La bouille juvénile, la pupille aux aguets, John Lasseter n'est pas un quelconque chef d'entreprise esclave du protocole et des sourires crâneurs. Pionnier du cinéma en trois dimensions, heureux instigateur de longs métrages renversants, le bienfaiteur influent de Pixar n'en a pas perdu son sens de la dérision. Bugs Bunny lui a inculqué la frivolité, Disney a servi d'étrier à sa passion. Adoubé par ses pairs et couronné par un succès foudroyant, le preux Lasseter tient avec vigilance et fermeté les rênes du petit studio qui monte... Vingt ans de métier; pas une courbature ni un galop de trop. De potions miraculeuses en pérégrinations insensées, le réalisateur et le producteur ont su concilier intelligence du regard, entêtement fédérateur... et un cœur gros comme ça.


C'EST UN BEAU ROMAN...

A l'abri des intempéries et vacciné contre les idées noires, le père des choyés Toy Story et 1001 Pattes n'a jamais vraiment quitté l'ombrelle et les cocotiers. En témoigne une fabuleuse collection de chemises assorties de palmiers, de guitares et de cactus, signes de reconnaissance du bottin Pixar. Secondé par une équipe de joyeux drilles, solidaires et fringants, John Lasseter prête l'oreille aux personnalités affirmées, qu'elles se nomment Andrew Stanton (Le Monde de Nemo), Pete Doctor (Monstres & Cie), Brad Bird (Le Géant de fer) ou Bob Peterson (scénariste clé). Anciens complices de promotion, Lasseter et Bird ont suffisamment ruminé et disséqué les manuels de Disney pour ne pas rebondir sur les mêmes scénarii éculés. Si l'objectif reste identique (divertir), les moyens pour y parvenir seront beaucoup moins contraignants. A l'affût des belles histoires, les artisans de Pixar ne manquent pas d'ironiser sur la charte musicale de Disney, et les interminables complaintes de ses héros grêles et mécaniques. A trop vouloir tenir en haleine une génération de zappeurs, les comptables du château en oublient d'aérer leurs salons. L'œil rivé sur le chronomètre, les créatifs empressés foncent droit dans la formule molletonnée et paresseuse. John Lasseter réussit lui la performance de fondre l'intime à l'universel et de convier le grand public à un spectacle grandiose et révolutionnaire. Disney-Pixar, un mariage impossible?


BAL DES DEBUTANTS

Tim Burton, John Musker (Aladdin, La Petite Sirène), Chris Buck (Tarzan), Glen Keane, Brad Bird et John Lasseter accoudés aux mêmes pupitres. Le carnet d'appel laisse rêveur... Disney peut se féliciter d'avoir bercé quelques-unes des plus solides pousses de l'animation. Entre le studio légendaire et l'apôtre des volumes de synthèse, c'est une longue histoire d'amour... Avec ses infidélités, ses séparations et ses retrouvailles inespérées. L'imagination sautillante de John Lasseter s'est nourrie des Disney premier âge et des séries tapageuses de la Warner. Confortablement installé devant son poste de télévision, John ingurgite des après-midis entiers de "Quoi de neuf, docteur?" assaisonnés à la carotte, et feuillette inlassablement le livre de Bob Thomas sur les secrets de tournage de La Belle au bois dormant. Madame Lasseter est professeur de dessin et ne rechigne pas à armer son chérubin de feutres et papiers Canson. Fin de l'adolescence: l'estomac frémissant, les yeux imbibés d'étoiles, le débutant est reçu à la Californian Institute for the Arts (CalArts), rampe de lancement idéale pour barboter dans la cour des grands. Lady and the Lamp et Nightmare, les courts métrages d'études du jeune intrépide, sont tous les deux distingués. Après quatre ans de gazouillis chez les maîtres du cellulo et de stages d'été effrénés, John Lasseter entre en 1982 comme animateur chez Disney. L'avenir semble tracé à la pelleteuse.


TOHU-BOHU

La firme tatillonne n'a pas encore quitté l'ère du bac à sable quand ses mauvaises graines s'agitent sous terre. La fuite des cerveaux ne tarde pas à susciter un vent de rébellion; les plus fantasques désertent le mirifique parc d'attractions. Tim Burton se voit remonter les bretelles pour avoir commis deux hors sujet (les miraculeux Vincent et Frankenweenie). Brad Bird suffoque sous le poids des recommandations et part fureter du côté de la Fox. Musker et Buck se plient aux exigences des doyens. John Lasseter continue de musarder dans les bâtiments de Disney, griffonne des Picsou et des Donald... Jusqu'au jour où il découvre les croquis préparatoires de Tron et assiste aux premiers bégaiements des computer graphics. Le choc est la hauteur d'une séance au Chinese Theatre, par une belle soirée de mai 1977 (Lasseter glousse de bonheur devant La Guerre des étoiles). Rituels périmés, manque de discernement: la compagnie septuagénaire a pour fâcheuse habitude d'abattre la mauvaise carte au mauvais moment. Lorsque Lasseter suggère de réviser la machine, les pontes allongent la mâchoire. Empoisonné par la lassitude, le disciple abandonne l'animation traditionnelle pour s'agripper à la barbe de George Lucas et au tendon magique ILM (Industrial Light & Magic). Ed Catmull (actuel président de Pixar) l'y accueille à bras ouverts. Disney s'en mord les doigts et tentera à trois reprises de faire revenir le prodige.


L'AGE TENDRE

Capitaine hilare, joueur impénitent, John Lasseter gravit les échelons et continue de planter les petits drapeaux de la victoire. Père de cinq garçons et d'une nuée de créatures attachantes et spontanées (Luxo Jr., Tin Toy, Woody, Buzz, Tilt ou Couette), le diablotin n'a jamais eu le temps de couper le cordon de l'enfance. Sauvage ou avenante, heureuse ou désappointée, elle constitue le noyau dur de son inspiration. Les jouets cassés se relèvent de la débâcle, les coccinelles pouponnent pendant leur convalescence. Simples natures mortes, chétives ou désincarnées, les bibelots de synthèse prennent enfin leur revanche. Partout où il appose sa signature, Lasseter ravive les couleurs et fait jaillir tendresse et compassion. Les rapports fraternels entretenus avec Disney symbolisent tous les dilemmes de Pixar. Toy Story, 1001 Pattes ou les courts métrages fondateurs laissent transparaître les mêmes marottes: le cocon familial contre l'agitation extérieure, la franche camaraderie contre l'esprit d'indépendance... L'ogre Disney a-t-il eu raison du vaillant petit fantassin? John Lasseter a tôt fait de prêter serment: l'individu (l'artiste) résistera toujours au sein de la collectivité. Son correspondant préféré n'est autre que Hayao Miyazaki, reçu en fanfares lors de son séjour à Emeryville. La plus belle histoire de John Lasseter serait peut-être la sienne... Une affaire de famille, de fidélité, de résistance, où l'on ne refuse pas les enfantillages, pourvu qu'ils riment avec courage.


Danielle Chou



Longs métrages:
2006 Cars
1999 Toy Story 2
1998 1001 Pattes
1995 Toy Story

Courts métrages:
1989 Knick Knack
1988 Tin Toy
1987 Le Rêve de Red
1986 Luxo Jr.
1984 Les Aventures d'André et Wally B. (character designer et animateur)

Production:
2004 Les Indestructibles
2003 Le Monde de Nemo
2002 La Nouvelle Voiture de Bob
2001 Monstres & Cie
2000 Drôles d'oiseaux
1997 Le Jeu de Geri