Festival de Gerardmer 2021 : Entretien avec Just Philippot et Suliane Brahim (La Nuée)

Festival de Gerardmer 2021 : Entretien avec Just Philippot et Suliane Brahim (La Nuée)

Après des courts-métrages remarqués, Just Philippot passe au long avec La Nuée un premier long inhabituel à plus d’un titre : d’une part c’est un film à la croisée des genres, la rencontre improbable entre Petit Paysan et La Mouche. D’autre part, Just Philippot n’est pas à l’origine du projet : c’est une commande sur un scénario écrit par Jérôme Genevray et Franck Victor, dont vous pouvez lire l’interview ici. Nous avons eu le plaisir de parler à Just de son approche du projet, de la mise en scène, ainsi que de la direction d’acteurs aux côtés de son actrice principale, Suliane Brahim.

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La Nuée n’est pas un premier film comme les autres. Just, peux-tu nous dire comment tu es arrivé sur le projet ?

Just Philippot: En effet, le scénario n’est pas de moi, il a été écrit par Jérôme Genevray et Franck Victor. J’ai eu un coup de pouce du destin : grâce à un de mes courts-métrages, j’avais fait une résidence SoFilm organisée par Thierry Lounas. Et Thierry m’a dit non sans humour « Tu sembles être un spécialiste du nuage, j’aimerai te faire rencontrer Franck et Jérôme car ils ont un projet de nuage d’insecte, avec une famille, un huis-clos… » Des choses que j’avais déjà faits dans mes courts et c’était donc selon lui la bonne occasion de faire un premier long.

Le film possède de nombreuses inspirations en référence au cinéma américain mais il est très français dans son décor. Peux-tu nous parler de cet équilibre ?

Just: Il est en effet tourné en Auvergne et dans le Lot-et-Garonne donc l’univers est très français ! En France on a la chance d’avoir à la fois des salles art et essai et des multiplexes avec des blockbusters et on devrait être capable de synthétiser ces deux envies. La Nuée c’était cette synthèse assez naturelle. On parlait des influences du film et un pote m’a dit « Mais cette scène-là c’est Jurassic Park ! Cette scène-là c’est Alien ! ». Il m’a même dit « Cette scène c’est Massacre à la tronçonneuse », j’ai dit « On arrête là parce que je l’ai même pas vu ». Mais tous ces films se nourrissent, se parlent, il y a des échanges, une synthèse qui se fait naturellement. C’est la force du cinéma en France : une ouverture vers les cinémas. C’était notre pari: partir du Lot-et-Garonne et imaginer une nuée de sauterelles qui serait capable de t’attaquer comme dans un film américain. Il y avait ce petit chemin où il fallait trouver le moyen d’accéder à un cinéma dit spectaculaire. En France, il y a des films qui manquent de générosité envers le spectateur. Ils ne prennent pas le risque d’aller vers un peu de spectacle, alors qu’on peut le faire sans restreindre la portée du propos. Là on avait le scénario, les comédiens et les producteurs qui ont favorisé cette prise de risque. Surtout que la partie fantastique c’est du temps, c’est de l’argent, et du coup il te reste moins de temps pour l’humain, donc il faut travailler avec les bonnes personnes.

Comment avez-vous décidé la limite entre le fantastique et le réel ? Où s’arrêtait l’un et commençait l’autre ?

Just: Moi il y a des cinémas que je n’aime pas et des histoires auxquelles je ne crois pas. J’ai ancré le film le plus possible dans ce que j’aime : croire à ces histoires, la traiter comme une histoire vraie, probable. Si on était allés plus loin j’aurais cassé mon rapport à ce type de film que je peux faire. Parfois on me dit que le film est un peu timoré, que j’aurais pu aller plus loin dans le fantastique et là je suis un peu emmerdé car je me demande comment on aurait pu en faire plus, pousser les curseurs, si ce n’est en filmant des attaques. Mais même ces attaques comment je les aurais mises en scène sans tomber dans La Momie, dans un cinéma qu’on connait et qui a été fait par des mecs brillants mais qui moi m’intéresse pas ? J’avais envie de rester à la bonne distance pour faire davantage du film un constat ou une métaphore de notre époque.

Suliane, comment voyez-vous Virginie, cette agricultrice qui perd le sens des réalités ?

Suliane Brahim: J’ai un regard compréhensif. J’étais en empathie totale avec elle, d’autant plus que le regard de sa fille est là pour montrer que ce qu’elle fait n’est pas toujours super. Il n’y a qu’à la fin qu’elle remet quelque chose en question. Le reste du temps, elle est la tête dans le guidon, elle perd pied. Elle se fait croire qu’il y a un horizon alors qu’elle est face au mur. J’étais en totale empathie avec elle car j’aimais ce portrait de femme seule, sans homme autour excepté le personnage de Karim qu’elle ne va pas accepter au final. Ça me touchait, cette mère célibataire. D’ailleurs son rapport aux hommes n’est pas le sujet mais c’est une des nombreuses facettes du film.

Just, quand tu diriges tes acteurs est-ce que tu joues sur la tension sur le plateau ? Et vous Suliane, comment avez-vous vécu ça ?

Just: Je m’aperçois à quel point c’est important d’avoir cette tension sur le plateau surtout pour les scènes d’effet, d’attaque, quand tu tombes dans le chaos. Il faut donner un « la ». Les films se tournent dans n’importe quel sens et c’est difficile pour les acteurs et les techniciens de garder la continuité d’un arc émotionnel qui évite le faux raccord et les fautes d’émotion dans le jeu. Donc moi je suis là pour leur donner cette sensation d’agressivité, de danger, en les rassurant : « On ne sera jamais dans le surjeu, faites-moi confiance ». J’avais l’impression d’avoir douze ans parfois. Là tu dis pas action mais tu le hurles, tu te met pas en scène mais tu vis, tu cries, tu gesticules… C’est épuisant et c’est aussi galvanisant. La mise en scène c’est aussi un jeu des tensions sur un plateau : t’es calme dans les moments calmes, voluptueux dans les moments voluptueux… T’essaies d’imprégner l’équipe. Le film on le fait en équipe. Une variation des tensions qui a fait partie de l’écriture de la mise en scène.

Suliane: Un tournage c’est une traversée et je trouve que dans la relation réalisateur/acteur on peut aussi se comprendre sans se parler. On n’a pas besoin de tout se dire. L’acteur petit à petit est patiné par son personnage donc il y a des moments où Just laisse la place, et à d’autres moments quand t’es fatiguée Just te ramène la lecture des choses. On avait énormément de liberté en tant qu’acteurs, alors que c’est un projet qui aurait pu facilement tourner autour de la technique si les acteurs n’étaient pas la priorité du réalisateur.

Just: Quand t’es bien entouré – la scripte, le premier assistant, le chef op’, le monteur – bref quand tu trouves ton équipe, une écriture en groupe s’installe. Tu te sens bien entouré et moins à même de faire des erreurs. C’est facile de se vanter : « Ouais, ma direction d’acteurs, je sais parler aux comédiens, blabla… » (rires) Parfois je me trompe. Il y a une réplique que Sofian Khammes a rajouté après la scène d’amour que je trouvais too much mais je ne voulais pas l’empêcher de la dire. Et en la voyant, mon monteur m’a dit « Mais c’est génial cette réplique, on comprend parfaitement le personnage ».

Suliane: Cette séquence a été tournée tard dans le tournage. Si ça se trouve si ça avait été le premier jour, Sofian n’aurait pas osé rajouter cette réplique.

Just: En fait tu te rends compte en tant que réalisateur que tu bosses pour être le moins frustré possible au montage, avoir la possibilité d’enlever ou de mettre. Le court est une super école mais le long offre une autre ampleur. Sur le tournage il faut accepter une pression qui n’est pas cool, un métier dont tu ne profites pas, pour ensuite être relax au montage.

(NDLR : attention, les deux questions suivantes dévoilent une partie de la conclusion du film !)

A la fin du film on voit la mère et la fille réunie. Est-ce que vous voyez cette conclusion comme optimiste ou pessimiste ?

Just: J’ai l’impression qu’il y a dix ans on pouvait avoir des fins optimistes avec des personnages qui se disaient « Ouf, on l’a échappé belle, la prochaine fois je ferai pas la même bêtise ». Quand tu vois le monde dans lequel on vit, ça c’est plus possible. Il y a forcément un choix. Est-ce qu’on aura autant d’eau, d’essence, qu’est-ce qu’on va perdre ? J’imaginais finir le film très mal et en même temps mes distributeurs m’ont dit qu’il y a un équilibre à trouver vis-à-vis du spectateur. Il y a une résilience dans ce projet qui est à notre image. Cette femme offre à sa fille un monde où elle pourrait reconstruire quelque chose. La mère en ressortait blessée, il ne restait plus grand-chose, mais elle avait réussi à porter sa fille vers un nouveau jour. Est-ce que c’est une belle fin, une fin triste ? C’est à l’image de notre monde : demain ne s’arrêtera pas. Si j’ai des enfants c’est pour y croire aussi un peu.

Suliane: On s’est posé la question. Entre temps je suis devenue maman et c’est vrai que je vois la fin différemment.

Quel est votre plus grand regret et vôtre plus grande fierté sur le film fini ?

Suliane: Mon regret c’était la fin. J’aurais aimé que Virginie meurt. Et mes moments préférés c’était les scènes de famille, avec les personnages des enfants.

Just: Il faut accepter dès le premier jour que ce ne sera jamais exactement le film que tu voulais faire. J’ai pas eu d’accident sur le tournage donc j’ai pas de regrets à proprement parler. On peut pas refaire le match. Il n’y a que des apprentissages. Je ne connaissais pas l’effort d’un long métrage. J’en ressors avec l’envie d’aller plus loin. Après, la plus grande réussite pour moi c’est quand Suliane se tranche les mains et rentre dans l’eau à la fin : l’émotion de ce geste brutal qu’elle fait pour un enfant. A chaque fois je suis ému par ce geste de sacrifice, cette façon de dire « Je t’aime » aujourd’hui.

Propos recueillis le 28 octobre 2020

par Liam Engle

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