Entretien avec Ira Sachs

Entretien avec Ira Sachs

Deux ans après son Teddy Award pour Keep the Lights On, le réalisateur américain Ira Sachs revient avec Love is Strange (sortie française le 12 novembre). Ce nouveau film est une variation apaisée, généreuse et dynamique sur un couple gay d'une soixantaine d'années. Rencontre avec le réalisateur...

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Par plusieurs aspects, Love is Strange pourrait ressembler à un reflet inversé de votre précédent long métrage, Keep the Lights On. Les deux sont des récits réalistes sur des couples gay évoluant dans des milieux cultivés à New York. Le premier possédait un titre plein d’espoir tout en racontant une histoire amère, et cette fois c’est l’inverse : le titre est ambigu alors que le récit est très joyeux…

(Rires) Je ne sais pas si j’emploierais le terme de « reflet inversé » mais Love is Strange est effectivement une continuité, un développement de Keep the Lights On, tout en étant un film plus confortable, moins frustré. Chacun de ces films est très personnel. Keep the Lights On était même autobiographique, c’était plus ou moins basé sur ma propre vie. Ce nouveau film traduit un optimisme et un espoir qui me sont venus après la période décrite dans Keeps the Lights On. Ce chapitre de ma vie était très difficile, mais ce fut une étape qui m’a permis de grandir. La vérité c’est qu’on ne finit jamais d’apprendre, de grandir. Il m’a fallu attendre d’être dans la quarantaine pour me connaitre et pour m’apprécier suffisamment afin de pouvoir être dans en couple quelqu’un, et d’être optimiste vis-à-vis de l’amour. J’avais beaucoup de honte en moi. Je pense que c’est une question de génération. Je ne pourrais pas dire comment ça se passe pour votre génération, mais dans la mienne, on a grandi avec l’idée que si on était gay, quelque chose n’allait pas. Je suis sorti du placard à 16 ans mais finalement j’y suis immédiatement retourné, à seize ans et demi ! Faire son coming out, ça ne veut pas nécessairement dire être soi-même, c’est simplement dire que l’on est gay. Ce sont deux choses très différentes. Il m’a fallu beaucoup de temps pour enfin être à l’aise avec moi-même. Ce qu’il y a d’agréable avec Ben et George (les héros de Love is Strange, ndlr), et c’était déjà le cas avec les personnages de Keep the Lights On, c’est qu’ils sont à l’aise, ce sont des hommes qui savent qui ils sont. C’est toujours agréable d’être en compagnie de gens comme ça. L’aspect généreux du film vient pour moi directement de cette ouverture.

Vous venez de terminer l’écriture d’un nouveau scénario avec Mauricio Zacharias, qui était votre co-auteur sur ces deux long-métrages. S’agit-il à nouveau d’un projet autobiographique similaire ?

Oui, ce sera le troisième volet de cette trilogie. Le film s’intitulera Thank You for Being Honest. Cela parle de deux jeunes garçons, qui sont meilleurs amis, et l’un d’eux est gay. A un moment donné, ces garçons font vœux de silence, et arrêtent de parler à leurs parents. C’est un film sur les enfants et les adultes, pour les enfants et les adultes. Je voulais faire un film sensible, avec du tact, sur les enfants. Un film qu’ils pourraient aller voir. Je ne crois pas du tout a cette idée comme quoi le cinéma classique serait réservé aux adultes. On a tous grandi en voyant des films, et ce n’était pas toujours des films spectaculaires ou des films d’animation.

Love is Strange, qui parle de transmission entre différentes générations à l’intérieur d’une famille et d'un groupe d’amis, s’adresse aussi à différentes générations de spectateurs.

Vous soulevez un point très intéressant parce que c’est précisément l’une des raisons qui m’a poussé à faire ce film. Pour moi Love is Strange est un film familial tout ce qu’il y a de plus classique. Le film parle de problèmes que rencontrent toutes les familles, et pose la question : qu’est ce que cela veut dire de grandir, de vieillir ? Mais aux États-Unis, la situation est très compliquée, puisque concrètement, les enfants n’ont même pas le droit d’aller le voir sans leurs parents (lors de sa sortie, le film a été interdit aux spectateurs de moins de 17 ans non-accompagnés, pénalisant ainsi son exploitation en salles, ndlr). Ça m’énerve. J’en retire un sentiment de grand gâchis. Pour moi, Love is Strange est autant réservé aux adultes que Miracle sur la 34e rue.

Quelle a été l’explication officielle pour cette interdiction ?

Officiellement : deux Motherfucker et sept fucks.

Et vous croyez que c’est effectivement la vraie raison ?

(Soupir) … Je crois que le comité de classification a effectivement une liste de critères qui lui permet de refuser un visa d’exploitation s’il le désire. Je crois aussi que cela permet d’avoir une excuse toute prête de « punir » un film avec un contexte gay, s’il le désire. Même si heureusement cela n’est pas automatique. Ils disent qu’en l’occurrence c’est une question de langage, mais c’est clairement une question de contexte. Je ne suis pas dupe.

Vous dites que Love is Strange est un film familial tout ce qu’il y a de plus classique. Vous redéfinissez pourtant ce qui compose une famille classique…

Mais c’est quoi une famille classique ? Je ne tenais pas à tout prix à prendre le contrepied, ou à avoir l’air le plus moderne possible. Je voulais juste parler de certaines familles, telles qu’elles existent aujourd’hui. Tolstoï le disait déjà : « toutes les familles heureuses se ressemblent » (rires) ! Pour revenir au titre du film, il ne faut pas prendre le mot strange dans un sens négatif. Pour moi strange veut dire unique, différent, magique, et privé. Pour moi, la différence et l’unicité, c’est merveilleux. La famille du film ressemble beaucoup à ma propre famille, et là-dedans j’inclus ma famille biologique et ma communauté. Aux États-Unis on parle volontiers de chosen family. J’ai toujours été fasciné par la manière dont chacun d’entre nous est défini par l’addition de plusieurs identité : à la fois en tant qu’individu, en tant que membre d’une famille et membre d’une communauté. La manière dont ces trois paramètres interagissent, c’est la base même de toute dramaturgie. Je passe toujours de l’un à l’autre, de notre image publique à notre image privée. C’est pour ça que mes films se focalisent souvent sur un état d’entre-deux. Je filme les moments entre les moments clés : entre deux portes, dans des voitures…. Je filme des moments de pause. Je dirais peut-être même que je cherche avant tout à faire des portraits.

A propos de communauté, Love is Strange ne réutilise aucun des clichés que l’on pourrait attribuer aux films faits par et pour la communauté gay : il n’y a pas de scène de sexe, pas d’humour sassy, il n’y est pas question d’exclusion ou du sida… Et pourtant la peinture de l’homosexualité y est d’un réalisme supérieur à la plupart des autres films gays. La communauté gay y est décrite avec un sens de la communauté très généreux.

Au moment d’écrire, je ne me pose jamais la question de savoir ce qui est typiquement gay ou pas. Je cherche l’authenticité des personnages. Mes histoires ne se concentrent pas exclusivement sur la sexualité. On peut montrer des personnages queer de manière très différentes au cinéma : regardez les films de Todd Haynes, Olivier Assayas ou Lisa Cholodenko… Love is Strange parle aussi de la manière dont on peut être influencé par des choses antérieures à nous, qui nous paraissent parfois très anciennes. J’ai l’impression d’être en perpétuelle conversation avec un siècle de culture gay. Mais je dois dire que je me sens plus en conversation avec le cinéma français qu’avec le cinéma gay en général. Le dialogue dans ma tête se fait plutôt avec Pialat, Eustache, Assayas… Ou Ozu. Bon il n’est pas français mais vous l’avez adopté !

Ces derniers temps, le mariage gay a été au cœur des débats médiatiques et politiques, aussi bien en France qu’aux États-Unis, mais il y a encore eu très peu de films là-dessus. Pourtant ici, vous choisissez de placer la scène de la cérémonie en tout début de film, presque comme s’il s’agissait d’un non-événement. C’est une manière audacieuse de témoigner des avancées sociales contemporaines tout en choisissant de se focaliser sur autre chose…

Intéressant. On ne peut pas montrer un mariage gay dans un film tout en disant “ce n’est pas politique”. Parce que même si c’est un détail de l’histoire, cela renvoie immédiatement à la lutte qu’il y a eu en amont. A l’inverse des mariages hétérosexuels, qui ne sont pas nés d’une lutte sociale, lorsque l’on voit deux hommes se marier, on sait d'ores et déjà qu’ils ont traversé des épreuves, personnellement mais aussi en tant que membres d’une communauté. Il y a une sorte de mélancolie inhérente au mariage gay parce qu’il nous a fallu beaucoup de temps pour pouvoir y arriver. Pour être visible de cette manière là. Dans les années 30, il y avait un genre de comédie bien particulier que l’on appelait les comédies de remariage : New York - Miami, Indiscrétions, Un coeur pris au piège… Je considère Love is Strange comme une comédie de remariage typique, parce que ça commence avec un couple marié qui, pour plusieurs raisons, est obligé de se séparer momentanément, et qui tente de se retrouver. C’est une structure romantique classique. J’espère que les gens trouveront le film romantique.

Il y a une scène dans le film, où l’un des personnages dit « Je vous présente mon mari » et on le voit qui hésite, qui bute sur ce dernier mot. On voit bien sur son visage ce sentiment que je connaissais très bien personnellement : il y quelque chose d’étrange et un peu effrayant à oser dire ce mot, il y a un petit peu de honte derrière. C’est tentant de ne pas vouloir faire de vague, de ne pas l’employer du tout. Mais si on veut que le monde change, il faut bien commencer par changer soi-même. Et puis j’ai des enfants, maintenant, donc il faut que j’assume. C’est très inconfortable mais je recommande à chacun de se forcer, de tenter de dire ce mot de « mari », ne serait-ce que parce que c’est radical. Je réalise parfois que ma réticence à le dire n’est en fait qu’une forme d’homophobie intériorisée, et bien souvent dans ces cas-là, on remarque que les gens en face s’en fichent complètement. Ils ne réagissent même pas. Présumer que les gens peuvent être choqués c’est aussi d’une certaine manière présumer qu’ils sont hétérosexuels, qu’ils ne connaissent rien à l’homosexualité et qu’ils ne connaissent personne qui soit gay.

Tous ces sentiments très forts autour du mariage gay, du symbole que cela représente, de l’importance que cela représente pour nous… je pense que cela peut en retour bénéficier à notre communauté. On peut certes continuer à penser que le mariage c’est conservateur, c’est bourgeois, mais je crois que c’est surtout devenu le symbole ultime de notre quête pour l’égalité.

Entretien réalisé le 15 septembre 2014. Un grand merci à Céline Petit

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par Gregory Coutaut

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