Entretien avec Eliza Hittman

Entretien avec Eliza Hittman

Avec son premier long métrage, It Felt Like Love, Eliza Hittman déjoue pas mal des pièges de la production indépendante américaine. Elle signe un film singulier racontant l'été d'une adolescente qui attend l'amour. Comment produit-on indépendamment aux États-Unis ? It Felt Like Love aurait-il été différent réalisé par un homme ? Nous avons interviewé la cinéaste dont le film sort ce mercredi 17 juillet.

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FilmDeCulte : It Felt Like Love est votre premier long métrage. Qu'est-ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire en particulier ?

Eliza Hittman : Quand j’ai commencé le scénario en 2011, j’ai voulu raconter une histoire de passage à l’âge adulte débarrassée de sentimentalisme, et qui capture quelque chose de l’enfance : les moments de solitude, cette fausse confiance en soi, les petits détails humiliants qui sont souvent enfouis dans notre mémoire. Je voulais explorer les tabous autour de la sexualité et de l’identité des adolescentes. Je n’ai pas pu réaliser la première version de mon script parce que les gens l’ont trouvée trop provocante. Ça les contrariait. J’ai du revoir ma copie et le rendre un peu plus acceptable pour le public américain des films indépendants, qui est un peu plus coincé que ce qu'on pourrait croire. L’histoire n’est pas autobiographique, mais elle est tout à fait personnelle. It Felt Like Love a commencé comme un reflet de moi à cet âge, de mon besoin émotionnel quand je voulais désespérément être désirée, mais que je ne savais pas comment m’y prendre pour l’être. Une jeune fille peut être très agressive et manipulatrice. Ce n’est pas un aspect de leur caractère que l’on voit dans le film.

FDC : Le film est entièrement raconté du point de vue de l'héroïne. Comment avez-vous souhaité traduire cela en termes de mise en scène ?

EH : J’ai tourné It Felt Like Love de façon très subjective, en essayant de créer une forme de réalisme poétique, en épousant davantage la perception du personnage principal plutôt qu’un point de vue objectif sur le monde. Même si le film maintient un certain réalisme émotionnel, j’ai voulu résister aux conventions du cinéma vérité. J’aime les ralentis, j’aime que la caméra gravite jusqu’à faire des gros plans, j’aime faire des plans fragmentés de parties du corps pour créer une atmosphère sexuellement chargée. Le travail sonore marche de la même façon, en faisant un va-et-vient entre le monde des personnages et le monde objectif.

FDC : Vous n'utilisez pas de musique additionnelle dans It Felt Like Love, ce qui n'est pas si commun dans le cinéma contemporain. Les premières minutes du film sont déroutantes car elles sont sans musique et sans dialogues. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce choix ?

EH : Je voulais débuter le film par un petit mystère: quelques gamins pénètrent dans une jolie maison sur la plage, et jettent un œil. Je pensais que c’était une façon de les présenter, de montrer leurs liens d’amitié sans avoir à les faire parler. La façon dont ils interagissent avec leur environnement dit déjà tout de ce que le public doit savoir d’eux. Je pense que les musiques de film détournent l’attention, ont la main lourde et sont trop omniprésentes. Il y a un usage diégétique de la musique qui vient des groupes locaux de hip-hop, à Brooklyn. On voulait utiliser la musique que des gosses de Brooklyn écoutent à ce moment précis, une musique que d’autres gosses qui ne sont pas de Brooklyn ne connaissent peut-être pas. L’un des acteurs de It Felt Like Love, Jesse Cordasco, fait partie d’un collectif de hip-hop qui s’appelle Pro Era et qui est constitué d’ados. On a utilisé beaucoup de leur musique ou celles de groupes hip-hop proches d’eux. Il y a une dimension d’agressivité sexuelle qui est ainsi juxtaposée avec l’innocence du personnage principal. Ça crée une tension excitante en même temps que cela apporte une authenticité à ce monde.

FDC : It Felt Like Love est une production indépendante. Quel regard portez-vous sur la production indépendante américaine ? Vus d'ici, certains de ces films semblent aussi industriels et formatés que certains films hollywoodiens. Qu'en pensez-vous ?

EH : It Felt Like Love a eu un micro-budget. On a tourné en 18 jours, durant le mois d’août 2012. J’ai utilisé le sous-sol de mes parents comme site principal pour réduire les coûts. La majorité de l’équipe a travaillé pour un paiement en différé tandis que notre directeur de la photographie, Sean Porter, a travaillé sans équipement ou presque. Un stagiaire de la New York University lui a donné un coup de main avec la caméra. Le film a complètement échappé à tout radar : personne ne m’a aidée sur le script, ou n’a poussé le film vers une fin plus satisfaisante. Je ne peux pas dire comment l’industrie fonctionne, parce que l’industrie ne m’a tout simplement pas acceptée, ou accepté mon travail. Je n’ai pas d’agent ou de manager. Du point de vue d’une outsider, il y a beaucoup de pression sur les réalisateurs indépendants pour qu’ils fassent de l’argent, et comme les budgets vont en augmentant, la pression s’intensifie. C’est difficile de mener une carrière durable et tout le monde essaie de rentrer dans le système des studios ou de travailler pour la télévision. Je pense que l’émergence de la vidéo digitale a tué les qualités de la narration formelle. L’accent est trop mis sur l’intrigue, sur les dialogues, les projets sont sur-développés à l’écrit… mais pas du tout développés en termes esthétiques, visuels.

FDC : Dans une interview, vous avez déclaré que vos modèles étaient des cinéastes femmes. Lors de la présentation de son film, Les Salauds, à Cannes, Claire Denis a dit qu'"un film réalisé par une femme, ça n'est peut-être pas tout à fait pareil". Quelle est votre point de vue sur cette question ?

EH : Les expériences subjectives et l’instinct des femmes ont un rôle. It Felt Like Love aurait été un film très différent s’il avait été réalisé par un homme. Quand j’ai réfléchi aux costumes, à la façon de filmer mon personnage, j’ai précisément pris la décision de ne pas sexualiser Lila. C’est un film sur un personnage qui veut avoir une expérience sexuelle, mais le public ne veut pas qu’elle l’ait. Si le film avait été réalisé par un homme, on aurait davantage été dans un traitement à la Lolita. Elle aurait été en quelque sorte un objet et le public aurait été excité par l’idée ou l’opportunité de la voir faire quelque chose de sexuel.

FDC : Vous avez parlé de votre admiration pour Andrea Arnold. Quels sont vos autres cinéastes favoris ?

EH : J’admire beaucoup Catherine Breillat, Keren Yedaya, Lynne Ramsay, Lucrecia Martel et d’autres.

FDC : Quels sont vos projets ?

EH : Je travaille sur un nouveau projet qui m’enthousiasme beaucoup, mais il est encore trop tôt pour en parler.

Entretien réalisé le 28 juin 2013. Un grand merci à Marie Queysanne et Charly Destombes.

par Nicolas Bardot

En savoir plus

It Felt Like Love, la critique du film.

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