Entretien avec Beata Gårdeler

Entretien avec Beata Gårdeler

Lauréate de l’Ours de Cristal du meilleur film à la Berlinale dans la section Génération, Beata Gårdeler raconte avec le glaçant Flocking comment une petite communauté du nord de la Suède implose après qu’une lycéenne accuse l’un de ses camarades de classe de l’avoir violée. Comment parvenir à se faire entendre dans une société régie par la peur du désordre? Rencontre avec une réalisatrice qui ne mâche ni ses mots ni ses images. En attendant, on l’espère, une sortie sur nos écrans.

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Flocking est un film qui n’arrondit pas les angles. L’injustice et la violence de la situation sont par moment éprouvantes. Vous êtes-vous demandé jusqu’où vous pouviez aller en termes de tension et de stress pour le spectateur ?

Je ne crois pas qu’il existe une ligne qu’il faudrait surtout éviter de franchir. Les personnes qui, dans la vraie vie, traversent ce genre d’épreuves doivent ressentir une très grande douleur, et si j’ai pu transmettre un écho de cette douleur, alors j’ai réussi à faire passer mon message aux spectateurs.

Vous ne montrez jamais la scène de viol, de sorte que, quand Jennifer accuse son camarade, nous nous retrouvons dans la même position que les autres personnages : nous ne savons pas si nous devons la croire. Avez-vous envisagé d’apporter un éclaircissement définitif sur ce point précis ?

Je souhaitais précisément que le spectateur soit mis dans la position d’un membre de cette communauté, de ce troupeau, mais je voulais aussi en même temps qu’il ressente la douleur de la victime. Mais pour moi, ce qui arrive au final à Alexandre, enchainé avec un cut sur le visage de Jennifer, c’est déjà un élément de réponse.

Alexandre est justement l’un des personnages les plus intéressants du film, car il n’est ni bon ni mauvais. Qu’il ait violé Jennifer ou non, il devient à son tour victime des réactions de son entourage. La solitude dans laquelle il s’enfonce, c’est une manière pour vous de dire que dans ce genre d’affaire, tout le monde ne peut en ressortir que perdant ?

”Bon” et ”mauvais” sont des catégories à réserver aux contes de fées. Les êtres humains sont bien plus complexes et compliqués. C’est cette dimension que j’essaie d’explorer à travers mes personnages. Prévoir avec quel personnage le spectateur va sympathiser, prédire de quelle manière il va se sentir proche de lui, cela n’est plus l’affaire du cinéaste, car comme dans toute forme d’art, c’est purement subjectif.

Sans rien dévoiler, la fin du film est très surprenante. C’est comme si, en ne parvenant pas à écouter Jennifer et Alexandre, le village avait fini par créer un monstre. Quel type d’émotion avez-vous souhaité transmettre à travers ce dénouement?

J’ai toujours trouvé plus intéressant de clore un film avec une question plutôt qu’une réponse. Dans le cas présent, la question pourrait être : ”est-ce que c’est la société qui nous pousse à jouer des rôles que nous ne souhaitons pas endosser ?

Les conversations anonymes d’un chat sont directement montrées en plein écran, dévoilant les pensées refoulées des personnages. Est-ce que c’était une manière de créer un contraste entre la modernité des technologie de communication et l’archaïsme des réactions des personnages, incapables de dialoguer?

Je crois bien, oui. Tous mes films confrontent l’avancée des moyens de communication à l’exclusion et la solitude. Les humains ont fait du chemin, nous avons créé l’intelligence artificielle, mais nous conservons encore des instincts animaux, et nous reproduisons des schémas datant de l’âge de pierre. Utiliser internet dans le film était aussi un moyen efficace de montrer le mécanisme de la peur. Sur internet, chacun peut dire des choses qu’il ne dirait jamais dans la réalité et c’est ainsi qu’un sentiment assez violent à la base peut devenir extrêmement violent.

Encore aujourd’hui, dans les films où il est question de viol, ce sont le plus souvent des hommes (le mari, le père, le fils...) qui cherchent à rétablir la justice, plutôt que la victime elle-même. On voit rarement des films mettant en scène des femmes élaborant une vengeance pour elles-mêmes ou pour d’autres femmes. Dans Flocking, les hommes sont faibles ou absents. Les femmes ne valent pas toujours mieux mais ce sont elles qui prennent les choses en charge. Pouvez-vous nous parler de ce contrepied?

J’estime qu’à un moment ou un autre, on fait tous dans notre vie l’expérience de la peur d’être rejeté par un groupe. J’estime également qu’il est plus fréquent que ce soit les mères qui protègent activement leur enfant ou leur groupe. Nous, les femmes, avons souvent tendance à dénigrer les autres femmes, et particulièrement lorsqu’il s’agit de sauver notre réputation ou celle de notre famille. Susanne (la mère d’Alexandre) était un personnage fascinant à développer, parce que je tenais absolument à montrer des adultes incapables d’aider Jennifer ou Alexandre. Au final, ces personnages ont beau partager la même peur, c’est leur classe sociale qui détermine leurs réactions.

Des événements comme ceux relatés dans Flocking arrivent partout dans le monde. Avez-vous l’impression qu’il y ait quelque chose de typiquement suédois dans votre film, si tant est que la question fasse sens ?

Cela pourrait effectivement arriver n’importe où, et c’est d’ailleurs le cas: cela arrive tous les jours, partout. Après la projection à Berlin, de nombreuses personnes de tous âges sont venues me parler de leur propre expérience. Mais j’ai voulu me baser avant tout sur des souvenirs personnels, des personnages avec qui j’avais grandi. J’ai grandi dans une petite communauté comme celle du film, et j’ai détesté ça. Tout le monde cherchait à être le plus normal possible, et avait peur des étrangers. Mais en faisant ce film, j’ai commencé à comprendre ces gens-là, et même à les apprécier. Et pourtant, ce n’était pas gagné.

J’ai utilisé quelques éléments précis pour créer une ”atmosphère suédoise”. Nous avons beaucoup tourné en extérieur, et pour obtenir cette lumière particulière, nous avons décidé de tourner de nuit mais en plein été, tout au nord de la Suède. Nous mettions de gros rideaux devant chaque fenêtre pour garder la lumière artificielle à l’intérieur. Non seulement ça se fait beaucoup chez nous, mais cela donnait aux scènes d’intérieur un aspect très confiné.

Pour la musique, j’ai demandé à ma compositrice Lisa Holmqvist de s’inspirer d’un célèbre morceau de musique classique de Wilhelm Peterson-Berger. C’est un morceau qui, d’une certaine manière, symbolise très bien la Suède à mes yeux: c’est très beau, mais presque trop classique, ce n’est pas romantique et ça ne prend pas énormément de risque. La Suède est souvent politiquement correcte et nous sommes souvent inquiets, mais nous avons également une agressivité refoulée qui remonte parfois à la surface. Le film parle aussi de ça.

Entretien réalisé le 27 février 2015. Un grand merci à Annika Hellström.

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par Gregory Coutaut

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