Découvertes FilmDeCulte: Entretien avec Ceylan Özgün Özçelik

Découvertes FilmDeCulte: Entretien avec Ceylan Özgün Özçelik

Suite de notre focus spécial dédié aux découvertes du cinéma mondial avec une révélation venue de Turquie. La jeune Ceylan Özgün Özçelik raconte, dans son premier long métrage Inflame, le quotidien tourmenté d'une journaliste turque travaillant pour une chaine de télévision. Derrière le drame politique se cache un thriller psychologique qui emprunte parfois au fantastique. Ce mélange détonant a été remarqué à la Berlinale avant d'être primé au Festival SXSW. Nous vous présentons sa réalisatrice qui est un nom à suivre...

  • Découvertes FilmDeCulte: Entretien avec Ceylan Özgün Özçelik
  • Découvertes FilmDeCulte: Entretien avec Ceylan Özgün Özçelik
  • Découvertes FilmDeCulte: Entretien avec Ceylan Özgün Özçelik

Quel a été le point de depart de Inflame ? Pourquoi souhaitiez-vous raconter cette histoire en particulier ?

Vers 2010, j’ai commencé à ressentir une angoisse permanente rien qu’à l’idée de tenter de me souvenir de choses dans un pays où l’on essaie de tout vous faire oublier. Mon entourage et mes amis partagent ce sentiment. La première idée pour ce film, c’est une femme qui s’enferme chez elle, dans la maison qu’elle a héritée de ses parents. Elle travaille pour la télévision et elle est totalement terrorisée par les stratégies du gouvernement et des médias pour “effacer et remonter l’histoire”. Quand on pense à la douleur insupportable que constitue un souvenir traumatisant tel que la perte, ce serait peut-être aussi bien d’oublier. Mais ce n’est pas seulement un désir de notre subconscient. Le gouvernement, les médias tout comme la transformation urbaine collaborent dans ce processus d’oubli. Tout cela m’a fait réfléchir aux limites de l’oubli.

Avant de réaliser ce premier film, vous avez travaillé pour la télévision turque. En quoi cette expérience a t-elle été utile sur Inflame ?

Pendant quatorze ans, j’ai travaillé comme productrice, présentatrice, rédactrice et monteuse, c’était principalement au département culturel d’une chaine d’infos. J’ai eu l’occasion d’observer beaucoup de choses en ce qui concerne la liberté de la presse. Mais ce qu’on voit dans le film, c’est ce qui correspond à mes souvenirs les plus soft en la matière. Si j’avais vraiment écrit à partir de tout ce que j’ai vécu, moi ou mes amis, cela aurait été tout simplement trop dur. Le public aurait pensé qu’on a exagéré. Malheureusement il est difficile de rendre compte de la réalité d’une chaine info, avec tout ce qui peut s’y dérouler.

Les scènes dans la chaine info ont été tournées dans des lieux réels où j’ai travaillé auparavant. Lorsque Hasret quitte la salle d’archives et marche dans les couloirs de la chaine - la froideur que l’on ressent, le slogan de la chaine, les voix agressives – ce sont les circonstances tout à fait banales du quotidien : pas de lumière, pas d’air, le sexisme, le racisme, l’intimidation, le manque de respect etc… Quand je travaillais là-bas, j’avais du mal à supporter tout cela. C’était comme dans un film d’horreur, rempli de visages effrayants filmés au ralenti ! Mais d’un autre côté, lorsque j’ai cessé de travailler pour eux et suis redevenue une spectatrice passive chez moi, avec le sentiment constant d’être trompée par les médias, tout a recommencé à ressembler à un film d’horreur à nouveau !

Votre film a un titre alternatif qui est Inflame: Based on a True Nightmare (Inflame: basé sur un cauchemar réel). Pouvez-vous nous parler du choix de ce titre et de votre décision de l'abandonner ?

Inflame décrit comment le gouvernement et les médias font en sorte, ensemble, de provoquer les civils pour qu'ils se battent entre eux. Mondialement, de nombreux massacre et meurtres ont été perpétrés en allumant ainsi la flamme. Ces massacres et traumatismes sont, dans ce film, nos cauchemars. Dans la réalité du film, personne ne se souvient d'un quelconque massacre. Il n'y a aucune trace dans les archives. A travers des flashbacks, nous faisons la rencontre des parents d'Hasret, qui, au-delà d'eux-mêmes, représentent aussi tous ceux que nous avons perdus. On ne parle pas d'une ville en particulier ici. La vérité est révélée à mesure que la mémoire est libérée - à mesure qu'Hasret se souvient.

L'histoire n'est pas basée sur des faits réels à proprement parler. Ce n'est pas un film qui relate un massacre en particulier. Ce drame oublié peut correspondre à différents drames. Ce film est à propos d'une femme à la recherche son passé dans sa propre mémoire. Il m'importait plus particulièrement de créer une atmosphère mystérieuse et inquiétante, où l'on rebondit entre réalité et hallucinations. C'est ce à quoi ressemble un authentique cauchemar. Nous vivons dans des circonstances où il est difficile de différencier la réalité des cauchemars. Nos cauchemars sont en fait devenus notre inévitable quotidien. Voilà pourquoi j'avais choisi ce titre Based on a True Nightmare. Mais, pour les ventes comme pour la sortie en salles, on s'est rendu compte que Inflame serait un titre plus efficace.

Inflame se sert de différents codes du thriller, jouant notamment sur l'atmosphère claustrophobe dans l'appartement. En tant que réalisatrice mais aussi spectatrice, êtes-vous sensible au cinéma de genre ?

J'ai toujours été folle de films d'horreur, notamment du sous-genre du home invasion. A 8 ou 9 ans, je regardais chaque épisode de Visitors, même si j'étais morte de trouille. J'adore également les thrillers psychologiques et politiques qui explorent le passé. Les appartements et les hôtels sont des éléments clefs du genre. Ce sont des structures au sein desquelles des mystères sont enterrés, comme dans Shining par exemple. Des endroits où le passé ne meurt jamais vraiment, quels que soient les efforts réalisés pour l'effacer. La vérité est là, sous le sol, derrière les murs, il faut la trouver et la révéler. Adil ya da Değil/By Any Means Necessary, le court métrage que j'ai réalisé en 2011, m'a servi de test dans ce sens. J'expérimentais une façon de créer une atmosphère ambiguë dans ce type de décor, avant de m'atteler à un long métrage proche du thriller. Je suis accro aux plans à la steadicam et aux longues prises. Il fallait que je me teste également là-dessus.

J'ai utilisé beaucoup de plans en point de vue subjectif dans Inflame. Je voulais suivre Hasret et voir cet étrange environnement à travers ses yeux. Mon but principal à travers ce choix esthétique était que le public ressente l'état du personnage principal. Ces plans en prise de vue subjectif peuvent bien sûr avoir différents effets. Par exemple, ces plans dans Maniac, où l'on se sent comme la cible du tueur, étaient à la fois beaux et glauques. L'utilisation de cette technique permet de raconter une histoire de manière déstabilisante pour le spectateur.

Les effets sonores constituent également un élément clef pour ressentir la façon dont Hasret perd pied avec la réalité. Comment avez-vous travaillé sur ce point en particulier ?

Le design sonore est modelé sur la progression de la peur, les objets qui brûlent, les craquements, les toux, les aboiements, les choses qui se brisent, et plus particulièrement les bruits perpétuels de travaux. La sensibilité d'Hasret aux sons s'intensifie en même temps que ses souvenirs. Tous les bruits inquiétants venant de l'appartement ou de l'extérieur sont entendus comme s'ils venaient de l'esprit d'Hasret. Pour le design sonore et la musique, nous nous sommes principalement inspirés de de sons industriels, à la fois glaçants et agressifs. La bande originale a été composée par une musicienne expérimentale qui s'appelle Ekin Fil. Sa musique incarne parfaitement la terreur du passé à mes yeux, tout en reflétant les sentiments blessés et perdus de ces parents disparus depuis si longtemps.

On s'est rencontrés avec Fatih Rağbet (ingénieur du son sur Inflame, ndlr) six mois avant le tournage par l'intermédiaire de notre monteur Ahmet Can Çakırca. Et on a immédiatement commencé à travailler sur le script ! Je suis un énorme fan de John Carpenter. Ses films sont notre référence principale en ce qui concerne le son. Je pense aussi à des films tels que Berberian Sound Studio, It Follows, Maniac, Les Trois jours du Condor, Les Bruits de Recife et bien d'autres !

C'est le design sonore qui nous a pris le plus de temps en fait. Fatih a été très inventif. Le son peut être très puissant pour exprimer nos peurs et nos traumatismes. Et il a un pouvoir magique qui rend les choses très concrètes. Je voulais que le marteau du film nous frappe à la tête, nous secoue. Et le son a également constitué un guide vers le souvenir. Un rire hystérique, quelqu'un qui frappe fort à la porte ou du verre cassé peuvent éveiller des souvenirs enfouis.

Inflame est une histoire sur des souvenirs qui remontent peu à peu à la surface. Dans quelle mesure le montage a joué un rôle important dans la réussite de votre film ? Comment avez-vous collaboré avec votre monteur ?

Les 89 pages de script sont devenues un film de 120 minutes ! On a commencé le montage en éliminant un personnage secondaire. Ahmet Can était impliqué dans le film un an avant le tournage et cela a été très utile. J’ai vraiment insisté sur la durée du film. Pour moi, Inflame devait faire au maximum 90 minutes. C’est une question de choix : à un moment, il faut savoir si l’on fait un film plus long qui inclue toutes les explications nécessaires ou un autre, plus court et avec plus de secrets.

Entretien réalisé le 4 avril 2017. Un grand merci à Nihan Katipoğlu.

Et pour ne rien manquer de nos news, dossiers, critiques et entretiens, rejoignez-nous sur Facebook et Twitter !

par Nicolas Bardot

En savoir plus

Notre critique de Inflame

Commentaires

Partenaires