Entretien avec Francis Ford Coppola

Entretien avec Francis Ford Coppola

Avec son enthousiasmant dernier film Twixt (sortie le 11 avril), le réalisateur culte prouve qu'il peut encore surprendre son public. FilmDeCulte a eu la chance de participer à un long entretien lors d'une table ronde. Face à plusieurs médias, Francis est revenu en détails sur la genèse de ce projet hors normes, mais également sur sa carrière et ses collaborations.

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Pouvez-vous nous expliquer le titre du film, Twixt ?

Francis Ford Coppola: A l’origine, le film devait s’appeler Twixt Now And Sunrise. C’est du vieil anglais, le mot a évolué en betwixt puis between (« entre », ndlr). J’avais lu cette phrase dans une nouvelle de Nathaniel Hawthorne intitulée Young Goodman Brown, où le protagoniste quitte sa femme et lui dit I’ll be back twixt now and sunrise (je serai de retour d’ici au lever du soleil, ndlr), et j’ai trouvé ça très beau. Mais le film est lui-même « entre » deux états : entre le rêve et la réalité, entre le bien et le mal, entre la nuit et le jour, entre le succès et l’échec, etc. il se passe dans un monde d’entre-deux.

Ce titre vous permettait-il de faire référence à un éventuel twist dans le dénouement du film ?

FFC: Je savais que le public anglophone allait comprendre ce titre, car bien qu’ancien, c’est un mot qui reste assez connu. Mais parfois, lorsqu’un film a un titre un peu surprenant ou un peu différent de ce qu’on entend d’habitude, comme American Graffiti ou même Apocalypse Now, cela lui donne une certaine énergie. Le titre original que j’avais imaginé était un peu trop long, mais je n’ai pas voulu faire penser à un twist, non.

A voir votre film, on a l’impression que vous avez pris beaucoup de plaisir à le faire. Vous y faites par exemple référence à d’autres réalisateurs, il y a un véritable second degré… Avez-vous toujours le même plaisir à tourner ?

FFC: Ca me plait encore plus de faire des films aujourd’hui car je subis moins de pression ! Parce que quand on finance soi-même son film et qu’on met son propre argent en jeu, il n’y a personne pour vous rendre fou, personne qui envoie son consultant sur le plateau. On a plus de liberté, tout simplement. Plus le budget et réduit, plus les idées peuvent s’épanouir, c’est une chose à laquelle je crois fermement. Quand un film coûte énormément, il n’a pas le droit à l’échec, mais il ne peut pas non plus s’agir d’un véritable succès, car ce besoin de ne pas se planter est une limite en soi. C’est pour ça que tous les films se ressemblent, parce qu’ils cherchent tous à appliquer la même recette qui leur garantissent un revenu minimum. Mais c’est impossible. Vous aurez beau avoir de merveilleux acteurs, comme Leonardo Di Caprio, ça ne garantit pas le succès. Ca garantit une certaine curiosité initiale des spectateurs mais ça ne garantit pas sa réussite en tant qu’œuvre d’art. Plus on essaie, plus le film devient artificiel. Il vaut mieux s’assurer que le film ne coûte pas grand-chose. Comme ça si on perd, on ne perd pas trop.

Vous avez déclaré ne plus vouloir réaliser désormais que des films personnels, dont vous écririez vous-mêmes les scénarii. Diriez-vous que le choix du registre fantastique vous a ici aidé à raconter une histoire aussi proche de vous ?

FFC: Je dirais que Twixt est un film gothique, et c’est justement le registre des films que je réalisais quand j’avais vingt-deux ans. Revenir à ce genre est donc déjà une décision personnelle en soi, car elle me permet de retrouver ce à quoi je travaillais quand j’étais gamin. Mais aujourd’hui je n’ai plus vingt-deux ans et je ne me sens plus obligé de respecter le genre aussi scrupuleusement : je m’en sers, je modifie les règles, je les contourne. Tout cela est déjà très personnel. Edgar Allan Poe et les films fantastiques de Roger Corman ont eu une très grande influence sur mes histoires.

Vous dites que certaines scènes du film vous sont apparues en rêve. L’esthétique de ces scènes est-elle fidèle à ce que vous avez vu ?

FFC: C’était très curieux. J’étais en Turquie en compagnie de deux avocates, on essayait de voir si cela pouvait être intéressant de réaliser un film là-bas. Or je me suis rendu compte que le pays était en plein essor économique, et que mes quelques dollars n’allaient m’apporter aucune plus-value. Elles étaient charmantes, et elles m’ont fait découvrir le raki. J’en ai bu un peu trop et une fois rentré chez moi, j’ai fait un rêve particulièrement saisissant. Ca s’est passé exactement comme dans le film, lorsqu’il marche et rencontre la fille pour la première fois : elle lui demande de regarder ses dents, elle le provoque en se faisant passer pour un vampire, elle lui montre les enfants morts sortant de leurs tombes, puis Edgar Allan Poe arrive. Voilà ce dont j’ai rêvé. Esthétiquement, ça ne ressemblait peut-être pas tout à fait au film. De toute façon, je ne me rappelle pas du tout à quoi ressemblait mon rêve, mais c’est l’impression qui m'est restée. Puis j’ai été réveillé par l’appel à la prière à cinq heures du matin. Je me suis levé, j’ai fermé la fenêtre, j’ai essayé de me rendormir pour retrouver mon rêve, pour connaitre la fin, en vain. Intégrer Edgar Allan Poe à cette histoire n’était donc pas une idée à moi, il faisait déjà partie de mon rêve. Puis je me suis dit que je pourrais en faire un film chez moi, le tourner dans ma région en Californie, c’est plein de belles forêts et de petites villes étranges ou vivent des gens bizarres comme ceux du film. D’ailleurs cet endroit où le sheriff vend des cabanes à oiseaux existe réellement, je ne l’ai pas inventé.

J’ai donc commencé à écrire cette histoire et comme vous le disiez, je voulais que ce soit personnel. Le protagoniste, joué par Val Kilmer, est une sorte d’écrivain brisé, il a connu un certain succès mais sa carrière est en déclin. D’ailleurs il ne peut même plus vendre ses livres en librairie, il est obligé d’aller à la quincaillerie, c’est pathétique. C’est un peu la manière dont je me vois parfois. Ma carrière à débuté quand j’avais une vingtaine d’années, et depuis elle n’a fait que décliner. J’ai connu de plus en plus d’ennuis. Apocalypse Now c’était n’importe quoi, on a explosé le budget, c’était horrible. Depuis cet énorme succès qu’a été Le Parrain, j’ai toujours eu l’impression d’être un has-been. D’une certaine manière ma carrière a été très étrange, parce que plus elle déclinait, plus j’avais de succès : quarante ans après, me voilà plus célèbre et respecté que je ne l’ai jamais été. Or, à l’époque tous mes films ont été très mal reçus. Aujourd’hui on me demande « pourquoi les films que vous réalisez aujourd’hui ne sont pas aussi bons que ceux d’autrefois ? », ce à quoi je réponds « mais ceux d’avant, personne ne les trouvait bons non plus ». Peut-être que mes films ont besoin de vieillir, peut-être que si vous revoyez mes films d’aujourd’hui d’ici vingt ans vous les aimerez, c’est comme ça.

Je voulais réaliser un film qui soit agréable à faire. On a tourné chez moi, j’ai demandé à ma petite-fille, qui a une vingtaine d’années, de réaliser le making-of, et tous les matins j’étais heureux d’aller travailler avec elle. On riait à longueur de journée, Val Kilmer est lui aussi quelqu’un de très drôle. L’ambiance était assez farfelue. Mais le film lui-même est assez farfelu, finalement. Il possède un certain spleen adolescent, c’est le style que je voulais lui donner. On ne s’est pas pris trop au sérieux, jusqu’au moment où on a fait les choses extrêmement sérieusement, et c’est là que sont apparus les moments les plus authentiques du film. Quand Val Kilmer demande « Comment ça s’est terminé, qui a tué la fille ? » et Poe lui répond « Le dénouement c’est toi ». J’ai compris que c’était moi, en tant que réalisateur, qui devais avoir le courage d’assumer ma part de responsabilité dans cette histoire. Ce n’était pas une position confortable mais c’est ce que j’ai fait. C’était un projet amusant et sans conséquences, qui est devenu très sérieux tout à coup. J’ai essayé de rendre la fin du film un peu plus légère, avec cette scène bizarre où la fille perd son appareil dentaire. C’était une belle aventure.

Twixt est un film de vampires, ce qui implique automatiquement une comparaison avec votre version de Dracula. Vos choix de mise en scène sont pourtant complètement opposés entre ces deux films. Comment l’expliquez-vous ?

FFC: Dracula, c’était entièrement autre chose. A l’époque j’étais vraiment un réalisateur hollywoodien, on m’avait confié cette commande et le projet me plaisait. J’étais content de m’atteler à l’œuvre de Bram Stoker et d’utiliser des effets spéciaux à la Méliès qui, comme Marty l’a démontré, étaient tous en live action. Pour moi, Dracula n’a pas grand-chose à voir avec Twixt, si ce n’est qu’il montre mon penchant pour la grande tradition des romans gothiques américains : Bram Stoker, Mary Shelley, Hawthorne, Robert Louis Stevenson, Edgar Allan Poe… J’ai toujours aimé la littérature fantastique.

Vous disiez tout à l’heure que vous ressentiez plus de liberté à réaliser des films aujourd’hui. Est-ce pour cette raison que vous tournez avec une caméra numérique ?

FFC: J’ai toujours été très intéressé par les évolutions technologiques, même il y a trente ans. Après avoir terminé Apocalypse Now je me suis dit qu’il devait bien y avoir un moyen plus facile d’y arriver. Faire voler de vrais hélicoptères, c’était presque absurde. Parce que quand vous voyez une dizaine d’hélicoptères à l’écran, il faut savoir qu’il y en avait une autre dizaine, qui restait en hauteur parce que les pilotes avaient peur de voler trop bas à cause des explosions... Et toutes les scènes d’Apocalypse Now sont comme ça. C’était une très mauvaise manière de faire un film, on n’a utilisé aucune sorte d’effets spéciaux. Je savais qu’un jour le cinéma finirait par devenir numérique, et que ce jour là les images – parce que le cinéma ce n’est rien d’autre que des images accompagnées de sons – deviendraient entièrement libres. On savait déjà créer des effets sur le son, on savait utiliser un simple synthétiseur pour faire croire à un orchestre entier. Le son était déjà électronique, donc on avait déjà la possibilité de le modifier, de le travailler. Mais face aux images, les possibilités étaient très réduites. Si les images numériques pouvaient être aussi belles que les images sur pellicule, le cinéma allait devenir une sorte de bon génie capable d’exaucer tous les souhaits, car les possibilités devenaient illimitées. J’étais très enthousiaste.

Quand j’ai décidé de tourner des films à petits budgets, j’ai donc choisi de les tourner en numérique. C’était curieux, parce que parfois on obtenait des images tellement belles, avec une lumière si travaillée, que les gens nous demandait si c’était vraiment du numérique ! Lorsque l’on travaille sur pellicule, le secret c’est la qualité de l’objectif. C’est l’œil du cinéma. On a tourné Twixt avec une Sony N900-N900, avec un imageur de 16 mm, ce qui technologiquement n’est rien du tout comparé à ce qui se fait aujourd’hui. Le génie est à nouveau sorti de sa bouteille, il y a les Alexa, Ada Vision, Red… tout un tas de nouvelles caméras numériques. Et il va y en avoir encore des nouvelles, toujours moins chères et moins lourdes. Le cinéma est désormais numérique, tout le monde s’y met, cela permet de tourner et faire des effets beaucoup plus rapidement. La seule personne qui ne s’y soit pas encore mise c’est ma fille Sofia. Elle aime tellement la pellicule qu’elle refuse de faire quoi que ce soit en numérique. Il y a beaucoup de jeunes réalisateurs qui résistent face au numérique parce qu’ils aiment tellement le cinéma qu’ils veulent faire partie de cette tradition de la pellicule. Même l’odeur de la pellicule leur est chère. Malheureusement viendra un temps où ils ne pourront plus en acheter. J’ai réalisé mes trois précédents films de cette manière, je suis en train d’en écrire un nouveau, mais c’est un projet plus important, donc je n’utiliserai probablement pas les mêmes caméras. Même mon fils vient de réaliser un film avec une Alexa. J’ai rencontré le patron d’Arriflex récemment, et je lui ai demandé combien de caméras Alexa il construisait par an, il m’a répondu : trois ou quatre cents. Puis je lui ai demandé combien de caméra argentiques il fabriquait, il m’a dit : une seule. C’est assez révélateur.

Mais pouvez-vous précisez votre travail sur l’image numérique-même, au-delà de la liberté économique que cela vous apporte ?

FFC: Mon chef opérateur (Mihai Milaimare Jr, ndlr) est Roumain, il est très jeune. Quand j’ai commencé à travailler avec lui il avait à peine vingt ans, il est encore étudiant. C’est quelqu’un de très doué, et de par sa jeunesse, il était déjà familier avec tout cet univers numérique. Il était très à l’aise devant un ordinateur. Je l’ai envoyé suivre un stage de formation chez Sony, pour qu’il se familiarise avec la caméra, parce qu'elle possède un million de fonctions. Il y a un nombre incroyable de réglages permettant de travailler chaque image. Les nouvelles générations de caméras n’ont pas autant d’options car tout ça est déjà automatisé. Lui était capable d’optimiser son utilisation de la caméra, il a su utiliser au mieux cette première génération de caméra numérique. C’est lui qui s’occupe de The Master de P.T. Anderson. C’est quelqu’un de très bien, et surtout un très bon collaborateur. Du fait qu’il soit si jeune, j’ai pu me permettre certaines choses. Je voulais notamment laisser tourner la caméra, et tant pis si les acteurs se levaient ou sortaient du cadre. J’ai développé un nouveau style que j’aime beaucoup, à base de plans fixes. Mettons que je vous filme, que vous vous leviez et sortiez de ce cadre, et que je ne fasse pas de pano avec ma caméra : on fera un deuxième plan de vous debout, et avec un cut le public ne remarquera rien de particulier. Le public se fiche de ce genre de détails. Avec ses beaux cadres fixes qui durent, on n’a même plus besoin d’en faire. Cela a d’autres avantages : quand on a un budget limité, et c’était notre cas, on n’a pas besoin de changer l’éclairage selon les plans, on a besoin de deux fois moins de lumière. Si vous voulez faire des effets spéciaux, rajouter ou supprimer des éléments à l’image, le fait que le cadre reste le même rend ces effets plus abordables.

J’ai vu trop de réalisateurs faire leur Orson Welles et tenter de reproduire le plan-séquence inaugural de La Soif du mal, accumuler les répétitions ad nauseam pour tout mettre en place. Or personne ne s’aperçoit s’il y a un petit cut au milieu de cette séquence, tout le monde s’en fiche. Mais ces réalisateurs veulent avoir le plaisir de tout caser en une seule prise. Je vois tout ça de manière assez pragmatique. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais de nos jours quand on regarde un film : cinq minutes après le début il y a déjà des gros plans. Pourquoi ? Autrefois, il fallait attendre les trois quarts du film pour en voir, c’était réservé aux scènes avec des enjeux émotionnels forts. Aujourd’hui, même de grands réalisateurs, dont je ne citerai pas les noms, en mettent dès les cinq premières minutes. Quand on tourne une scène, il suffit de changer l’objectif de la caméra pour obtenir un gros plan, et en général, un réalisateur à tendance à vouloir multiplier les prises. Filmer des gros plans supplémentaires, c’est un bon moyen de se retrouver avec quatorze prises au lieu de neuf, c’est un bonus. Aujourd’hui, la présence des assistants de productions (script supervisors, ndlr) sur le plateau s’est raréfiée, par rapport à l’âge d’or d’Hollywood. Or, mettons qu’un acteur doive prendre une tasse de thé, la lever et boire une gorgée. S’il le fait au milieu de sa réplique, cela a beaucoup plus de poids que s’il le fait après ou avant. Aujourd’hui on ne prête plus attention à ces détails, et du coup chaque prise est différente. On a perdu cette tradition, et on a perdu le courage nécessaire pour retrouver cette qualité. Les acteurs ne veulent plus qu’on leur dise de jouer la scène toujours de la même manière, et quand le monteur se retrouve face aux rushs, aucune prise ne correspond. Du coup il se sert des gros plans pour faire les raccords, de telle sorte qu’on ne voit plus ni les mains, ni le thé. Je suis persuadé que c’est à cause de ça qu’on ne sait plus utiliser le gros plan à bon escient. C’est vrai également pour tous les mouvements de caméra, pour les dollies… tout cela était autrefois mis en valeur parce qu’utilisé à bon escient.

A propos de numérique : lors de certaines projections américaines de Twixt, vous montiez le film en direct dans la salle à l’aide d’un iPad. Pouvez-vous nous parler?

FFC: C’était en réaction à tout ce que j’ai pu entendre sur la 3D ces dernières années : « la 3d c’est génial, c’est l’avenir du cinéma… » etc. Les pontes des studios disaient « désormais tous nos films se feront en 3D ». La 3D ça n’a rien de nouveau, ça existait déjà dans les années 40. Alfred Hitchcock a réalisé un film en 3D que personne n’a jamais vu. Mais le public s’est lassé, parce que personne ne veut voir un film avec des lunettes. Quand aux exploitants, cela leur permet d’augmenter le prix du billet, ils étaient ravis de pouvoir bénéficier d’une telle marge. Les fabricants de télévision n’ont eu aucun mal également à créer des postes en 3D, mais au final personne n’achète ces télés en 3D, et les gens préfèrent économiser quelques dollars pour voir une version en 2D au cinéma. Donc la 3D ne représente pas le futur du cinéma. Ca me scandalisait d’entendre que l’avenir de quelque chose d’aussi merveilleux que le cinéma résidait dans le 3D : le futur du cinéma, c’est à mes yeux le futur de la fiction, de nouvelles manières d’aborder la narration, de raconter une histoire et de transmettre des sentiments. C’est tout naturellement là que se trouve l’avenir du cinéma.

De plus, comme le cinéma est devenu numérique, il n’y a plus de raison pour l’auteur d’un film de ne pas venir le présenter lui-même à son public, et de « jouer » le film, de la même manière qu’un chef d’orchestre pour un opéra. C’est ce qui va arriver : les représentations de films vont s’adapter au public, et toujours comme un chef d’orchestre, on pourra proposer un rappel si les spectateurs sont particulièrement réceptifs. J’ai fait une démonstration à San Diego, et je pourrais tout aussi bien partir en tournée avec Twixt ou un autre film, partir avec des musiciens et jouer le film uniquement pour le public présent. Ce serait une expérience unique, comme un concert de rock. Pour moi c’est un autre domaine où le cinéma a la possibilité d’évoluer. Il y a une douzaine d’autres pistes d’évolution possible pour le cinéma, mais pour ça il faudrait que les gens qui contrôlent les financements et la distribution souhaitent autre chose que simplement gagner de l’argent. Ils ne veulent pas que le cinéma évolue, ils veulent juste de l’argent. Et ils ont peur. C’est pour ça que les films qui sortent au cinéma se ressemblent tous. C’est encore et toujours le même film. Et c’est aussi pour ça qu’on accorde autant d’importance aux suites. Malheureusement c’est moi qui ai commencé à nommer un de mes films « deuxième partie ». Maintenant on ne veut plus se contenter d’un seul film, on veut les huit films Harry Potter d’un coup, c’est pour ça qu’on a des Spiderman, des Mission Impossible, cela permet d’avoir quatre ou cinq films en un seul projet. Cela explique pourquoi on ne produit pratiquement plus de drames : parce que c’est un genre dans lequel il est difficile de faire des suites.

Cela fait maintenant une douzaine d’année que vous travaillez en dehors du système, mais vous venez de nous dire que vous étiez prêt à vous atteler à nouveau à un film à grand budget. Etes-vous vraiment prêt à collaborer à nouveau avec Hollywood ?

FFC: Hollywood, je ne sais pas ce que c’est. Même en mettant son propre argent en jeu on ne peut pas gérer la distribution. On peut toujours travailler avec ses propres caméras mais la distribution c’est une autre paire de manches. Il faudrait presque faire comme George Lucas : engager la 20th Century Fox, leur donner plein d’argent et leur demander de bien vouloir distribuer son propre film. Tous les réalisateurs qui ont commencé à vingt ans et qui ont aujourd’hui une soixantaine d’années commencent à entrer en concurrence avec leurs propres succès, et c’est à mes yeux un défi impossible à relever. Je ne pourrai plus jamais faire de film qui aura ne serait-ce que la moitié de l’impact que Le Parrain a eu sur le public. A cause de plein d’éléments : l’époque, l’argent, les nouveaux acteurs, la mentalité… Cela ne servirait à rien d’essayer, donc j’ai voulu pour un temps redevenir un simple étudiant en cinéma, et travailler sans tout ça, sans les acteurs incontournables du moment, ou le chef opérateur que tout le monde s’arrache. Parce que tout ça coûte énormément d’argent, regardez les budgets des films d’aujourd’hui, même les bons… Je me suis dit que si je prenais du recul après avoir étouffé dans le système hollywoodien, cela me permettrait peut-être de changer ma manière de travailler, histoire de ne pas finir par réaliser le même film encore et encore, et passer à quelque chose de nouveau. Réaliser ces trois films (L’Homme sans âge, Tetro et Twixt, ndlr) était en quelque sorte un nouveau départ mais mon prochain film va effectivement nécessiter plus de moyens : c’est un film en costumes, qui se déroule dans les années 20 et 30, qui couvre plusieurs périodes historiques. Ca demande de l’argent parce qu’il faut des voitures et des costumes authentiques. Or je n’ai pas cet argent. C’est une chose de réaliser un petit film à 7 millions de dollars, et c’en est une autre de réaliser un film qui en coûte 80. Je ne sais même pas comment je vais y arriver, ou si je vais y arriver tout court. Je ne connais personne qui accepterait aujourd’hui de me prêter de l’argent pour un tel projet, à moins qu’il ne s’agisse d’un film de gangsters. Mais je ne m’en fais pas. Je verrai bien comment cela se présente. Peut-être un riche mécène voudra-t-il me sponsoriser ?

Les Français pourraient vous financer…

FFC: Je n’en suis pas si sûr. Les Français considèrent souvent qu’un réalisateur, surtout s’il a de l’expérience, est comme un artiste. Et un tableau peut effectivement se vendre 30 millions de dollars, mais avec un film, il n’y a pas d’objet à vendre. C’est difficile de prédire ce qui va arriver d’ici un an ou deux, peut-être des entreprises telles que BMW vont vouloir produire le nouveau film de Martin Scorsese. Sinon peut-être que je choisirai de déshériter mes enfants !

Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec Val Kilmer ? C’était autrefois une grande star, que l’on a pu voir dans The Doors ou Heat, mais aujourd’hui il a l’air plus proche du personnage d’écrivain alcoolique qu’il incarne dans Twixt

FFC: Tout d’abord, il y a toujours eu d’excellent acteurs qui ont plus ou moins dévié du « droit chemin » soit disant à cause de leur comportement néfaste : on ne peut pas leur faire confiance, ils s’engueulent avec le réalisateur… John Travolta était lui-même dans ce genre de cas. De toute évidence, je ne disposais pas d’un budget illimité, et je voulais un acteur avec qui je pourrais prendre mon temps, et qui accepte de tourner pour un salaire réduit. D’ordinaire, les acteurs descendent de l’avion et ne restent que quatre ou cinq jours. Or je connaissais Val Kilmer, c’est un acteur que j’admire. Et il a été parfait. Ce n’est pas un alcoolique ; peut-être l’a-t-il été, mais c’est quelqu’un avec qui j’ai pris beaucoup de plaisir à travailler : il est très drôle, très intelligent, il est excentrique, et pas seulement physiquement. J’espère que ce film aura des conséquences positives pour lui, que le public se rappellera que c’est un bon acteur.

Certains aspects narratifs de Twixt peuvent rappeler Twin Peaks de David Lynch. Etait-ce une référence que vous aviez en tête ?

FFC: Je ne connais pas très bien Twin Peaks, mais je sais que je devrais regarder la série. Je ne connais même rien à cette œuvre en particulier mais j’admire énormément David Lynch. Je sais qu’il y est également question d’une petite ville mystérieuse, or celle de mon film existe réellement, elle est tout près de chez moi. Cela commence également par le meurtre d’une jeune fille, mais c’est aussi une figure classique des histoires d’enquêtes et de détectives. J’adore les films de David lynch, j’adore Eraserhead et Elephant man. Blue Velvet c’est un peu trop sadique pour moi, par contre. Les gens ont été très critiques envers Twixt justement parce que ça leur semblait trop proche de Twin Peaks, mais à vrai dire je n’en sais rien.

Edgar Allan Poe est l’auteur favori de Tim Burton, est-ce également le vôtre ?

FFC: Je lis de plus en plus. Depuis quelques années, j’ai même un rituel : je me mets toujours au lit avec un livre, et surtout je ne lis jamais un ouvrage qui puisse se rapprocher de ce sur quoi je travaille, de telle sorte que la lecture reste toujours un plaisir, comme des vacances. Il y a un an et demi j’ai décidé je relire toutes les nouvelles d’Edgar Allan Poe. J’ai connu Roger Corman au moment où il réalisait La Chute de la maison Usher, c’est un genre littéraire que j’affectionne particulièrement et j’espérais pouvoir y trouver une histoire qui m’inspire. J’aime particulièrement certaines nouvelles très courtes, telles que Le Cœur révélateur ou La Barrique d’Amontillado, mais ce serait dur de les adapter en longs métrages vu leur format. Puis je me suis renseigné sur sa biographie, que j’ai trouvée très poignante : il a tout perdu. Ses parents étaient acteurs mais il les a perdus très tôt et il a été adopté par une famille très riche. Il avait une relation conflictuelle avec son beau-père, mais il a reçu une très bonne éducation en Angleterre, il parlait français et latin. On peut voir l’étendue de sa culture et de son vocabulaire dans son œuvre littéraire. Sa mère adoptive est morte, son beau-père s’est remarié et il n’était plus le bienvenu à la maison. Il a épousé sa propre cousine Virgina, qui avait quatorze ans à l’époque. Elle était très malade et elle s’est peu à peu éteinte, pendant vingt ans, et il l’a regardée mourir. Il a tenté de gagner sa vie grâce à ses écrits, mais il était très pauvre, et il ne pouvait pas la sauver. Les héroïnes de ses nouvelles sont le reflet de cette tragédie. Ca m’a beaucoup ému et puis j’ai cessé d’y penser. J’imagine que lorsque j’ai fait ce rêve à Istanbul, Poe est en quelque sorte revenu vers moi. Je me démenais pour écrire un scénario rapidement, car j’avais toutes les personnes disponibles pour tourner avec moi, mais je ne pouvais pas les faire trop attendre, Mihai allait par exemple tourner avec Anderson. Parfois les éléments se rassemblent devant vous et vous n’avez plus qu’à vous lancer. Je ne savais pas encore comment l’histoire allait se terminer, je ne me doutais pas que ça allait devenir aussi personnel. Et au final on a beaucoup ri avec ma petite-fille et Val. C’est amusant de tourner un film chez soi. Une chose que j’ai imposée c’est de ne jamais tourner de nuit : je suis trop vieux pour ça. Tout le monde l’était. Tout est donc en nuit américaine, c’est comme ça qu’on a trouvé cette lumière bleutée et ces lumières rouges incandescentes. Seule la scène avec le groupe de jeunes gothiques a été tournée de nuit.

Votre collaboration avec Roger Corman vous a-t-elle aidé à appréhender un tournage à petit budget ?

FFC: Roger Corman était un expert en petit budget ! Et comme j’étais son assistant, et je suis moi-même devenu un expert. Il y a plus d’un truc pour rendre un film bon marché, et c’est justement ce qu’on a fait ici. Parfois le film donne l’impression d’avoir coûté cher, mais on a arrondi tous les angles chaque fois que possible. J’ai toujours aimé cette idée de faire des films bon marché, parce que ça enlève énormément de pression. Essayez d’imaginer à quel point on peut mal dormir quand on réalise un film à 2 millions de dollars, sachant que tout le monde et susceptible de dire des horreurs dessus, c’est toujours comme ça que ça se passe. Mais maintenait imaginez comment on dort quand on a réalisé un film à 200 millions de dollars et que tout le monde dise les mêmes horreurs. Pensez à ce pauvre homme qui a réalisé John Carter : il doit se sentir si seul, il doit avoir beaucoup de mal à dormir, sachant que tout le monde déteste son travail. C’est un peu comme si vous faisiez plein d’efforts pour inviter tout plein de gens à diner et qu’au final, ils vous disaient qu’il sont trouvé ça immonde.

Pouvez-vous nous parler de la participation de Joanne Whalley, l’ex-femme de Val Kilmer ?

FFC: Je tenais à ce que toute les conversations téléphoniques soient tournées en split screen. Aujourd’hui on voit tellement de gens parler dans leur portable au cinéma, je me demande toujours à quoi peut ressembler la personne à l’autre bout du fil. Je m’étais donc fixé comme règle, que ce soit sur Skype ou par téléphone, que l’on verrait toujours les deux personnes qui discutent. C’est typiquement le genre de choses qu’un producteur m’aurait empêché de faire. C’est Val Kilmer qui a suggéré de prendre son ex femme. Ils ne s’entendaient pas du tout, et ça donnait des situations très intéressantes. Finalement, la différence entre moi et le personnage c’est que je ne suis pas alcoolique et que ma femme est très gentille.

Pour finir : vous qui êtes proche de George Lucas, qu’est ce que vous pensez de sa décision de ressortir Star Wars en 3D ?

FFC: Je trouve que c’est une très mauvaise idée, il devrait tourner la page Star Wars une bonne fois pour toute. Il a beaucoup de talent, il réalise notamment de très bons petits films expérimentaux. Il faut donc juste qu’il se remette à faire des films personnels. De toute façon il fait toujours tout comme moi ! Il est beaucoup plus doué que ce que les gens s’imaginent.

Pourriez-vous lui demander de produire l’un de vos films ?

FFC: Je ne pense pas. J’ai déjà travaillé avec lui, mais nous avons des goûts trop différents. Je l’adore et je le respecte, je le considère un peu comme mon petit frère. Il m’aiderait si je lui demandais parce que c’est quelqu’un de très généreux, mais le genre de films que je veux faire ne correspond pas vraiment au genre de film qu’il veut faire. Et pourtant il a eu beaucoup d’influence sur moi. Et j’ai eu beaucoup d’influence sur lui !

Entretien réalisé à Paris le 15 Mars 2012. Un grand merci à Laura Degiorgi, Laurence Granec et Karine Ménard

par Gregory Coutaut

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