Entretien avec Laura Bispuri

Entretien avec Laura Bispuri

Sélectionnée en compétition à la dernière Berlinale, la réalisatrice italienne Laura Bispuri réunit dans Vierge sous serment (en salles le 30 septembre) deux des meilleurs comédiens européens du moment : Alba Rohrwacher et Lars Eidinger. Ce premier long métrage fait le portrait mystérieux et émouvant d'une jeune femme ayant décidé de renoncer à sa féminité pour vivre comme un homme. Nous avons rencontré la réalisatrice qui compte parmi les découvertes de l'année.

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Vierge sous serment raconte l'histoire de Mark, joué par Alba Rohrwacher, et ce qu'il y a de plus frappant, c'est que durant toute la première partie du film, ce décalage de genre n'est tout simplement pas abordé. Tout le film se déroule comme si seul le spectateur se rendait compte qu'il y avait une femme dans ce personnage. Qu'est ce qui a motivé cette approche inattendue ?

L'idée a toujours été d'avoir un début mystérieux, précisément parce que je voulais construire l'identité masculine de ce personnage de manière subtile et progressive. Je ne voulais surtout pas faire porter un masque ou une moustache à Alba, mais je souhaitais au contraire laisser planer cette ambiguïté. C'est d'ailleurs pour cette même raison que le début du film est très silencieux : les six première minutes sont entièrement muettes, et ce silence n'est brisé que lorsque le personnage annonce qui il/elle est à l'interphone : « c'est Mark ».

Est-ce aussi pour conserver cette ambiguïté que vous avez adopté une structure narrative non-chronologique ?

Oui, mais pas uniquement. En fait il y a eu deux raisons principales. C'est d'abord un choix de scénario : je voulais que ce film soit un voyage à l'intérieur du personnage de Mark. Ce qui m’intéressait ce n'était pas tant sa transformation extérieure que son évolution intérieure. Or l'intériorité est quelque chose de très difficile à montrer au cinéma. Ces flashbacks permettent de jouer sur des échos, d'apporter une profondeur supplémentaire. La deuxième raison c'est que Mark est un personnage complexe, avec beaucoup de strates et de nuances, il me paraissait donc logique que la structure du film épouse cette complexité, c'était une question d’honnêteté.

Vous employez le terme de voyage pour parler du parcours de Mark, et effectivement, le film montre que le genre est quelque chose de fluide plutôt qu'un interrupteur avec seulement deux positions. Mark n'alterne pas masculinité et féminité, il fait plutôt un voyage à 360°.

Oui j'utilise beaucoup ce mot. Il m'a beaucoup suivie pendant la naissance du film et durant le tournage. C'est ce qui m'a permis de définir ce que je cherchais vraiment comme résultat. On peut diviser le film en deux types de paysages, et cela dans plusieurs sens du terme : d'abord le paysage albanais, qui est relié au masculin, puis le paysage italien, qui amène vers le féminin. Et pourtant, comme vous dites, il n'y a pas un interrupteur entre les deux, c'est une métamorphose progressive et surtout très fluide. Le choix de la scène finale est particulièrement symptomatique de cela : Mark arrive, il a l'air d'être « redevenu » une femme, tout en conservant pourtant son apparence masculine.

J'ai vécu cette scène de fin comme un happy end, et pourtant elle demeure ambigüe.

En général, c'est la où les spectateurs pleurent le plus en tout cas ! Sans doute à cause de l’enchaînement de la chanson de la mère et du sourire de Mark. Mon idée était de faire un film émouvant avec un langage rigoureux, c'est une formule que j'emploie souvent. J'ai voulu faire de cette scène un moment chaud alors que Mark est un personnage plutôt froid, et je pense que c'est justement cette contradiction qui rend la scène marquante.

J'ai eu l'impression que le montage était différent selon que les scènes appartenaient au présent ou au passé de Mark : celles d'adolescence en Albanie paraissent dynamiques et tendues, tandis que celles en Italie ne coupaient ni les dialogues, ni les silences. Pourquoi ce choix ?

C'est vrai, mais la raison n'est pas scénaristique. J'ai voulu tourner ce film de manière très rigoureuse, et dès le départ je souhaitais utiliser beaucoup de plan-séquences, mais à un moment du montage me suis rendue compte qu'il fallait bien trouver un moyen de différencier le passé du présent. J'ai donc retravaillé les séquences albanaises, parce que je ne voulais pas toucher aux autres !

Comment avez-vous casté l'acteur allemand Lars Eidinger (Everyone Else, Sils Maria... )? Qu'apportait-il au personnage de Bernhard ?

Au début, j'avais pensé à quelqu'un d'autre, un acteur italien, mais celui-ci est rentré en conflit avec plein d’éléments différents du film, à tel point que ça devenait inextricable. La production m'a alors suggéré de rencontrer des comédiens allemands. Parmi ceux qu'on m'a proposés, Lars est le seul que j'ai eu envie de rencontrer. Et lorsqu'il est venu à Rome, je l'ai vu à côté d'Alba et je me suis dit qu'ils avaient quelque chose d’extrêmement semblable. Ça me plaisait beaucoup que ces deux personnages partagent une ambiguïté, que ce soit précisément cette ambiguïté qui soit leur point de rencontre. J'ai même réécrit un peu le personnage dans ce sens, en fonction de ce que Lars apportait de lui-même.

Je voulais revenir sur une scène marquante et riche de sens, celle où Mark croise un groupe de jeunes nageuses : ce sont des jeunes filles que la discipline de leur sport oblige à toutes se ressembler et à dompter leurs corps. A ce moment-là on se demande finalement qui, d'elles ou de Mark, est le plus libre dans son corps.

Je suis contente que vous ayez vu cela, parce que cette scène met en valeur l'un des fils rouges du film, qui est la liberté. On peut effectivement se demander où et comment on est le plus libre, entre la ville italienne ou la montagne albanaise, mais la question pourrait se poser dans n'importe quel contexte. Ces jeunes femmes qui font de la natation synchronisée ont beaucoup d'importance symbolique : d'une part elles montrent comment on peut conquérir son corps et sa liberté lorsqu'on a quatorze ans, mais à travers elles, on retrouve aussi une certaine forme de féminité en cage. Ces filles doivent toujours sourire, être tout le temps maquillées, même sous l'eau, et on les pousse à devenir semblables.

L'une des questions que pose le film c'est comment notre corps peut devenir à la fois une entrave à notre liberté mais aussi un outil pour la reconquérir.

Oui, je suis évidemment tout à fait d'accord avec ça, le discours sur le corps est fondamental dans le film. Le personnage Mark est froid, il a vécu des années dans l'isolement, sans contact. Il est un peu congelé, comme un caillou ou un des rochers des montagnes d'où il vient, et c'est à travers ce voyage qu'il va peu à peu se réchauffer. Lorsqu'il arrive à la piscine et voit tous ces corps découverts, c'est l'étape principale de ce réchauffement.

Entretien réalisé le 21 septembre 2015. Un grand merci à Viviana Andriani.

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par Gregory Coutaut

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