Entretien avec Cristi Puiu

Entretien avec Cristi Puiu

Une famille se réunit à l'occasion de la commémoration du patriarche décédé. Comme si la folie domestique du Charme discret de la bourgeoisie de Buñuel était passée au bouillon d’Un mariage d’Altman : Puiu alterne rire, angoisse et passionne pendant 3 heures. Sieranevada, après son passage à Cannes, sort ce mercredi 3 août en salles. Rencontre avec son réalisateur.

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Je voulais commencer par souligner l'humour inattendu de Sieranevada. L'absurdité de ce repas sans cesse décalé est à la fois angoissante et drôle. Est-ce que ça vous surprend si l'on vous dit que l'on rit devant votre film?

Non. Je pense que tous mes films sont des comédies. C'est peut-être plus évident avec celui-ci, mais je m'amuse avec tous mes films. Je ne me suis pas dit "je vais faire une comédie" parce que, de façon générale, je trouve qu'autour de nous tout est comique, tout est attendrissant, même si l'on n'est pas toujours disposé à le voir ainsi. Je trouve que nous sommes des êtres assez comiques par nature. Si on regarde autour de nous et que l'on voit quelque chose qui nous plaît, on sourit ou on rit. Il ne faut pas chercher à créer le comique, il faut le laisser venir, il faut que cela reste authentique.

L'humour du film est mordant mais pas moqueur, il reste d'une certaine bienveillance...

Je ne me moque pas de mes personnages, je les aime. L'une des plus belles formules de pardon que je connaisse, c'est "Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font". Je pense que c'est ainsi qu'il faut faire. La plupart d'entre nous avons fait des conneries parce que nous ignorons des choses. Nous ignorons surtout comment se mettre dans la peau de l'autre. C'est idiot de penser qu'on est toujours la victime des autres, que seuls les autres font le mal. Nous sommes tous des agresseurs, de manière indirecte. Je pense que les gens sont bons, qu'ils font le mal par ignorance, et qu'à cause de cela, ils sont comiques: nous faisons tous semblant de ne rien voir, car nous savons que la vérité nous ferait mal, c'est ça qui est drôle.

Quand je vais dans un restaurant et que je vois un serveur qui fait des efforts maladroits pour adopter la bonne attitude, pour être bon dans le rôle qu'on attend de lui, je double son pourboire (rires)! C'est drôle, et pourtant nous nous retrouvons tous parfois dans des situations dégradantes comme celle-ci, ces formes d’agressions qui viennent de nos chefs.

Que ce soit pour le ton du film, mais aussi pour le rythme ou la mise en scène, aviez-vous des références cinématographiques en tête?

Le cinéma tel que je l'envisage s'inscrit dans la filiation de Cassavetes. Quand j'ai découvert Une femme sous influence en VHS alors que j'ai été étudiant, ça a carrément changé ma vie. J'ai vu tous ses films, j'ai lu son livre d'entretiens avec Ray Carney. A la base, je viens de la peinture, et le cinéma auquel j'étais attaché était de facture classique, avec des plans très composés. La première fois que j'ai vu Une femme sous influence je l'ai trouvé mal fait! Pourtant, il y avait quelque chose qui me touchait, je l'ai regardé trois fois en l'espace de 24h. Moi qui aimais le cinéma métaphysique de Bresson, je suis passé à Depardon, Eustache, Rohmer... Raining Stones et Naked, deux films rugueux, m'ont également beaucoup touché quand j'étais étudiant. Ce sont tous des cinéastes qui laissent ou qui ont laissé débordé la vie dans leur film. Ils filmaient comme s'ils allaient à la pêche: même s'ils avaient un scénario pour servir de cadre, au moment de chaque prise, ils jetaient des appâts et attendaient de voir de quel genre de poisson ils allaient hériter.

Quelle part d'imprévu avez-vous alors laissé dans la création et le tournage de Sieranevada?

Il n'y a pas eu d'improvisation au sens propre. Ce qui donne cette impression, c'est que deux moments importants du film ne figuraient pas du tout dans le scénario. Il s’agit de deux personnages et de leurs histoires: la jeune fille croate, et Simona, la cousine qui ramène un costume de mauvaise taille. C'est un personnage silencieux, tout le monde dit du mal d'elle et elle souffre sans rien dire, c'est très Tchekhovien. Ces deux sous-intrigues ont été crées sur le moment, au jour le jour. Les acteurs ont participé à l'écriture, mais au final, ces scènes ont été écrites comme les autres. La différence c'est qu'elles ont quelque chose de plus frais. C'est un peu comme la cuisine italienne: on ne prend que des aliments très frais, on les jette vite dans la poêle et hop, c'est tout de suite prêt (rires).

Un autre élément du film favorise l'immersion: la radio y est tout le temps allumée et personne ne songe à l’éteindre. Qu'est ce que cela apporte, selon vous?

Cela vient du même désir de restitution. On baigne tous dans une sauce sonore faite de tout ce qui nous entoure, les bruits de la rue, la musique... On peut même choisir de s'y plonger encore plus avec des écouteurs, mais moi je trouve ça trop violent, il me faut une source extérieure. Quand j'écris, je me prépare toujours un cocktail musical: aussi bien du classique que du jazz, de la pop, du rock, de la musique ethnique, du rap, etc... et ça se retrouve souvent dans ce que j'écris. Je ne sais pas si c'est vraiment aussi simple, mais en tout cas c'est une belle illusion. En ce moment je suis en train d'écrire un film qui se passe à la fin de la seconde guerre mondiale, et j'écoute de la musique folklorique roumaine de l'époque, des chansons qu'on chantait dans les bistrots à l'époque. Pour revenir au choix d'avoir laissé la radio allumée même quand il y a des dialogues, et au risque d'être pris pour un superstitieux, je crois que quelque chose se joue dans la superposition entre ce qui est dit et la musique qui accompagne le moment. Je pense que la vie nous fait signe, il y a des synchronisations bizarres. Hier, je suis allé voir l'exposition Paul Klee à Beaubourg. A la libraire, j'ai ouvert un livre de photo au hasard, et je suis tombé sur une photo prise par Abbas Kiarostami. Je ne savais même pas qu'il faisait de la photo. Et en rentrant à l’hôtel, j'ai appris sa mort. C'était un signe.

Ce que l'on prend pour du bruit de fond correspond donc à des choix étudiés? Même le morceau d'Ace of Base ?

J'ai choisi tous les morceaux. Le seul critère c'est qu'il fallait que ces chansons me parlent. J'ai mis les morceaux qui ont marqué toutes mes réunions de famille dans les années 70 et 80, c'est pour ça qu'on entendu du Blondie, du Status Quo. Ça m'est difficile de comprendre la musique au cinéma, j'ai toujours trouvé que c'était une béquille dont le réalisateur se sert quand il ne parvient pas à transmettre ce qu'il a en tête, mais ce n'est pas vrai. Le décor d'un film, son environnement temporal, tout cela participe à raconter une histoire. Le choix d'une musique d'époque y participe aussi.

Entretien réalisé le mardi 5 juillet 2016. Merci à Laurence Granec et Betty Bousquet.

par Gregory Coutaut

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