Entretien avec Mahamat-Saleh Haroun

Entretien avec Mahamat-Saleh Haroun

Avec Une saison en France, en salles ce mercredi 31 janvier, c'est la première fois que le Tchadien Mahamat Saleh-Haroun tourne dans l'hexagone. Le réalisateur de Un homme qui crie et de Grigris raconte l'histoire d'un professeur de français qui quitte la guerre en Centrafrique pour bâtir une nouvelle vie en France avec ses enfants. Il nous explique l'importance politique de déjouer les clichés misérabilistes.

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Qu'est-ce qui vous a poussé à tourner un film en France pour la première fois ?

Le fait que je vive ici depuis plus de trente ans, car je suis moi-même venu en France chassé par la guerre, mais aussi l'envie de faire partie de l'histoire du cinéma français, dont je partage les valeurs. Pourtant, l'envie de faire ce film est née surtout d'une colère face à la représentation de l’étranger dans le cinéma français, qui ne me semble pas juste, toujours à côté de la plaque. Il y a un discours politique récurrent depuis un certain nombre de décennies: "le bruit et l'odeur", "le seuil de tolérance", etc, et à cela s'ajoute un certain type de cinéma qui a participé à déconstruire l'image de l’étranger dans l’espace commun, ce qui n'arrange pas les choses. Le cinéma n'a montré que l'étrangeté de l'étranger, il nous dit qu'il faut le "tolérer" malgré son étrangeté. Or, mon désir c'est justement d'inscrire les étrangers dans l'espace commun, pour montrer qu'il y a réellement quelque chose à partager. Je voulais raconter cette histoire d'un point de vue non pas spectaculaire mais intérieur, au quotidien, pour redonner à voir la réalité de ces personnes invisibles, et non pas les montrer comme une masse invasive. Cette question de l'espace commun aux Français et aux étrangers, c'est quelque chose que le cinéma français n'a pas pris en charge, c'est quelque chose qu'on ne voit jamais.

Vous filmez Paris de façon inattendue: vous vous attardez sur des lieux périphériques qui ne sont ni le centre ni la banlieue, et qui reflètent l'état transitoire des personnages. Comment avez-vous choisi les décors ?

Je voulais montrer les lieux de transit, car ces gens sont en sursis. Je me suis inspiré d'endroits que j'ai vus, mais que j'ai jamais retrouvés au cinéma, même dans les films sur les réfugiés. Par exemple, lors des repérages, en s'enfonçant loin dans la forêt, on a trouvé des gens de l'Europe de l'est qui vivaient cachés dans des cabanes. D'où la cabane d’Étienne dans le film. Je tenais à montrer cela parce que le cinéma français parle très souvent de Paris sous l'angle du mythe, de façon rarement réaliste. Ainsi, pour parler des étrangers, on montre souvent les mêmes banlieues très typées, avec leurs tours. J'aime bien arpenter la périphérie et la marge. Pour moi, la marge ce n'est pas ce qui est indigne du centre, c'est ce qui irrigue le centre. Je voulais donner à cette histoire une réalité qui ne soit pas parisienne mais qui cerne Paris, tout en étant dans son invisibilité, qui hante Paris en quelque sorte.

Vous employez le mot hanter, or ce n'est pas la première fois dans votre filmographie que vous vous intéressez à ce qui est fantomatique.

Oui j'ai comme l'impression qu'il y a quelque chose qui me travaille, c'est une question cinématographique qui m’intéresse beaucoup, et pour moi c'est avant tout une question d'espace. Il y a des films qui travaillent l'espace comme un lieu où l'intrus et toujours un danger, alors que chez moi, la tension provient plutôt des gens qui soudain ne sont plus dans le cadre, ne sont plus visibles. Pour moi le drame intérieur vient du fait que quelqu'un disparaît du cadre physique que l'on occupe, et à partir de ce moment-là, la figure et la mémoire du disparu nous hante. La figure du revenant, son souvenir, devient alors le seul moyen de se reconstruire. Comment continuer à vivre, comment survivre à ceux qui nous quittent et dont on est délesté ? Continuer à avancer en permanence tout en perdant des bouts de soi, nos amours, nos amis, c'est le propre de l'homme. Faire revenir les absents par le fantastique, c'est une façon de reconstruire quelque chose, c'est une démarche presque utopique, or il me semble qu'il est important que le cinéma construise aussi des utopies. Je découvre l'immense potentiel du fantastique dans ce domaine. Pour moi c'est un genre politique: il nous parle de ce qui nous hante, ce qu'on ne peut pas formuler et donc qu'on ne peut pas représenter.

Cette vision du fantastique comme outil de mémoire politique me fait penser au travail de Christian Petzold (Barbara, Phoenix...) qui utilise la figure du fantôme pour questionner le rapport des nouvelles générations allemandes à leur héritage historique. Avez-vous vu certains de ses films?

Je ne connais pas bien son cinéma, mais je trouve cette approche très intéressante. Le fantastique est peut-être la meilleure manière de poser des questions politiques car nous vivons dans des sociétés souvent dépolitisées, où parler de politique de manière frontale peut faire fuir, ce sont des sujets dont personne ne souhaite parler. Il y a une espèce de désertion des idées politiques, et le fantastique est une très bonne entrée en matière. L'idée que l'espace où l'on évolue est hanté, et qu'on est ainsi lié à un autre monde, est de plus en plus opérante dans ma tête. Mais je découvre tout ça, ma cinéphilie fantastique en est à ses débuts.

Votre prochain film sera d'ailleurs un film de revenants, n'est-ce pas ?

Oui. C'est l'histoire de quelqu’un de religion musulmane qui meurt. Comme c'était un pécheur, les hommes de sa communauté refusent de l'enterrer, or les femmes n'ont pas le droit de le faire. Sa mère décide donc de l'enterrer malgré l’interdiction. Suite à quoi le mort revient pour demander qu'on lui rende justice.

Vous parlez de fantastique comme moyen de construire une utopie, c'est aussi le sens de la scène de la berceuse au début du film, puisque ce qu'on peut interpréter comme la voix d'un fantôme vient reconstruire la cellule familiale.

Oui. Il n'y a pas de réponse claire sur l'origine de cette voix, on ne sait pas trop si l'invocation ou la convocation des souvenirs fait rejaillir des choses, mais c'est un moment fantastique que je filme de façon très réaliste. Le statut d'une comptine, c'est de ramener à l'enfance, elles nous transportent quelque part de façon presque inconsciente, presque fantastique en soi. C'est un lien avec notre passé, qu'il soit heureux ou non. Je me surprends encore souvent à fredonner les comptines que je chantais à mon bébé.

Est-ce pour cela que le film est raconté en voix off par le fils du protagoniste?

Notre seule éternité, c'est la mémoire. Il y a des moments vécus qui ne disparaîtront pas tant que des gens vivants continueront à les raconter. Souvent dans les histoire de migration, la première génération n'a pas le temps de raconter ce qu’elle vit, et c'est alors la deuxième génération, ou celle d'après, qui va documenter et raconter. Je voulais que ce petit garçon soit l'archiviste de ce qui se passe devant lui, comme une mémoire qui est déjà en train de se construire. Ce qui fait sens pour moi, c'est la mémoire qui se fabrique à un moment donné, et comment elle est partagée. Comment se tisse, activement ou inconsciemment, quelque chose qui relève de l’expérience collective et qui devient donc de la mémoire collective. Il y a une mémoire qui se construit entre la France et toutes ces populations venues du monde entier demander l'asile, et qui se retrouvent laissées pour compte au nom d'une politique que n'est pas juste. Cette politique n'est pas juste car elle ne tient pas compte de cette mémoire commune, elle fait comme si ces gens n’étaient que des dossiers, des statistiques, or ce sont des hommes, des femmes, des histoiris, des rapports, des rituels, etc.

Pourquoi avoir choisi Sandrine Bonnaire ?

En tant que réalisateur, Sandrine Bonnaire c'est vraiment l'actrice que j'ai désirée depuis le plus longtemps, depuis que j'ai mis les pieds en France. Je l'ai découverte dans les films de Pialat et dans celui de Varda, et l'envie de tourner avec elle était là, en permanence. L'urgence de montrer des images du Tchad était plus importante, donc j'ai attendu le bon moment. Et dès que j'ai fini le scénario, je savais que pour incarner cette France généreuse, accueillante, souriante, il me fallait le plus beau sourire de France. Deux jours après avoir lu le scenario, elle a voulu me rencontrer, et c'était comme si on se connaissait depuis des lustres.

Qu'est-ce que vous voulez dire quand vous faites dire à Étienne "L'Afrique est une fiction" ?

Quand Etienne dis ça, Abbas lui répond tout de suite "tu exagères", donc peut-être que c'est exagéré de dire ça. En fait, Étienne commence par dire que la République centrafricaine est une fiction, et c'est un bon exemple. La République centrafricaine est un pays qui a été nommé dans une langue qui n'est pas la sienne, une langue qui n'est même pas celle de la majorité de la population. C'est un territoire qui a été un peu découpé n'importe comment, parce que c'était le centre du continent et qu'on ne savait pas quoi en faire. C'est un territoire à qui on a donné un nom sorti de nulle part, alors que personne n'avait employé ce terme avant. C'est également le cas d'autres états africains, comme la Côte d'ivoire, par exemple. C'est un peu comme si la France s'appelait soudain Old Boy, alors que l'anglais n'est même pas la langue nationale. Dans le reste du monde, la construction de la plupart des pays s'est faite avec des guerres, des désirs d’être ensemble, des désirs de faire nation, mais ce n'est pas le cas dans la plupart de pays africains. Ce sont au contraire des pays à qui on a donné un nom, une monnaie, qui ont copié la formule de l'état telle qu’elle a été pensée ailleurs mais qui n'avait jamais été imaginée ici. Dans cette réplique, le terme fiction ne désigne pas ce qui n'existe pas, mais ce qui été inventé de toute pièce.

Entretien réalisé le 25 janvier 2017. Un grand merci à Vanessa Fröchen

par Gregory Coutaut

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