Entretien avec Cristian Mungiu

Entretien avec Cristian Mungiu

Après sa Palme d'or obtenue en 2007 pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours, Cristian Mungiu confirme avec Au-delà des collines (qui sort en salles le 21 novembre). D'abord en étant à nouveau distingué à Cannes (prix du scénario et d'interprétation féminine pour ses actrices), ensuite en signant un film impressionnant sur le destin de deux jeunes femmes dans un monastère qui semble coupé du monde. Mungiu nous parle de son rapport au réel, de ses choix de mise en scène ou encore de sa représentation de la violence. Entretien.

  • Entretien avec Cristian Mungiu
  • Entretien avec Cristian Mungiu

FilmDeCulte : Ce qui frappe à première vue dans Au-delà des collines, c’est peut-être sa minutie : les scènes sont souvent longues et contiennent beaucoup de détails et de dialogues. Qu’est-ce qui a nécessité le plus de travail : la phase d’écriture ou la mise en scène ?

Cristian Mungiu: C’est difficile à dire. Écrire un film, cela ressemble un peu à ces émissions de culture générale à la télévision où les questions s’enchainent : il faut sans cesse essayer de trouver des réponses, et le film peut avancer dans la bonne direction seulement si ces réponses sont bonnes. C’est difficile de dire quelle étape est la plus compliquée mais c’est toujours dans l’écriture qu’on est susceptible de faire les plus graves erreurs. Il m’a fallu beaucoup de temps pour arriver à trouver le moyen de faire un film à partir de cette histoire qui est assez longue et complexe, sans omettre d’élément important. Il m’a fallu du temps pour comprendre que je devais me sentir libre de fictionnaliser et de ne pas nécessairement respecter tous les détails de l’histoire réelle, même s’ils sont importants.

En fait j’avais surtout besoin d’un point de vue pour faire le film, parce que dans la vraie vie, les événements ont lieu mais ne signifient pas forcément quelque chose. Or dès que l’on choisit de retenir un de ces éléments pour le placer dans un film, les spectateurs s’attendent à ce que cela signifie forcément quelque chose. Ce n’est plus aléatoire, cela résulte d’un choix. Pendant la période d’écriture, il est donc important de choisir ce qui parait logique, or c’est quelque chose qui ne peut apparaitre qu’avec du recul, à la toute fin du processus.

J’ai dû écrire en tout vingt-cinq versions différentes du scénario afin d’éliminer tout ce qui était superflu. Mais même lorsque j’ai commencé à tourner, je sentais que le scénario était encore trop long : si j’avais tourné toutes les scènes prévues, le film aurait en effet duré quatre heures. Or c’était hors de question, j’ai donc dû à nouveau choisir ce qui était vraiment le plus important. Pendant le tournage en lui-même ce qui a été le plus difficile ça a été de trouver la meilleure façon de tourner les scènes les plus violentes, de convaincre les membres de l’équipe qui étaient croyants qu’ils ne risquaient rien, que ce n’était que de la fiction. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a choisi de finalement construire le décor, je ne voulais pas tourner dans une vraie église.

FdC : Vous parlez de violence, or justement, Au-delà des collines est un film qui parle beaucoup de violence sans jamais montrer de scène brutale. Comment souhaitiez-vous mettre en scène cette violence ? Comment avez-vous appréhendé par exemple la scène où Alina brise l’icône, provoquant la stupeur des autres personnages?

CM: Il y a surtout une chose que je voulais éviter à ce moment-là : la violence peut parfois être très gratuite, et dans ces cas-là on ne mesure pas toujours les implications de ce que l’on regarde. Je voulais éviter de me retrouver avec un film « graphique » sur l’exorcisme, sur des choses très violentes et spectaculaires. Le plus important pour moi c’était de comprendre les réactions des autres personnages dans cette scène. J’en ai beaucoup parlé avec Cristina (Flutur, l’interprète d’Alina, ndlr - lire notre entretien ici) et c’était compliqué pour elle parce que je lui demandais de jouer comme si j’allais la suivre de très près avec la caméra, alors qu’en réalité je filmais les autres. Mais j’ai été honnête avec elle. Et la violence qu’elle a investie dans la scène, on peut la voir dans le visage de tous les autres, c’est une forme de violence plus intériorisée contre toutes les valeurs de l’église qui ont été assimilées par son amie, et cette scène parle avant tout des déceptions que ressent Alina. Il y a un aspect de ce personnage dont nous avons beaucoup discuté avec Cristina: on se demandait si elle était croyante ou pas. Dans cette scène, elle cherche une icône dans le sanctuaire, et chez nous cette partie-là est interdite aux femmes, car elles sont considérées comme des pécheresses. Pour moi cette scène est importante parce que les doutes qu’elle y exprime ne sont pas nécessairement des doutes sur la présence de l’icône, c’est un questionnement plus profond sur la religion.

FdC : Au-delà des collines possède un sous-texte fantastique tout en restant parfaitement réaliste. Quel est votre rapport au genre ? Peut-on considérer ce film comme un film fantastique ?

CM: J’espère bien, mais je sais en même temps que ce n’est pas la même chose. Le rythme n’est pas le même, or le rythme est toujours dicté par l’histoire en elle-même. Je n’élimine jamais les petites choses que je vois dans la réalité, c’est pour ça que je tourne en plan séquence. C’est un choix artistique de dire que toutes les choses sont importantes. Pour un cinéaste, ce ne serait pas raisonnable de se dire « je ne vais utiliser que les éléments qui comptent », parce que dans la vie ce n’est pas comme ça. Pour certaines personnes qui ne connaissent pas très bien la réalité de l’Église orthodoxe, le film peut être un peu vu de cette manière, mais pour moi c’est la réalité. C’est ce que je voulais présenter dans le film.

FdC : Il y a une ambigüité dans la relation des deux héroïnes : il est possible de voir entre elles une simple relation d’amitié ou un véritable lien amoureux. Ce n’est pas l’enjeu principal du film, mais cela crée un sous-texte qui n’est pas anodin. Quel est votre point de vue là-dessus ?

CM: Pour moi ce qui compte le plus dans leur relation c’est l’affection qu’elles ont l’une pour l’autre. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une histoire vraie, et parmi les enfants qui grandissent dans un orphelinat il y a souvent des sentiments très profonds : ces jeunes filles ont besoin d’affection mais elles n’ont plus de parents. La promiscuité crée alors un lien très fort, beaucoup plus important que la relation physique qui peut exister entre des adolescents. Je voulais garder cet aspect mais sans insister dessus. Je ne voulais pas mettre en scène l’incapacité de l’Église orthodoxe ou de l’Église en général à faire face à des personnes homosexuelles, ce n’est pas ça qui compte. Ce qui était essentiel c’est de se souvenir qu’il y a à la base du film des vraies vies qui sont forcément plus complexes, plus nuancées. Il faut savoir qu’il y a beaucoup de détails que je n’ai pas développés dans le film : il est question à un moment d’un Allemand qui prenait l’une des jeunes filles en photo. C’est un conflit secondaire, on n’insiste pas : on ne sait pas quel genre de photos il prenait ni quel genre de vie les filles avaient avant d’entrer à l’orphelinat, mais on peut s’imaginer que c’était quelque chose de dérisoire. C’est quelque chose qui les concernent seulement elles deux.

FdC : Cristina nous disait que vous ne discutiez pas du tout de son personnage avec elle, que de manière générale vous préfériez laisser les acteurs à leurs propres interprétations.

CM: On discutait quand même de certains aspects importants. Par exemple on a beaucoup parlé du fait que le personnage de Voichita perdait peut-être la foi à la fin du film. On s’est beaucoup demandé si le personnage de Alina était croyante ou pas. Bon, on se doute qu’elle ne va pas à l’église tous les dimanches, mais en même temps elle croit à beaucoup de valeurs profondes qui sont celles de la religion orthodoxe. Je ne voulais pas répondre à toutes leurs questions parce que c’était important pour moi de laisser aux comédiens une certains liberté. Et surtout je préfère qu’ils pensent seulement à la situation précise, qu’ils oublient le contexte et la biographie de leur personnage. Ce qui importe le plus, c’est d’être proche de la vérité de ce moment-là. C’est comme ça qu’on peut se retrouver à faire des scènes qui se déroulent dans un milieu très religieux sans avoir besoin de passer des années parmi les croyants. La plupart des situations abordées dans le film sont des situations très humaines, on peut comprendre pourquoi les gens réagissent comme ils le font.

FdC : Concernant l’aspect visuel du film, aviez-vous des références picturales en tête ?

CM: Pas précisément. Nous n’avons pas cherché dans des livres de peintures pour s’en inspirer, par exemple. Je travaille avec le même chef opérateur depuis 1994, nous avons donc déjà fait beaucoup de choses ensemble. Avant le tournage, on parle un peu des couleurs, des cadrages, du type de lumière qu’on cherche. C’était un film très difficile à faire en termes de lumière : tourner un film dans un endroit où il n’y est pas censé avoir d’électricité, cela signifie qu’on ne doit pas avoir de jeux d’ombre ni plusieurs sources de lumière. On tournait de nuit avec des bougies, c’était un vrai casse-tête pour mon chef opérateur. Et puis faire un film avec des gens qui sont tous habillés en noir, dans des chambres très blanches, ça soulève aussi beaucoup de problème C’est pour ça qu’on a choisi cette palette de couleurs très effacées. Et puis comme à chaque fois, les situations réelles finissent toujours par imposer leurs propres détails.

FdC : Il y avait un début de 4 mois, 3 semaines et 2 jours un détail troublant : alors que l’action est sensée avoir lieu dans les années 80, on distingue brièvement dans la chambre de l’héroïne des posters de films récents, dont celui de Virgin Suicides, et cela crée un décalage temporel presque subliminal. On retrouve une sensation similaire dans le finale de Au-delà des collines : on pourrait croire que tout le film se déroule à une époque qui n’est pas la nôtre, et le retour au « monde réel » crée une surprise très brutale, presque surnaturelle. Qu’apportent selon vous ces décalages temporels ?

CM: Mais c’est un décalage qui existe dans la réalité, je ne l’ai pas inventé pour le film. C’est juste une question de point de vue. J’ai dû faire un choix et j’ai décidé de montrer des scènes qui se passent dans la société normale, juste pour comprendre qu’il y a une vie qui existe ailleurs. La façon de vivre dans un monastère est très particulière : les résidents se rendent par exemple très souvent en ville. Quand on les regarde on peut avoir l’impression qu’ils vivent aux dix-septième siècle, mais en même temps ils vivent aujourd’hui. Ces gens ont des valeurs qu’ils partagent avec le reste de la société. Le film ne parle pas seulement des valeurs de l’Église d’aujourd’hui, il parle aussi de la manière dont les gens, que ce soient ceux qui travaillent dans les hôpitaux ou les orphelinats, comprennent la religion. C’était quelque chose de très important à montrer pour moi parce que les gens ne font parfois pas vraiment la différence entre la Religion, l’Église, la Foi et les superstitions.

FdC : Mais garder ces scènes abruptes pour la fin crée quand même un effet de surprise, d’autant plus que la « première partie » du film est très longue. Ce n’était pas spécialement voulu ?

CM: Je voulais avoir un point de vue différent à la fin pour montrer que je ne parle pas d’une hystérie collective. Le film nous montre la position de l’Église jusqu’à ce moment-là, mais je suis sûr que certains spectateurs attendent qu’un personnage vienne dire « mais non ça ne peut pas se passer comme ça », c’est pour cela que l’infirmière intervient. J’ai décidé de finir avec une scène qui se passe en ville pour montrer que ces deux mondes coexistent. On ne peut pas changer leur façon de voir les choses mais c’est important d’essayer de comprendre l’autre.

Entretien réalisé le 27 septembre 2012. Merci à François Hassan Guerrar.

par Gregory Coutaut

En savoir plus

Au-delà des collines - critique du film
Entretien avec Cristina Flutur

Commentaires

Partenaires