Entretien avec Jia Zhang-Ke

Entretien avec Jia Zhang-Ke

BAOUM ! Que le nouveau Jia Zhang-Ke s'ouvre par une explosion a surpris pas mal de monde à Cannes. Son nouveau film, le venimeux A Touch of Sin, dresse un portrait brutal de la Chine contemporaine. Jia Zhang-Ke emprunte volontiers au cinéma de genre pour signer un film qui se classe parmi ses meilleurs. A Touch of Sin sort en salles le 11 décembre. Rencontre avec l'une des figures majeures du cinéma contemporain.

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FilmDeCulte : Il y a toujours eu une certaine violence dans vos films mais celle-ci était souvent sous-jacente, en tout cas elle ne s'exprimait pas aussi frontalement que dans A Touch of Sin. Il y a des séquences de votre long métrage qui semblent directement échappées d'un film de genre. Vous avez évoqué à ce sujet la théâtralité du wu xia pian. Est-ce que vous pouvez nous parler de votre usage et votre influence du cinéma de genre pour A Touch of Sin ?

Jia Zhang Ke : Pour vous répondre je dois vous parler un peu de la genèse du film. J’ai commencé à remarquer qu’il y avait de plus en plus de faits divers violents dans la société chinoise qui étaient rapportés par les médias. Je n’étais pas conscient, ou du moins je ne m’étais jamais posé la question de ce qui entrainait ces actes de violence. En tout cas c’est ce qui a commencé à attirer mon attention. J’ai eu envie d’essayer de me poser cette question: "qui sont ces gens, qu’est-ce qui les amène à devenir violents ?" Parce que ce ne sont pas des assassins en puissance, ce sont des gens tout à fait ordinaires qui un jour basculent dans la violence. Ensuite je me suis demandé par quel moyen montrer cela à l’écran ? Il m’est très vite apparu qu’il fallait faire plusieurs portraits dans un seul film qui mêlerait des histoires différentes. J'ai naturellement rapproché les événements subis par ces individus à ceux qu'on voit dans des récits anciens de la littérature ou des films de wu xia. J’étais confronté à des protagonistes actuels, ces mêmes protagonistes qui, dans les films de genre, vivaient dans la Chine ancienne.

Les histoires que je présente relatent des événements liés à des hommes et femmes qui ont subi des changements de société fulgurants, et je parle de la crise que cela a entrainé. Et il y a énormément de points communs avec les personnages qu’on trouve chez King Hu ou Chang Cheh qui sont des maîtres du genre. Je veux parler de cet archétype de héros de wu xia, ces justiciers ou chevaliers qui circulent dans le monde des lacs et des rivières et se lancent sur les routes pour se venger d’une injustice passée. C'est la même chose avec les Chinois à l’époque actuelle, ce phénomène où tout d’un coup on part sur les routes pour rechercher une meilleure vie ailleurs. Les ouvriers migrants comme les justiciers de l’époque se lancent à l’aventure, vers l’inconnu. C‘était un point commun évident entre ces personnages.

FDC: La traduction internationale du titre de votre film, "A Touch of Sin", fait immanquablement penser à King Hu et à A Touch of Zen. Est-ce un hommage ? Quel est votre rapport à ce cinéaste ?

JZK : J’aime beaucoup ce réalisateur, j’aime le monde cinématographique qu'il a créé. Pour moi, il est capable de refléter l’époque ancienne de la Chine, de la faire ressentir de manière extrêmement juste et fine. C’est un réalisateur très empreint de bouddhisme, ses personnages sont souvent pris dans des contradictions intérieures et font appel au bouddhisme pour résoudre leurs problèmes. Selon le bouddhisme, toutes les vicissitudes de la vie sont des épreuves par lesquelles on doit passer, et qu’on doit supporter. Dans A Touch of Sin, ce n’est pas cette référence précise au bouddhisme qui m’anime, mais plutôt des notions philosophiques chinoises plus ou moins oubliées, et qui tournent davantage autour de la compassion. Mon approche était plus philosophique que religieuse.

FDC : Il y a une séquence particulièrement impressionnante formellement dans votre film. Il s'agit de la scène du sauna, où l'on suit l'héroïne qui se bat, jusqu'au dénouement, de nuit, sur le bitume, éclairé par les phares de voiture. Est-ce que la mise en scène de cette longue séquence a posé des problèmes particuliers, était-elle un challenge ?

JZK : C’est sans aucun doute l’histoire qui est la plus wu xia de tout le film. Parce qu’on passe de la réalité d’un quotidien à la sur-réalité et à l’ambiance même du wu xia. On est face à une personne tout à fait ordinaire qui se transforme en justicière du monde des lacs et des rivières. En ce qui concerne la mise en scène de cette partie, le fait qu’il y ait un enfermement jusqu’au crime puis ce départ sur la route, cela me faisait penser à la peinture traditionnelle chinoise où l’on met tout sur un même espace de la feuille pour représenter le déroulement d'une action. Pour l'atmosphère de ce départ sur la route, j’ai été extrêmement influencé par une histoire qui s’appelle La Fuite dans la nuit. C'est une histoire extrêmement connue en Chine, qui est la plus belle fuite car elle porte en elle beaucoup de sens.Un instructeur militaire qui a offensé un maréchal est acculé, banni et doit prendre la fuite. C’est une histoire que j’affectionne depuis toujours et qui fait écho en moi. Durant la mise en scène de cette séquence, j’ai toujours eu ce récit en tête. La Fuite dans la nuit est citée dans le film via l’extrait d’opéra qu’on peut voir.

FDC :Il y a moment dans cette scène qui tranche avec ce que vous avez pu faire par le passé. L'un de vos personnages se fait gifler un nombre incalculable de fois par une liasse de billets tenue par un homme. Ce moment renvoie à cette scène de Plaisirs inconnus où une jeune fille est violemment repoussée dans un bus là encore de nombreuses fois. Mais cette fois, dans A Touch of Sin, le personnage ne se laisse pas faire. Qu'est-ce qui fait que, dans A Touch of Sin, les personnages ne tendent plus l'autre joue ?

JZK : Entre les deux films, la différence est venue de moi. Je suis de plus en plus sensible à la volonté de rébellion. Bien sûr, je suis totalement contre le fait d’apporter une réponse par la violence, ce n’est pas mon point de vue. J’espère avoir montré dans mon film que c’est un drame qui n’apporte aucune réponse. Par contre, ce que je trouve très intéressant c’est l’instant où l’individu décide de se rebeller. Je fais le constat que dans la société actuelle, ces débuts de rébellion aboutissent souvent soit à ce qu’on voit, c'est-à-dire une violence extrême, soit à quelque chose qui est tout de suite dissolu et on n’en parle plus. Cela m'a renvoyé à une certaine nostalgie de l’époque ancienne où les récits abondent en personnages qui se rebellent de manière positive.

FDC : Dans vos précédents films, vous avez beaucoup parlé de la mutation de la Chine par le décor et la ville. Dans A Touch of Sin, ce sont les personnages qui "mutent". Est-ce que cette progression illustre selon vous un basculement moral ?

JZK : Je pense que ce basculement moral vient du fait qu'on est entré dans une période où les gens, sentant qu’il y avait un processus d’évolution, de bouleversement, de changement, se sont mis à espérer, imaginant que ces transformations allaient apporter un certain type de bien être. Et ils se sont mis en position de tout accepter sur le plan individuel, en pensant que les difficultés n'étaient qu'un passage avant un bonheur qui arrivera bientôt. Le problème, ces dernières années, c'est qu'on se rend compte que les destins de ces individus sont très vite fixés. Une personne qui n’a pas les moyens de s’acheter un appartement n’en aura probablement jamais. Par-dessus tout, j’observe que les clivages sont de plus en plus grands, comme des murs dressés entre les différentes couches de la société et il n’y a plus de dialogue. Tout cela amène l’individu à être dans un désespoir total qui mène à cette violence qu’on voit dans le film. Encore une fois ce qui m’a intéressé, c’est ce processus, ce qui amène à la violence. Comme vous l’avez remarqué, j'ai laissé d'une certaine manière en retrait l’environnement, l’arrière-plan, la ville; pour mieux me focaliser cette fois sur l’individu.

FDC : Dans un article écrit en 1997 au moment du tournage de votre premier long métrage, vous disiez vouloir tester la concentration du public en vous demandant: "Y a-t-il encore des gens encore capables d’arrêter leur regard sur des objets, sur des personnes semblables ou différentes d’eux ?". Vous évoquiez le "zapping télévisuel", le "développement rapide des médias de masse [qui] a perverti la communauté humaine". C'était il y a une quinzaine d'années. Feriez-vous le même constat aujourd'hui ?

JZK : Je pourrais dire la même chose aujourd’hui. Pour A Touch of Sin, je teste à nouveau les spectateurs en quelque sorte, c’est un défi que je leur lance. Parce qu’en général, le public en Chine n’aime pas regarder des choses qui ne sont pas très joviales et voir les difficultés, la misère. Là je leur montre quatre histoires qu’ils prennent de plein fouet. Car cette violence, si elle est devenue si intense, c’est justement parce qu’on en fait un tabou, qu’on n’en parle pas, comme on ne parle pas de la mort, de la maladie, la vieillesse. C’est une réalité qui est une des sources des soucis. Je pense que l’habitude de consommation des spectateurs en Chine pose certains problèmes. L’amélioration matérielle de la vie a eu une influence directe sur la façon de "consommer" le cinéma. J'ai très envie de connaître le sentiment des spectateurs au sujet de A Touch of Sin. Ce travail-là, c'est quelque chose que beaucoup de réalisateurs avaient entrepris dans les années 50/60, afin d'abattre les clivages dans la société dont nous parlions tout à l'heure, et de démultiplier les modes d’expression artistiques.

FDC : Vous avez depuis un certain temps un projet de film d'arts martiaux. Où en est ce projet actuellement ?

JZK : J’ai toujours ce projet de tournage de film d’arts martiaux. Paris devrait être la dernière étape pour la promotion de A Touch of Sin. Dès la semaine prochaine je rentre en Chine et je vais pouvoir me lancer dans la préparation de ce long métrage.

Entretien réalisé le 7 novembre 2013

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par Nicolas Bardot

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