gomes: C’était un titre qui est quand même resté en partie dans le film puisque c’est le nom d’un personnage : Aurora. En portugais c’est à la fois un nom de femme et la naissance du soleil, et cela me permettait bien sûr de faire référence à un autre film de Murnau. Puis on a appris que Cristi Puiu était en train de réaliser un film avec le même titre. Je pouvais voler ce titre à Murnau puisque son film a été fait il y a plus de quatre-vingts ans, mais le voler à un film réalisé l’an dernier c’était un peu trop. J’ai donc décidé de passer à un autre film de Murnau, et finalement j’en suis très content. Je dois remercier Cristi Puiu, parce que Tabou est un titre qui va bien au film. Bien sûr quand je change de titre, je change aussi de film, tout en gardant certains éléments : quand le film s’appelait Aurora, il avait déjà les mêmes protagonistes, il était déjà divisé en deux parties dont une en Afrique, puis d’autres éléments me sont venus en tête une fois ce nouveau titre choisi, par exemple les noms donnés aux deux parties « Paradis perdu » et « Paradis retrouvé », qui viennent aussi de Murnau.

FdC : En quoi ce nouveau titre correspondait-il mieux à cette histoire ? Finalement, qu’est ce qui est véritablement tabou pour ces personnages ?

MG: Tabou était le dernier film de Murnau, il était parvenu à maitriser de manière incroyable l’art de la mise en scène tout en se basant sur le travail d’acteurs non-professionnels. Pour un film des années 30, Tabou faisait preuve d’une ouverture rare aux choses du monde. Tout était contrôlé mais tout n’était pas maitrisé, des éléments extérieurs au cinéma pouvaient « entrer » dans le film. C’est pour cela que le film a une place très spéciale dans l’histoire du cinéma. Mais au-delà de Tabou, de L’Aurore et même Murnau, je voulais qu’il y ait dans mon film un lien avec la question de la mémoire, du temps qui passe et des choses qui disparaissent avec le passage du temps. Au début du film il y a quelqu’un qui va mourir, puis on apprend l’histoire de son passé dans la deuxième partie, l’histoire d’une société qui n’existe plus. C’est une histoire que seuls la mémoire ou le cinéma peuvent garder.

J’avais également comme volonté dans cette deuxième partie non pas de faire un film muet, parce qu’au contraire c’est très sonore, mais que ce soit une histoire racontée. Il y a un personnage qui raconte cette histoire en voix off, or quand quelqu’un essaie de raconter un événement lointain, il ne se rappelle pas forcément des mots exacts qui ont été prononcés. C’est pour ça qu’on a enlevé les dialogues pour garder seulement les images et les chansons. Ca me permet d’aller à la rencontre de quelque chose qui a disparu, un genre de cinéma qui n’existe plus. Pour moi, Murnau représente ce qu’il y a de plus noble comme type de cinéma, un cinéma perdu. Un cinéma qui avait une croyance, qui inventait des vampires, des mélodrames incroyables en Polynésie… Il y avait alors une croyance totale dans la poétique de l’opposition entre l’ombre et la lumière, l’homme et la nature, la ville contre la campagne… C’est quelque chose de très simple que le cinéma d’aujourd’hui a un peu abandonné, et Murnau pouvait faire tout cela parce qu’à l’époque il y avait encore une espèce d’innocence chez les spectateurs. Le cinéma était plus jeune. C’est comme quand on est petit et qu’on croit au Père Noël, après on devient trop conscient.

Le cinéma a grandi au fil de son histoire. Peut-être que maintenant c’est plus difficile d’avoir un rapport innocent au cinéma, on connait trop de choses. Il y a par exemple une scène dans Tabou où les personnages regardent les nuages et imaginent qu’ils ont la forme d’animaux. C’est quelque chose de typique du cinéma muet, quelque chose de primitif, de très simple mais pas naïf. Ce n’est plus possible de faire la même chose aujourd’hui. Déjà parce que je ne suis pas aussi bon que Murnau, mais aussi parce que je vis dans une autre époque. J’essaie d’une certaine façon de récupérer un peu de cette innocence perdue.

FdC : Contrairement à un autre film en noir et blanc sorti récemment, The Artist, vous ne cherchez pas à utiliser strictement les mêmes trucs que le cinéma muet mais à recréer sa force d’évocation en utilisant les outils d’aujourd’hui, en réinventant. C’est plus évocateur pour vous ?

MG: Ca m’embête parce que je n’aime pas dire du mal de mes collègues. Je trouve que The Artist est un film bien fait, bien ficelé, mais j’ai un problème avec le fait que je suis portugais, et donc que je n’habite pas à Hollywood. Mon identité est liée à mon pays. Je vis dans une époque qui n’est pas celle des années 30. Je n’ai jamais voulu par exemple que mes acteurs jouent de la même manière qu’à l’époque. Il y avait alors un contexte cinématographique qui était lié à une certaine géographie, une certaine époque. Je pense que ce n’est pas possible d’y revenir, de refaire des films comme à l’époque, mais je crois qu’il est possible d’avoir la mémoire de ce temps-là. En essayant non pas de copier l’esthétique mais de revenir sur la même sensation, ce qui n’est pas la même chose. J’ai essayé de recréer la sensation que j’ai eue lorsque j’ai découvert des films comme ceux de Murnau ou d’autres, même s’il faut tout réinventer en chemin pour y arriver.

FdC : Est-ce pour cela qu’on retrouve une certaine forme d’artificialité dans Tabou ? Les dialogues sont, comme vous le disiez, souvent remplacés par une voix off, et sans nuire à l’émotion, cela crée en même temps une certaine distance avec le spectateur.

MG: C’est vrai qu’il y a beaucoup de filtres : la voix off, peu de dialogues, du noir et blanc… des choses qui en général tiennent le spectateur à distance. Tabou n’est peut être pas un grand mélodrame hollywoodien, mais j’avais quand même envie de m’en rapprocher, tout en sachant très bien que je ne pouvais pas refaire la même chose. Mais même avec tous ces dispositifs, je ne veux pas renoncer. Dans Tabou chaque scène était appréhendée de manière différente, et mélange des choses parfois très ironiques et parfois très émouvantes. C’était comme inventer un espace pour que les fantômes puissent revenir.

FdC : Si l’histoire de Tabou c’est l’histoire de la jeunesse, seriez-vous d’accord si l’ont dit qu’on peut voir également Tabou comme un film sur la jeunesse du cinéma : vous utilisez à la fois du noir et blanc, les premiers documentaires coloniaux et les mélos exotiques hollywoodiens. Tabou c’est un film sur le cinéma pour vous ?

MG: Si vous vous référez au film dans le film qu’un personnage va voir au cinéma, je ne sais pas si j’appellerais ça un documentaire : il y a quand même un fantôme et un crocodile mangeur d’homme, c’est de la folie, c’est de la fiction. Je l’ai plutôt envisagé comme un conte.

FdC : Mais c’est la voix-off qui donne justement à cette scène son faux-air de documentaire.

MG: Je comprends. Pour moi cette scène symbolise le fait que dans la première partie du film, les personnages ont la nostalgie de leur jeunesse, d’où le conte. Politiquement, Aurora peut se permettre de dire qu’elle regrette cette période coloniale et qu’elle a perdu sa terre, mais ce qu’elle a réellement perdu c’est sa jeunesse. C’est ça qui lui manque, à elle et aux autres personnages. La première partie représente cette envie. Pour moi, c’est globalement la même chose pour le cinéma en général : sa jeunesse lui manque. C’est ça le vrai paradis perdu. Cette première partie est une sorte de post-mélodrame, tout s’est déjà passé, tout est déjà joué. Le mélodrame en lui-même, c’est la deuxième partie. Le cinéma d’antan c’est aussi une sorte de paradis perdu.

FdC : D’ailleurs ce qui manque aux personnages, ce n’est pas seulement leur jeunesse, mais aussi qu’on leur raconte des histoires, ils ont un besoin insatiable de fiction : Pilar va au cinéma, Santa lit des livres d’aventure, Aurora joue un peu un personnage dans sa propre vie. Peut-on dire que c’est de ça dont parle Tabou, du besoin de raconter des histoires ?

MG: Oui, c’est le rêve d’une autre vie. Le rêve de ne pas être toujours dans le même quotidien, d’inventer d’autres espaces, plus larges que le couloir très étroit entre ces deux portes, qui est le principal décor de la première partie. J’ai d’ailleurs fait le travelling le plus ridicule de ma vie pour accompagner un personnage qui va frapper à la porte de sa voisine. J’ai choisi le personnage de Pilar comme fil directeur parce qu’elle a un grand besoin de fiction, une caractéristique que tous les personnages de la première partie partagent, et la deuxième partie du film vient un peu comme un cadeau pour remplir ce vide en eux. Je l’ai également choisie parce qu’elle a un rapport très bizarre avec la culpabilité. D’abord, elle a vraiment bon cœur. C’est impossible d’inventer un personnage plus gentil, non ? Et en même temps elle a cette nécessité absolue d’essayer de faire du bien, de prendre sur elle les fautes d’Aurora ou de la société. Elle a un coté assez naïf qui la rend un peu conne mais en même temps très émouvante. Elle est maladroite, elle est condamnée à rater tout, elle a un côté loserb un peu désespéré. Mais elle a conscience que le monde ne va pas bien, or c’est quelque chose dont les personnages de la deuxième partie se foutent. Ils ne comprennent par que leur empire colonial est en train de tomber en ruines parce qu’ils sont trop occupés à s’amuser, à chanter, à se faire des films. Ils jouent leur vie comme si c’était un film, mais un film un peu mal foutu, qui va mal finir. Quand dans la première partie, Aurora dit qu’elle a du sang sur les mains, on la prend pour une vieille folle qui dit n’importe quoi mais à la fin on réalise que cette culpabilité avait une raison d’être. La seule qui parait être un peu détachée de tout c’est Santa. Elle est un peu comme Robinson Crusoé sur son île, elle interagit avec les autres mais on ne sait jamais vraiment ce qu’elle pense. Ca me plait.

FdC : Vous avez d’ailleurs dit que si la première partie du film correspondait à une gueule de bois, la 2e partie représentait le moment où l’on boit. Le film aurait-il été le même avec un autre ordre ?

MG: Voilà, je voulais commencer avec quelque chose qui était déjà fini, avec des personnages plus âgés qui ont une vie monotone. Un mélange d’angoisse et de sérénité, une angoisse déjà acceptée, comme une gueule de bois. Quand on repart dans le passé, on réalise qu’il y a déjà le poids de cette culpabilité future. Même si l’on voit Aurora et Ventura en train de baiser et qu’ils sont sexys, on le sent : on a déjà vu mourir Aurora et on est guidé par la voix très fatiguée du vieux Ventura. Tous ces gens là sont des fantômes ou sont en train de mourir. Aujourd’hui le colonialisme est révolu, le cinéma classique est révolu, et si on veut parvenir à retrouver cette Afrique sexy et érotique inventée par le cinéma des années 40, il faut en passer par cette gueule de bois. Pour que tout cela ne devienne pas une simple copie, une fabrication ou un mensonge, il ne faut pas oublier qu’on arrive du futur.

Entretien réalisé à Paris le 24 Octobre 2012. Merci à Chloé Lorenzi et Audrey Grimaud

par Gregory Coutaut

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Tabou - critique du film

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