Entretien avec Fabrice du Welz

Entretien avec Fabrice du Welz

Après Calvaire et Vinyan, Fabrice du Welz fait son retour avec Alleluia, qui vient de sortir en DVD. Il y raconte l'escalade vers la folie d'un couple d'amants incarnés par Lola Duenas et Laurent Lucas. Alleluia est un film toqué et excitant qui n'a peur de rien. Le réalisateur se confie sans langue de bois sur son nouveau long métrage, sur ce qui le motive et revient sur l'expérience douloureuse de Colt 45.

  • Entretien avec Fabrice du Welz
  • Entretien avec Fabrice du Welz

Calvaire et Vinyan ont pour point commun d'être deux plongées dans la folie. C'est aussi ce que raconte entre autres Alleluia. Est-ce que faire du cinéma revêt pour toi une dimension cathartique ?

Oui complètement. Si je ne peux pas filmer, je suis malheureux comme un chien. Je ne vis bien que quand j'arrive à faire des films - et je n'en fais pas assez mon goût. Quand je filme je me sens extrêmement vivant, dans un état où tout converge: un état alerte, comme un état de guerre. Je dors très peu, je suis très concentré. Et je fais des erreurs, mais ça me rend meilleur, ça m'aide à vivre. Cette dimension cathartique est fondamentale pour moi. Ce n'est pas que la folie me guette (rires), mais c'est une façon de traverser les choses en prenant des risques. Et au bout du compte, il ne reste que les films à juger.

Il s'est écoulé six ans entre la sortie de Vinyan et celle de Alleluia. C'est une longue attente. Qu'est-ce qui a déclenché Alleluia ?

La réaction à Vinyan n'a pas aidé. La réception du film a été vraiment douloureuse. J'ai cherché à faire des films destinés à un plus grand public. Je me suis remis en cause, j'ai développé pas mal de choses, j'ai trainé aux États-Unis, des films ont failli se faire et puis non. Puis il y a eu Colt 45 qui a été une expérience très malheureuse, et qui m'a presque tué artistiquement. Heureusement, j'avais développé Alleluia avant, le film était financé. Je suis parti sur Colt pour plein de raisons, et quand je l'ai terminé je suis revenu sur Alleluia. Le point de départ, c'était Yolande Moreau. Je l'ai croisée lors d'un festival. C'est une actrice qui me fascine, pour moi c'est un génie et je pèse mes mots. Je lui ai dit que je voulais travailler avec elle, créer un truc pour elle et elle m'a dit "Mais vas-y, super !". La même semaine j'ai revu Carmin profond d'Arturo Ripstein. Je me suis dit: voilà quelque chose de malin, Ripstein reprend le fait divers des tueurs de la lune de miel et l'ancre dans son Mexique natal. j'ai voulu faire la même chose avec les Ardennes. J'ai commencé rapidement l'écriture avec le concours de Vincent Tavier, puis avec Romain Protat. Puis Yolande Moreau a dû décliner pour différentes raisons. Quand je suis revenu de Colt le film était financé mais je ne trouvais pas d'actrice. Mais les concessions que j'ai pu faire sur les acteurs de Colt 45, ça n'arrivera plus jamais.

Il y a eu un problème particulier sur le casting de Colt 45 ? Je n'ai pas vu le film mais...

Tu n'as pas besoin de le voir. C'est très dispensable. Il y a eu un problème avec les acteurs, mais peu importe. Comme on dit, ce qui ne te détruit pas te rend un peu plus fort - donc je ne voulais plus faire de compromis cette fois. Et j'ai cherché Lola Duenas. Je me suis battu pour l'avoir. La combinaison avec Laurent Lucas était une évidence. On a établi un travail de confiance en étroite collaboration.

Jeanne Balibar a un moment été envisagée.

Oui. On a beaucoup cherché. Le projet date, et après Yolande c'était un peu le no man's land. Avec qui allais-je faire ce film ? Il fallait des acteurs qui n'ont pas peur. Pas peur d'aller au bout. Très souvent, l'osmose avec les acteurs cristallise quelque chose de puissant. Une espèce de fureur, pas une fureur débile mais une recherche ensemble. On a pas mal tâtonné, avec d'abord des choix pas toujours judicieux.

Peux-tu nous parler de ta collaboration avec le directeur de la photographie Manu Dacosse sur Alleluia, qui succède à ton partenaire habituel, Benoît Debie ?

Benoît tournait Lost River pour Ryan Gosling, à Detroit, et il était question qu'il rentre après. Il se trouve que Wim Wenders l'a sollicité sur le plateau et lui a fait une proposition qu'il ne pouvait pas refuser (rires). Il a hésité longuement, je pense que les agents sont intervenus. Il m'a demandé s'il était possible de reporter Alleluia de quelques semaines. Malheureusement, ce n'était plus possible. Donc j'ai dit non, un peu la mort dans l'âme. Par ailleurs, je suis le travail de Bruno et Hélène (Forzani et Cattet, réalisateurs de Amer et L'Etrange couleur des larmes de ton corps dont Dacosse a signé la photographie, ndlr) et donc je connaissais Manu. On s'est bien entendu, on a fait des essais, et on a travaillé simplement. J'ai été très directif car je n'ai pas avec lui la même ancienneté, le même background qu'avec benoît. Ça s'est très bien passé et on était très heureux.

Tu as parlé d'Alleluia comme d'un road movie sans route et sans voiture. Il y a effectivement une gestion du temps et de l'espace qui est assez elliptique et particulière. Était-ce déjà là dès l'écriture, ou est-ce venu au montage ?

Ça s'est énormément resserré au montage. On a peu tourné sur les déplacements, mais on a tourné plus longuement sur les scènes de vie avec une exploration des personnages. Il y avait une volonté d'explorer le couple, l'aliénation, la folie à deux, l'amour, et ça on l'a resserré. Au montage je me suis aperçu que c'était un road movie sans les voiture qui passent, et on a cherché cette théâtralité, à l'image des regards caméra qui à l'origine étaient plus nombreux. Il y a quelque chose de distancé, brechtien. Les cartons indiquant les actes 1, 2, 3 et 4, ça s'est vite imposé au montage. Sur les regards caméra, c'était une volonté de distance. Il y a un film qui m'a beaucoup accompagné et qui est Possession de Zulawski, avec Isabelle Adjani qui fait beaucoup de regards caméra. Finalement dans Alleluia il en reste peu, Lola en avait fait plus. Il y avait cette volonté de distancer la violence, l'aliénation même si parfois elle est très investie, incarnée, avec les ruptures de ton en contrepoint. Mais c'est compliqué car on doit garder une certaine homogénéité.

L'une des réussites du film est son mélange de genres. On peut trouver en un même plan du polar, de la comédie musicale puis du gore.

On n'était pas sûr de garder la scène dont tu parles. J'aimais beaucoup le thème du film composé par Vincent Cahay, qui a fait un travail remarquable. J'ai dit à Lola que je voulais qu'elle chante, juste avant de faire ce qu'elle s'apprête à faire, qu'elle reprenne le texte dit juste avant, mais cette fois en le chantant. On a fait des essais, je trouvais ça fou, dingue, audacieux et excitant. On était scotché au tournage. C'était hallucinant, on était électrisé. Mais on n'était toujours pas sûr de garder cette scène. On a essayé au montage, on s'est posé la question et puis ça a fait un effet boeuf. Donc je me suis dit que j'allais la garder, mais pas juste pour histoire de la garder: la seule et unique condition était que cette scène s'intègre dans le film. Je ne suis pas un cinéaste réaliste, ça ne m'intéresse pas du tout. Je cherche une altérité au réalisme, une réalité altérée. Ce qui m'intéresse c'est la poésie macabre, la poésie de l'étrange. Quand Houellebecq dit que la poésie suspend le temps, c'est ça: je voulais un temps suspendu. Ce que je déplore dans le cinéma que je peux voir c'est que la poésie n'existe plus, on n'ose plus. Il faut que tout soit réaliste, et souvent chiant. La France a été un grand pays de réalisme magique, a eu des réalisateurs comme Franju, Melville, Dassin, il y a eu aussi André Delvaux pour citer un Belge. Ça a toujours existé, et mon cinéma, très modestement, s'inscrit dans ce mouvement. L'idée n'est pas de contrer le réalisme. J'adore, dans le meilleur des cas, ce que fait Audiard, mais dans le pire des cas il y a tous ces films qui prétendent donner à voir la réalité. Je peux me tromper mais je veux prendre le risque de la poésie. Si je ne le prends pas, je ne suis pas heureux. C'est fou : aujourd'hui, dans pays aussi littéraire avec des poètes aussi remarquables, quand on parle de poésie ça fait peur. Quel ennui !

Les grands cinéastes, qu'il s'agisse de Brian de Palma, Dario Argento ou même Kubrick n'ont pas cette peur. De la poésie, de la théâtralité, du grandiloquent. Pour moi c'est aussi ce qui fait les grands cinéastes.

C'est une opinion que je partage complètement. Je n'ai pas peur d'être grandiloquent, parfois je le suis trop. J'essaie de mesurer, j'ai plus d'expérience, c'est mon quatrième film, je me suis fait mal et j veux mettre ça à profit. Dans le cas d'Alleluia, je me suis intéressé aux personnages et à leur construction. Quelque chose qui soit à la fois dramatique, burlesque et sans cynisme, avec des moments suspendus. Il y a des contre-exemples de cinéma que j'aime, mais la réalité au ciné ne m’intéresse pas, ou du moins une réalité sans point de vue.

>>>>> ATTENTION : les réponses suivantes révèlent des éléments de la fin de Alleluia. Nous vous invitons à les lire après avoir vu le film.

T'es-tu imposé des limites dans la représentation de la violence ? Je pense notamment au sort de la fillette.

Sur la petite oui. Dans le scénario original, elle finissait dans la mare, comme dans le fait divers. Mais ce qui m'intéressait, ça n'était que leur histoire. La mort de la petite, c'était autre chose. Et j'avais envie de racheter un peu de panache à Michel, même s'il est trouble, lâche, veule, tout ce que tu veux. Le dernier sursaut est donc de sauver la petite, c'était la chose à faire. Mais je ne suis pas du genre à m'autocensurer, c'était un vrai questionnement sur les personnages et ce qui les constitue. Juste pour eux.

Le très beau dénouement du film apparaît comme une sorte de rupture onirique avec le reste du long métrage.

Ce que je peux dire c'est que l'histoire se solde une fois qu'ils sont sortis de l'étang. A partir de là, je n'ai plus rien à raconter. Quelque part, ils sont morts tous les deux, ils ne peuvent pas vivre ensemble ni séparés. Et Lola l'emmène dans son rêve de cinéma, dans quelque chose d'altéré, ailleurs. Bien sûr ça raconte l'arrestation, mais aussi la volonté de vivre dans cette histoire d'amour, quelque chose de passionnel et absolu. Mais cette dichotomie a quelque chose d'immanent. Le transcendant s'oppose à l'immanent, lui est rattrapé par ses pulsions, elle aussi par la névrose. S'ils ne peuvent pas rester ensemble, ils sont morts.

Entretien réalisé le 7 octobre 2014. Un grand merci à Michel Burstein.

par Nicolas Bardot

Commentaires

Partenaires