Entretien avec Justin Kurzel et Daniel Henshall

Entretien avec Justin Kurzel et Daniel Henshall

Les Crimes de Snowtown, présenté cette année à la Semaine de la Critique, a été l'un des moments forts du dernier Festival de Cannes. Lauréat d'une mention spéciale décernée par le président du jury Lee Chang-Dong, ce film-choc australien révèle un cinéaste, Justin Kurzel, et un acteur, Daniel Henshall. Nous les avons rencontrés.

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FilmDeCulte : Justin, vous avez décrit Les Crimes de Snowtown comme étant un film « très australien ». Qu’est ce que cela signifie, pour vous ?

Justin Kurzel: C’est un film australien avant tout dans le sens où il s’inspire d’événements qui ont réellement eu lieu en Australie. Le film tel qu’il est n’aurait pas pu être réalisé où que ce soit d’autre, parce qu’il est très lié à l’endroit où toute cette histoire à eu lieu, aux personnes qui l’ont vécue. Que les Australiens le veuillent où non, ce chapitre fait partie de notre histoire, de notre culture. Mais je ne pense pas que les spectateurs s’imaginent en voyant les Crimes de Snowtown que tous les Australiens sont comme ça. En tout cas il ne s’agit pas du tout d’une métaphore du pays entier, on ne l’a pas du tout pensé comme ça. Mais cela reste un film sur l’identité, sur la recherche de sa propre identité à travers un environnement hostile, et c’est quelque chose que l’on retrouve souvent en filigrane dans le cinéma australien, que ce soit dans Ballroom Dancing, Muriel, Priscilla, folle du désert, Chopper, Réveil dans la terreur, The Boys ou Animal Kingdom. Il y a dans le cinéma australien cette recherche commune d’une identité, et Snowtown s’inscrit entièrement dans cette lignée.

FdC : Les faits dont s’inspire le scénario sont restés célèbres en Australie, alors que chez nous cette histoire est globalement inconnue…

Daniel Henshall: Oui, je ne pense pas que cette histoire soit connue où que ce soit ailleurs qu’en Australie.

FdC : …Et dans vos interviews australiennes, la plupart des questions tournent autour de votre travail de reconstitution. Or le public étranger, qui ignore potentiellement cet aspect, appréhende le film avant tout comme un pur travail de fiction. Quelle est selon vous la meilleure manière d’aborder votre film ?

Daniel Henshall: Un peu des deux, je dirais.

Justin Kurzel: A Cannes par exemple, le public a vraiment été surpris de voir au générique de fin que nous nous étions inspirés d’une histoire vraie. La plupart ne l’ont d’ailleurs découvert qu’à ce moment-là. Ils l’avaient pris pour une de fiction. Du coup ils ont eu une expérience très différente du public australien, qui avait déjà un certain bagage avent de voir le film. Au Royaume-Uni il n’est pas encore sorti mais ils ont écrit en grand sur l’affiche « inspiré de faits réels », donc la plupart des spectateurs seront au courant.

Daniel Henshall: Je pense que pour une grande partie du public à Cannes, ça a été un vrai soulagement d’apprendre à la fin que c’était une histoire vraie, parce qu’ils commençaient à se demander quel genre de réalisateur pouvait faire un film comme ça, pouvait avoir envie de raconter une telle histoire.

FdC : Avec le recul, quel regard portez-vous sur votre sélection à Cannes ?

Daniel Henshall: C’était génial! Rien que d’être sélectionné, c’était déjà exceptionnel!

Justin Kurzel: Le comité de la Semaine de la critique a visiblement adoré Snowtown, ils étaient particulièrement enthousiastes, très fiers mêmes. En plus c’était l’une des toutes premières projections, et pas seulement à l’échelle internationale, à l’époque le film n’était même pas encore sorti en Australie, il n’est sorti que deux jours après. C’était donc très excitant de voir comment les gens allaient réagir. C’était un peu comme essayer d’apprendre à notre bébé à marcher pour la première fois. Maintenant on est un peu plus rodés à l’exercice des festivals.

FdC : Une bonne partie du public a été déstabilisé par la violence de certaines scènes.

Justin Kurzel: Oui, il y a plus de départ lors des projections cannoises que n’importe où ailleurs.

Daniel Henshall: Mais c’est très difficile de savoir pour quelles raisons ils quittent la salle. Certains spectateurs étaient des professionnels du cinéma et d’autres non, certains étaient très jeunes et d’autres très âgés. Il y a un coté dramatique qu’on ne retrouve pas ailleurs. Et pourquoi pas, d’ailleurs ? Ca me va. Ce sont des réactions brutales mais au moins elles sont viscérales. Cannes a la réputation d’exacerber les réactions des spectateurs, dans un sens comme dans l’autre. Le public veut faire savoir ce que leur a inspiré le film qui a monopolisé leur attention. Lors de la première projection, une dizaine de personnes se sont levées, d’abord en silence, puis en tapant du pied très fort. Et c’est finalement ce qui a fait que Snowtown a fait partie de ceux qui étaient le plus débattus tout au long du festival. On a touché les gens, et c’était le but.

Justin Kurzel: En tout cas les gens ne partaient pas parce qu’ils s’ennuyaient (rires).

Daniel Henshall : Si le film n’avait pas affecté ceux qui l’ont vu, si le public était sorti de la salle l’esprit léger, ça aurait voulu dire qu’on n’avait pas réussi à rendre hommage aux vraies personnes qui ont vécu ces événements. Raconter une telle histoire demande de la force et du courage.

FdC : Est-ce que vous diriez que les publics australiens et européens réagissent différemment à la violence à l’écran ?

Daniel Henshall: Tout à fait. En Australie, les réactions n’ont pas été aussi brutales. C’est peut-être parce que dans Snowtown, la violence a un côté domestique, quotidien, auquel on est un peu plus habitué. Quand je regarde un film australien, même s’il est très éprouvant, je comprends d’où vient cette violence. Ca ne veut pas forcément dire que je viens moi-même d’un milieu violent, même si je connais des gens un peu comme ça. C’est plutôt qu’il y a une sorte de langage propre à la transmission de la violence qui est très familier pour beaucoup d’australiens, même si je ne l’ai pas vécu moi-même. Ca ne veut pas dire que tous les australiens sont violents, bien sûr. C’est juste quelque chose qu’on comprend bien.

FdC : Vous restez très honnêtes sur les actes commis par les protagonistes tout en évitant de rendre cette violence glamour ou divertissante. La violence n’est ni excusée ni éludée. Comment avez-vous trouvé cet équilibre ?

Justin Kurzel: La règle fixée dès le départ c’était que la violence ne devait jamais prendre le dessus sur le reste, parce qu’il ne s’agit ni d’un film d’horreur ni d’un slasher. Dans notre scénario, la violence est toujours vue à travers les yeux de Jamie, tous ces rites d’initiation. Pour moi qu’il n’y a qu’une seule véritable scène de violence à l’écran, et elle représente le moment où justement le personnage de Jamie bascule. Cette scène en particulier devait être « immersive », il fallait qu’elle soit brutale, que le spectateur soit brutalement confronté à cette violence. Le public réagit d’ailleurs lors de cette scène en particulier car elle est très crue. C’est vraiment à chacun de naviguer à travers cette violence : il n’y a pas de musique, pas d’acteurs connus, la caméra est là avec le personnage, montrant ce qu’il est en train de voir, partageant la même expérience que lui. C’était très important pour moi, car cette scène définit la place du spectateur face au film. Elle permet à chacun de mesurer le niveau de brutalité des actes auxquels on le force à participer. C’était très important. Je ne voulais pas que cette violence puisse paraitre divertissante. Pour moi si les gens réagissent de manière si intense à cette scène, c’est parce qu’elle est très claustrophobe et réaliste. Et parce qu’elle est très liée à la psychologie du personnage. Elle n’est pas si gore que ça, finalement. Les Crimes de Snowtown en montre beaucoup moins que d’autres films sur la violence, c’est juste que tout cela est vrai, et c’est ce qui dérange les gens.

FdC : Daniel, en tant qu’acteur, de quoi aviez vous le plus peur avec ce rôle : de ne pas en faire assez et de rendre John inquiétant, ou au contraire d’en faire trop et de le rendre sympathique ?

Daniel Henshall: Il fallait que mon personnage ait une part de séduction. C’était indispensable. Il ne pouvait pas débarquer parmi ces gens-là et les rallier à sa cause sans une dose de magnétisme, de charme même. Le plus important pour nous c’était de le rendre humain, crédible. C’est le genre de personne capable de croiser quelqu’un et d’immédiatement se le mettre dans la poche. Et une manière de rendre ça crédible aux yeux du public, c’est justement de ne jamais vraiment expliquer ce qui se passe, on n’est jamais vraiment sûr que cet homme soit sain d’esprit, parce qu’il a un côté très sombre, presque fou. Il fallait que les autres personnages le croient, le suivent quoi qu’il fasse.

FdC : La violence que l’on retrouve dans cette histoire n’est pas n’importe laquelle : elle tourne en permanence autour de l’homophobie. A Cannes, Les Crimes de Snowtown faisait notamment partie des présélectionnés pour la Queer Palm (prix récompensant un long-métrage abordant des thématiques gay, lesbiennes ou trans, ndlr). Que pensez-vous de cette sélection et de cette manière d’aborder le film ?

Justin Kurzel: (après une longue hésitation) Je ne sais pas si on était au courant. On le savait ?

Daniel Henshall: Je ne sais pas…

Justin Kurzel: Pour moi Snowtown parle de la recherche d’une identité sexuelle à travers la violence. C’est définitivement un thème important, mais ce n’était pas un choix conscient. Pour moi le film parle surtout de la manipulation et de l’exploitation de quelqu’un de vulnérable, à travers une relation basée sur un simple schéma père/fils. Nous ne sommes pas assez présomptueux pour décider nous-mêmes si ces personnes sont gay ou pas. Cela fait partie de l’interprétation que chacun peut faire. Mais pour moi le film parle d’une recherche d’identité qui passe par la colère et la confusion. Les personnages doivent faire face à des agressions sexuelles, et réfléchir à comment exprimer cette colère et ce deuil. Mais pour moi c’est secondaire. On n’a pas voulu sciemment parler d’homophobie.

Daniel Henshall: Mais on en a parlé. On a pas mal parlé du fait que mon personnage cherchait peut-être à tuer ce qu’il était au fond de lui, qu’il a peut-être des tendances homosexuelles qu’il n’assume pas du tout. On a parlé de la relation homoérotique qu’il entretient avec Robert ou Jamie.

Justin Kurzel: Oui mais je ne voulais pas imposer ce point de vue. Parce qu’après tout on n’en sait rien. On peut toujours débattre et interpréter mais rien de tout cela n’a été confirmé ou officialisé. Ce sont justement souvent les non-dits, les contradictions qui sont les plus intéressantes. Pour moi ce n’est pas le sujet du film.

FdC : Donc pour vous il est tout à fait possible de voir le film par ce prisme, comme il est possible de passer complètement à coté ?

Justin Kurzel: Bien sûr, et c’est d’ailleurs ce que je préfère dans certaines œuvres. Vous avez reçu le film d’une certaine manière, mais j’en ai discuté avec beaucoup d’autres personnes, et ils en avaient tous pensé quelque chose de différent. C’est la beauté du cinéma. Et je tenais justement à éviter toute explication ou résolution finale qui vienne tout expliquer au public de A à Z. On tenait à garder notre position d’observateurs. On a juste voulu guider les gens à travers une série d’événements, avec le plus d’humanité possible.

Daniel Henshall: On n’a pas cherché à répondre à toutes les questions. On voulait avant tout observer cette communauté en gardant de coté nos interprétations et nos jugements sur les personnages et ces événements horribles. On n’a pas voulu commenter cette histoire, ou refaire le procès. On voulait rester intègres et honnêtes, en évitant de donner au public ce à quoi ils s’attendent.

FdC : Pourtant l’ambigüité sexuelle des personnages existe bel et bien, elle peut même difficilement être ignorée. Comment êtes vous parvenu à la suggérer sans la rendre top évidente ?

Justin Kurzel: Pour moi ça reste uniquement votre interprétation personnelle.

Daniel Henshall: Pas du tout, je vois tout à fait ce que vous voulez dire. Cette ambigüité existe clairement dans le personnage de Jamie et dans sa relation avec John. Leur relation est telle qu’à plusieurs moments, elle est susceptible d’évoluer soudainement dans un sens ou dans l’autre, que ce soit une relation amoureuse ou relation père/fils, et c’est effectivement ce qui en fait la richesse. En tant que spectateur, on n’est jamais vraiment sûr de la nature de l’amour que ces deux-là se portent : exploitation, manipulation…c’est justement toutes ces nuances qui sont intéressantes à voir mais aussi à jouer, en tant qu’acteur. Le plus amusant en tant qu’acteur, ce n’est pas d’afficher clairement ses émotions, mais au contraire de les laisser fluctuer en soi, et je pense que ce plaisir est communicatif pour le public qui sent qu’il se trame des choses sous la surface. On a tous une part d’ambigüité à exploiter.

Justin Kurzel: Pour moi, ça vient juste du fait qu’il n’y a pas de femmes dans l’univers de ces deux personnages. (Silence) C’est sûrement ça qui vous donne envie de voir ça dans leur relation, mais là encore ce n’était pas un choix délibéré. Ce n’est pas une piste que nous avons voulu privilégier.

Daniel Henshall: Mais on se demande en permanence comment leur relation va évoluer. Le scénario est tel qu’on n’est jamais vraiment sûr de ce qui va bien pouvoir arriver l’instant d’après.

Justin Kurzel: Non, pour moi tout ça vient vraiment du fait qu’il n’y avait pas de femmes autour d’eux à l’époque. Mais par la suite, le véritable Jamie est sorti avec des filles, il a connu des filles qui l’ont beaucoup influencé et il a eu des histoires sérieuses. La suite a prouvé qu’il était attiré par les filles. Et puis il ne faut pas oublier qu’il avait été violé plusieurs fois, pendant très longtemps, par son père, son frère et un autre agresseur qui vivait juste en face de chez lui. Pour moi, toute cette violence est née avant tout du ressentiment. Je dirais que si Snowtown parle bien de recherche d’identité, elle dépasse le simple cadre de la sexualité, même si cette recherche nait du fait que la sexualité de Jamie lui a d’abord été volée. Le film est suffisamment ambigu pour laisser libre court à l’imagination. On ne s’est jamais concerté pour décider quelle serait sa sexualité dans notre scénario, j’étais beaucoup intéressé par les relations entre les personnages.

FdC : Comment le film a-t-il été bien reçu en Australie?

Justin Kurzel: Très bien. Le public a bien compris ce qu’on avait voulu faire.

Daniel Henshall: Oui, ça m’a d’ailleurs beaucoup surpris. Les gens ont bien vu qu’on n’était pas fasciné par ces actes de violence et qu’on voulait avant tout se montrer respectueux des gens qui les avaient vécus. On voulait faire ça avec humilité et intelligence.

Justin Kurzel: On a commencé à pas mal voyager avec Snowtown, on l’a déjà présenté dans six festivals, et on a vu qu’il n’était pas dérangeant au point d’empêcher les gens de rentrer dedans. Ca reste un film plus ou moins universel. Pour moi c’était incroyable, parce qu’on a tourné dans une région un peu reculée, tout les membres de l’équipe se retrouvaient pour la première fois sur un plateau de tournage. Venir présenter le film à Paris ou à Londres, se rendre compte que cette histoire peut captiver toutes sortes de gens, ça me rend très fier. En Australie, les gens ne peuvent pas le voir innocemment, parce que tout le monde connait cette histoire. S’il parvient à trouver son public en dehors de notre pays, c’est donc pour des raisons strictement cinématographiques. Ca me rend très fier.

FdC : Etes-vous contents que le film sorte chez nous pour Noël ?

Justin Kurzel: (Rires) C’est justement ce qu’on se disait tout à l’heure : au milieu de tous ces bons sentiments, c’est peut-être justement une bonne idée que de jouer la contre-programmation. Trop de sucre et de douceur peut rendre un peu malade. Les Crimes de Snowtown peut être une bonne alternative. Et peut-être que certains spectateurs penseront que le titre fait référence à de la neige! On est très content.

par Gregory Coutaut

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