Entretien avec Joshua Oppenheimer

Entretien avec Joshua Oppenheimer

L'Américain Joshua Oppenheimer est le réalisateur d'un des films les plus singuliers et fascinants vus au cinéma ces dernières années: The Act of Killing (en salles ce mercredi 10 avril). Parti en Indonésie pour réaliser un documentaire sur le massacre d’opposants politiques en 1965, Oppenheimer rencontre des tortionnaires qui parlent tout à fait librement de leurs actes. Ils reconstituent et célèbrent leurs tueries devant la caméra. Nous avons rencontré le cinéaste, qui nous parle de ce dispositif, de la fiction, de la culpabilité, et de notre rapport à la violence.

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FilmDeCulte : Comment avez-vous obtenu, et surtout comment avez-vous pensé pouvoir obtenir la confiance des tortionnaires de The Act of Killing ?

Joshua Oppenheimer: Tout d’abord il faut, en tant que réalisateur, que j’aie le sentiment de pouvoir établir une relation avec mes interlocuteurs. Et tant qu’être humain, je peux parfaitement établir cette relation avec d’autres êtres humains. A partir du moment où l’on réalise que ces tortionnaires sont aussi des êtres humains (et le film explore ce thème : comment des êtres humains ont pu faire autant de mal), j’étais sûr de pouvoir construire cette relation. Ils sont humains, comme moi. Ma manière de procéder c’est toujours celle-ci, on est tous des êtres humains, on doit pouvoir établir cette relation humaine. Si ça ne marche pas, là c’est quelque chose qui me choque. C’est une fois que le film était fini que cette question a été posée, alors qu’au moment où je faisais le film, elle ne se posait pas : on est dans une relation d’humain à humain.

A chaque fois qu’on entend des gens qui ont commis des atrocités, soit ils sont dans le déni, soit ils s’en excusent, généralement parce qu’ils ne sont plus au pouvoir. Quand j’ai commencé à faire le film, mon gouvernement, sous la direction de Bush, commettait des atrocités. Là nous avons pour The Act of Killing des tortionnaires qui sont pour certains encore au pouvoir, qui sont tout à fait à l’aise parce que personne ne les a forcés à nier leurs actes, ou à s’excuser. Ils les admettent, les justifient, et cette justification devient une célébration. Alors je leur demandais simplement : « Qu’avez-vous fait ? », « Comment avez-vous tué ces communistes ? », mais des termes comme « tuer » n’avaient pas un sens négatif. C’était facile de demander, c’était facile pour eux de le dire.

FDC : Dans quelle mesure, selon vous, l'utilisation de la fiction les a aidés à dire la vérité ?

JO : Le fait est qu’ils parlaient toujours librement. L’utilisation de la fiction était une réponse à cette parole complètement libre. Cette liberté de parole était la condition d’utilisation de la fiction. La fiction leur a donné un espace sûr, un abri, pour parler tout à fait honnêtement de ce qu’ils ont fait à la société, de ce qu’ils se sont faits les uns aux autres. L’utilisation de la fiction permettait aussi de se demander pourquoi ils étaient aussi ouverts sur les actes commis, qu’est-ce que ça signifie par rapport à la société et ce que ça signifie pour eux.

FDC : A quel moment avez-vous proposé aux tortionnaires de réaliser leurs propres reconstitutions de génocides ? Comment ont-ils réagi à cette idée ?

JO : Ça a commencé très simplement, et graduellement c’est devenu ce que vous voyez dans The Act of Killing. Au départ je collaborais avec une communauté de survivants, jusqu’au moment où il est devenu impossible et dangereux de travailler avec eux parce qu’on était constamment arrêtés. Les survivants me disaient qu’il fallait surtout continuer. Qu'il fallait absolument montrer ce qui s’est passé, et quelles ont été les conséquences sur une société qui, encore aujourd’hui, est corrompue, et fonctionne avec une véritable mise à l’écart de certains citoyens. C’est là qu’on m’a dit qu’il fallait interroger les personnes qui ont commis ces exactions. Lorsque je l’ai fait, je me suis aperçu que c’était des gens qui se vantaient de tous les actes commis, qu’ils avaient très envie d’en parler, de m’emmener sur les lieux mêmes des exactions, qu’ils avaient envie de les rejouer etc. Ils se plaignaient notamment de ne pas avoir ramené les armes qu’ils avaient utilisées ou de ne pas avoir invité des copains pour qu’ils jouent des victimes.

Je me suis mis à filmer en sentant sur moi la responsabilité de témoignage qui m’avait été donnée par les survivants, et en sentant aussi que je représentais la communauté qui, en Indonésie, pouvait lutter pour les droits de l’homme. J’ai commencé à rencontrer des gens qui avaient tué, torturé, et petit à petit j’ai remonté cette chaine de tortionnaires jusqu’au pouvoir, jusqu’à Djakarta. Jusqu’à Anwar, qui est la 41e personne que j’avais filmée. Effectivement tous ces hommes étaient vantards au sujet de leurs crimes. Par rapport à ça, je me suis posé trois questions. Comment veulent-ils être vus ? Comment la société réagit à leur vantardise ? Et comment se voient-ils vraiment ? A partir de ça, j’ai eu le sentiment que les laisser faire, les laisser rejouer, pouvait nous permettre d’aller vers une autre forme de documentaire. Le processus a été une réponse. On ne va pas faire un documentaire sur le quotidien, qui rend strictement compte de ce qu’ils ont fait, mais un documentaire d’imagination, qui interroge les tortionnaires sur leurs actes. L’évolution du processus s’est faite petit à petit, naturellement.

En ce qui concerne Anwar, j’ai bien senti quand je l’ai rencontré qu’il y avait une souffrance à la surface, qu’il était hanté par tout ça. Il y avait du coup ce rapport au passé et au présent, qui était effrayant et passionnant à la fois. La première scène qu’on a filmée avec Anwar, c’est quand il danse sur le toit où ont été commis des massacres. Et pendant qu’il dansait, je me disais « Comment peut-il faire ça ? N’est-il pas conscient de ce qu’il est en train de faire ? ». Et je me suis dit que si il arrive à le faire, c’est que d’une certaine manière il n’est pas dans la réalisation de ses actes. Je lui ai montré les images. Il avait l’air troublé. A un moment donné, il a eu une espèce d’hésitation, et j’ai pensé qu’on n’irait pas plus loin après le tournage de cette scène. Le trouble qui apparaît alors, c’est quelque chose qu’il n’ose pas montrer. Et en même temps, il a toujours la possibilité de justifier ses exactions puisqu’il n’a pas été condamné. Du coup il déplace les choses. Il parle de sa teinture de cheveux, il dit qu’il veut changer son pantalon. C’est là que commence un voyage de 5 ans, avec au centre la douleur qu’il ressent, et sa culpabilité. Les scènes de fiction véhiculent ça, elles sont un moyen d’échapper à sa douleur. C’est un moyen de montrer ce qu’est le régime tel qu’il est encore aujourd’hui. Ces deux choses fonctionnent ensemble, il y a une tension entre ces deux volontés.

FDC : L'un des aspects frappants de The Act of Killing, c'est qu'il y a une certaine place pour l'humour. Les confessions des tueurs sont tellement incroyables, les reconstitutions tellement extravagantes... Comment réagissez-vous à cela, au fait qu'on puisse aussi sourire en regardant votre film ?

JO : Déjà les choix esthétiques des tortionnaires pour reconstituer les scènes sont généreux et drôles. Ils deviennent attachants parce qu'ils portent ces robes roses et des chapeaux flashy. Ces scènes mettent le mal à distance. C’est une distance de sécurité, mais c’est quelque chose aussi qui nous désarme, qui nous permet d’accepter l’implication qui est souvent la nôtre quand on va au cinéma. C'est-à-dire qu’on est fasciné par des scènes léchées, esthétiques, qui nous montrent des horreurs. Et on aime ça ! Les couleurs outrées, le côté surréaliste de certaines scènes, met à nu un certain amour du cinéma.

D’une certaine manière, ce qui frappe dans toutes ces scènes de violence avec cette esthétique très chargée, c’est que le référent est dans l’image même. Quand, dans un film, on voit une tête qui explose, quand un figurant se prend une balle dans la tête, on sait que c’est faux. Là, comme Anwar le dit, on est dans une méthode nouvelle, où le référent est dans la scène même, avec des scènes d’horreur rejouées par ceux qui les ont commises. C’est, pour le spectateur, très très inconfortable, et ça questionne notre relation de fascination aux images et aux images d’horreur. L’espèce humaine est la seule, je crois, à être fascinée, à prendre plaisir à regarder quand on fait du mal à ses semblables. On peut le voir très facilement dans toutes les cours de récréation, quand des gamins se battent et que les autres se réunissent et les encouragent. C’est un véritable spectacle. Ça nous remet aussi au niveau d’Anwar, qui dit bien que c’est d’une certaine manière son amour du cinéma, et d’un certain type de cinéma, qui lui a permis de perpétrer des horreurs.

Entretien réalisé le 4 avril 2013. Un grand merci à Florence Alexandre.

par Nicolas Bardot

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La critique du film
La version de The Act of Killing exploitée en France est une version de 1h55. Le director's cut du long métrage est, lui, de 2h39.

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