Entretien avec Amel Lacombe (Eurozoom)

Entretien avec Amel Lacombe (Eurozoom)

Alors que Miss Hokusai est l'un des succès surprises de la rentrée, nous avons souhaité poursuivre notre série d'entretiens auprès de distributeurs indépendants en rencontrant Amel Lacombe d'Eurozoom. Eurozoom s'est notamment distingué avec son exploration d'un autre cinéma d'animation japonais (de Mamoru Hosoda à Keiichi Hara) et s'est récemment occupé d'Aferim!, primé à la dernière Berlinale. La distributrice répond sans aucune langue de bois à nos questions.

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Comment êtes-vous devenue distributrice ?

Je suis devenue distributrice un peu par hasard car au début, comme tout le monde, je ne connaissais pas ce métier de médiateur. Tout le monde connaît le producteur, le réalisateur, l’exploitant de cinéma, mais pas le distributeur. Je voulais travailler dans le cinéma, mais même avec un beau diplôme de grande école dans la poche, à mon époque (eh oui ! ) le cinéma n’était pas une option. C’était un milieu encore plus fermé qu’aujourd’hui et les Vivendi et autres n’étaient pas passés par là avec leur chasse aux diplômés et contrôleurs de gestions (sourire). A l’époque, pour bosser dans le cinéma, il fallait être de la « famille », connaître de gens qui connaissent des gens. Ce n’était pas mon cas, et en plus, je venais d’ailleurs, alors diplôme ou pas, je n’ai pas trouvé de boulot dans le cinéma en sortant de l’école.

J ai donc commencé dans le conseil en management, très formateur mais très…comment dire… chiant. Et puis un jour malheureux, mon père est tombé très malade, il est mort et je me suis dit que la vie devait être vécue comme on le désire, sans attendre. En hommage à mon père parti trop vite, j’ai tout plaqué pour le cinéma. J’ai galéré pendant des mois de petits boulots en petits boulots, puis j’ai rencontré quelques âmes charitables, notamment Denis Château et Claude Damianthe, des ex de 3A (distributeur de 3 hommes et un couffin, en faillite) qui m’ont donné de bons conseils. Et c’est là que je me suis lancée dans ce passionnant métier. 

L'une des principales lignes éditoriales d'Eurozoom concerne le cinéma d'animation japonais, et plus particulièrement une alternative au cinéma que le public connaît (comme les films de Ghibli). Vous avez participé à populariser Keiichi Hara et Mamoru Hosoda ou distribué des films pas banals comme After School Midnighters. Est-ce que cela représentait un défi de mieux faire connaître ce cinéma ?

Oui bien sur, c’était un défi ! Et loin d’être gagné d’avance ! Quand on a commencé à travailler sur le formidable et si riche éventail de l’animation japonaise, tout le monde nous a jetés avec mépris, condescendance et plus ou moins de gentillesse. Tout le monde, sauf UGC qui nous a toujours fait confiance.

On a entendu de tout : vos sous-Goldorak c’est pour le Club Dorothée, pas pour le cinéma ! En animation il n’y a que Miyazaki, tout le reste c’est de la daube… Salles art et essai, multiplexes de circuits, personne n’en voulait: médiocre et honteux pour les uns, pas assez commercial pour les autres ! 

On en a fait du chemin depuis ! Tellement que c’est maintenant d’autres, des majors, qui récoltent les fruits de nos efforts…Quand on a sorti le premier Hosoda, La Traversée du temps, on a galéré avec les salles comme jamais ! Et même pour Les Enfants loups, qui est aujourd’hui le succès que l’on connaît, seules 50 salles ont accepté de jouer le jeu à la sortie, et au prix d’heures de négociations ! 

Je me souviens encore de certaines salles Gaumont/Pathé m’expliquant que non, le film n’était absolument pas de leur niveau, trop petit, trop anecdotique, pas assez porteur.. Et j’en passe. Vous imaginez bien qu’elles programmeront toutes le suivant, acheté... par Gaumont (sourire

Quels ont été vos plus gros succès parmi les films sortis par Eurozoom ? Et au contraire vos plus grosses déceptions ?

Les Enfants loups reste l’un de nos plus gros succès. Des déceptions, quand on est un distributeur indépendant, on en a tellement ! J’en garde 3 qui sont plus fortes que les autres : The Spectacular Now, superbe film sorti avant que Shailene Woodley et Miles Teller ne soient les vedettes d’aujourd'hui (à l’époque, j’ai dû annuler leur voyage de presse car aucun journaliste ne voulait de deux 2 acteurs inconnus…). Stories We Tell, un film unique, rare et intelligent de Sarah Polley, très bien accueilli par la presse mais totalement boudé du public, je n’ai toujours pas compris pourquoi, Et Aferim!, Ours d’argent à Berlin, un film comme on n’en voit pas au cinéma, qui porte a réfléchir avec humour et ironie.

Eurozoom existe depuis une dizaine d'années. Votre métier a t-il évolué, est-il devenu plus difficile - et si oui en quoi ?

Le métier a plus qu’évolué, il n’est plus le même ! Concentration, inflation des budgets de sortie, explosion des droits des films, multiplication du nombre de films proposés, piratage massif, chronologie des médias, passage des salles au numérique. Je ne connais aucun métier qui ait tant évolué en si peu de temps. 

Le pire ce n'est pas toutes ces mutations, non, le pire c’est le glissement sémantique opéré par les institutions comme l’AFCAE avec la bénédiction des pouvoirs public, qui consiste à labelliser ART&ESSAI les films d’Eastwood ou de Allen. Je n’ai rien contre eux, mais il étaient art et essai dans les années 60, plus aujourd’hui ! Quand vous expliquez au public que voir un film de major, sur-financé et sur-vendu c’est de l’art et essai, comment voulez-vous qu’il s’intéresse à autre chose de plus pointu ? 

L’autre problème, c’est l’incapacité des pouvoirs publics à définir une politique culturelle du cinéma protégeant la petite distribution. Oui, le CNC donne des aides aux indépendants, mais dans ces indépendants il y a des grosses boites appartenant à des fonds américains et des TPE comme EUROZOOM. Et ce sont eux qui touchent la majorité des aides. Les pouvoirs publics refusent de prendre en compte à la place de ce faux critère d’indépendance - indépendants de quoi ? - celui de la taille de l’entreprise. Dans tous les systèmes sains , même chez les cowboys du libéralisme aux USA, la notion d’aide aux TPE existe. Ce small business act de la distribution française, les pouvoirs publics ne veulent pas en entendre parler. J’ai essayé maintes fois. Il ne faut pas s’étonner ensuite que le Rapport Bonnel parle de la distribution comme du maillon faible de la chaîne du cinéma.

Mais bon, j’arrête la, je vais encore avoir plein de problèmes… j’en ai eu assez comme ça.

Vous aviez tiré une sonnette d'alarme il y a un an et demi au sujet du téléchargement illégal que subit également le cinéma indépendant. Avez-vous noté depuis une évolution, par exemple du point de vue des institutions ou est-ce trop tôt ?

Oui j’avais tiré la sonnette d’alarme mais a part les insultes féroces reçues sur les réseaux sociaux (encore aujourd’hui) on ne peut pas dire que ça ait servi a grand chose. En fait, un seul message binaire semble se dégager du public : "salauds d'ayant droits dépassés et incompétents qui s'en mettent plein les poches" Vs "gentils cinéphiles modernes et amoureux de la culture, à condition qu'elle soit gratuite". Ce message manichéen, nous avons été plusieurs à se le prendre en pleine figure lors de nos prises de positions regrettant les effets dévastateurs de la piraterie sur le métier de distributeur de films. 

En janvier 2014, Metro recueillait mes réactions  désabusées face au piratage massif du film The Spectacular Now que nous sortions en salles avec de lourds investissements. Je précise que dans cet entretien, je disais juste mon découragement, sans condamner qui que ce soit et en appelant à la responsabilité collective et à la pédagogie des enjeux. "Je n'ai ni animosité ni rancœur vis-à-vis des personnes qui téléchargent. Mais disons qu'un sentiment de découragement me gagne. On n'explique pas assez, aux jeunes notamment, que sortir un film en salles coûte cher. De ce point de vue-là, il y a un échec total de la profession et des pouvoirs publics dans l'information et l'éducation. En effet, quand on lit au vu et au su de tous sur Twitter et Facebook des posts comme 'The Spectacular Now ça a l'air trop bien, j'allais le voir en salles mais heureusement j'ai trouvé un lien pour le télécharger', on se rend compte qu'il y a vraiment un problème de conscience sur les effets du téléchargement". Je précise que la citation en question est véridique au mot près. 

Si la réaction des professionnels fut alors quasi inexistante, les tweets et commentaires sur le net n'ont pas manqué, et pas vraiment pour nous encourager : idiote, incompétente, discours limite "ne sentant pas bon" (?), pleurnicharde, médiocre, incapable de comprendre que le piratage aide les films à se faire connaître, et donc bénéficie bel et bien au cinéma bande de "débiles" (si si, puisqu'on vous le dit !) …

La tribune de mon collègue et ami Jean Labadie, 7 mois plus tard, eut plus de retentissement professionnel, d'une part parce qu'elle s'adressait directement à la Ministre de l'époque, obligée de lui répondre officiellement, d'autre part parce que la notoriété de l'homme aux multiples Palmes d'or est bien supérieure à celle d'un distributeur indépendant. Il eut malgré tout droit aux mêmes invectives : ridicule, mensonger, propagande, le cinéma s'en met plein les poches, obscur producteur, Cosette à 2 balles, pleurnichard, crache dans la soupe, puéril, lassant, arriérés mentaux, allergiques au progrès, profiteurs, distributeurs de navets, adapte-toi ou crève, malhonnête, bouffeur de subventions, antidémocratique, privilégiés, rentiers du 7eme art..

Puis il y a eu l'aveu bien tardif du gouvernement Valls , il y a un an environ (« Nous avons sans doute sous-estimé l’impact du piratage de masse. Il est pourtant une vraie source d’appauvrissement pour l’ensemble du secteur de la création»). Ce combat contre la piraterie est compliqué, et cela d'autant plus que contrairement aux autres grands pays de cinéma, la France est un marché réglementé, régi par des accords professionnels et une chronologie des médias dont la remise en cause est discutée depuis des années, sans qu'un changement simple et global ne puisse être trouvé.  Résumer ce combat par un procès en immobilisme est totalement injustifié. Nous nous remettons en cause en permanence, si nous ne le faisons pas d'autres ne se gênent pas pour le faire pour nous : les FAI, les pouvoirs publics et leur assises, les chaînes de télévision, Media, Bruxelles, les lobbies de l'étranger, Netflix, Amazon… et j'en passe. Notre équilibre est fragile et ce n'est pas le résultat exceptionnel des 10 premiers films qui change la donne pour les quelques 500 à 600 autres sortis chaque année.

A tous ceux qui opposent des professionnels réputés incompétents et réfractaires aux innovations technologiques d'une part, à des cinéphiles pirates modernes et avides de culture d'autre part, je voudrais rappeler que la distribution cinéma en France a prouvé son adhésion à la modernité technologique par la numérisation des salles. Car en effet, ce sont les distributeurs qui ont payé et assuré en moins de 3 ans la facture du passage au numérique d'un des parcs de salles les plus importants du monde (près de 5500 écrans) . Quel autre secteur de l'économie a pris ainsi en charge lui-même et en si peu de temps une complète mutation technologique, sans laisser personne au bord du chemin, de la plus grande à la plus petite salle de cinéma de France ?

A toux ceux qui nous expliquent que la musique a fait sa révolution et qu'il n'est pas compliqué de faire comme eux , je voudrais juste rappeler les enjeux de la production d'un film (plusieurs millions d'euros, centaines de millions pour les blockbusters) et de sa sortie en salles (plusieurs centaines de milliers d'euros, plusieurs millions pour les blockbusters). On est loin de l'économie d'une chanson en MP3. Sans parler d'un contexte réglementaire totalement différent et de fenêtre d'exploitation organisée de manière obligatoire par une chronologie des médias.

Bref, tout cela est compliqué…

Vous aviez également rencontré des difficultés pour distribuer le film Au nom du fils qui a fait polémique et pour lequel vous aviez changé l'affiche. Est-ce que le raidissement moral de la société française rend également les choses plus compliquées lorsqu'on distribue des films ?

Plus que le raidissement de la société française, je pense que c’est le manque d’intérêt pour la différence qui tue le cinéma indépendant.

On entend souvent qu'il y a trop de films qui sortent en salles. Ces derniers temps il y a beaucoup de communication autour du e-cinema. Est-ce que des sorties VoD peuvent constituer une alternative intéressante pour un distributeur ?

Je n’en suis pas sûre et pour le moment, à ma connaissance, aucune des expériences de e-cinema n’a vraiment été concluante.

Quelles sont vos prochaines sorties ?

On fait dans l’éclectique ! Après Miss Hokusai en salles actuellement, on retrouve les fans de manga et anime avec Boruto, la suite de Naruto que l’on sort moins de 2 mois après la sortie japonaise, ce qui croyez-moi est un exploit ! Pour les puristes, Cafard, un film franco-belge d’animation pour adultes, réalisé en mocap qui retrace avec émotion le périple d’une troupe de soldats malgré eux dans l’Europe de la grande guerre. Puis un peu plus tard Hector, un drame social anglais avec Peter Mullan. A suivre ! 

Entretien réalisé le 8 septembre 2015.

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par Nicolas Bardot

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