Paru en 1993 aux Etats-Unis, Understanding Comics est un comic sur les comics, une bande dessinée qui analyse en cases et phylactères ses propres origines, sa sémantique, sa grammaire. Elle tente de situer la bande dessinée dans le vaste monde des arts picturaux, afin de l'affirmer en tant qu'art, si jeune soit-il. Dans cette période (bénie?) où le réalisme cinématographique pioche à grandes mains dans l'iconographie BD, l'analyse de Scott McCloud est une occasion d'étudier les rapports qu'entretiennent ces deux arts picturaux. Si tant de traits les opposent, comment passe-t-on de l'un à l'autre?



Au départ, il y a la définition de Will Eisner, l'auteur du "Spirit": la bande dessinée est un art séquentiel. Le spectre recouvert par ces deux mots est large: il pourrait très bien s'agir du cinéma. Scott McCloud l'en- richit dès le premier chapitre
 
(Pour savoir de quoi l'on parle): les comics sont des "images picturales et autres, volontaire- ment juxtaposées en séquences, destinées à transmettre des informations et/ou à provoquer une réaction esthétique chez le lecteur". Images "picturales" de la bande dessinée, en opposition aux images "(photo)réalistes" du cinéma: opposition significative certes, mais purement esthétique. Ce qui creuse l'écart entre BD et cinéma, c'est l'ellipse. Si elle est outil de scénariste et/ou de réalisateur au ciné- ma, elle devient principe fon- dateur en BD: l'espace qui sé- pare les cases - que l'on ap- pelle caniveau - contient tout ce que lecteur y apporte, tout ce que la BD ne peut pas
 
nous montrer. Quand, par le montage, le cinéma fait ap- pel à notre intelligence et à nos habitudes de specta- teur, la bande dessinée, elle, sollicite en sus tout notre bagage, nos affects, nos préoccupations, pour combler le caniveau. L'un repose sur l'illusion photo- graphique du mouvement et use de l'ellipse comme d'un outil, l'autre est un art elli- ptique, basé sur une repré- sentation iconographique forcément parcellaire: art séquentiel, "art invisible". Sans lecteur, point de nar- ration, le vide rend caduque la séquence. Quelqu'un doit voir l'invisible.



Cinéma et bande dessinée partagent une forme: l'image elle-même, en tant que cadre défini par des bords. Pour le premier, le temps fabrique l'illusion du mouvement (les 24 images par seconde) et s'efface au profit d'un autre, celui de la diégèse. Quant à l'espace occupé, il est défini par le format de la pellicule: temps et espace sont ainsi deux choses bien distinctes. En bande dessinée, temps et espace sont entremêlés. Scott McCloud explique par exemple (Le temps en cases, chapitre 4) que la taille de la case peut agir sur notre perception du temps. Ce dernier occupe tout l'espace de la bande dessinée: le lecteur aperçoit
 
passé et futur du coin de l'œil, quand ce ne sont pas les caniveaux qui engloutissent les instants. Etudier l'espace de la BD revient à décortiquer sa temporalité. Si des mots s'ajoutent à l'iconographie, les moments en cases peu- vent être précisés par les dialogues ou les descriptions. Cette grammaire complexe ajoute au travail du lecteur, qui doit apprendre à voir et à configurer icônes et mots pour reconstituer la diégèse: édu- quer la vision pour qu'elle remplace les autres sens, atteindre par la réflexion la synesthésie cinématographi- que. Car le cinéma ajoute le son à l'image en mouvement, et conquiert sans efforts ce que la BD ne peut que représenter. Il impose à deux
 

de nos sens son spectacle iconographique quand la bande dessinée ne propose qu'à la vue. Mais l'iconogra- phie photoréaliste est oné- reuse.




Comment adapter une ico- nographie théoriquement il- limitée, une narration par- cellaire, et suppléer à l'écri- ture? Peut-on combler le caniveau? Que faire de la part invisible? La photogra- phie laisse peu de place à l'iconographie, celle-ci ne
 
pouvant s'épanouir dans la réalité comme elle le fait dans la bande dessinée. Il n'y a qu'une seule réalité esthé- tiquement acceptable et un multivers iconographique. Le cinéma apprend à ses dépens que la manœuvre picturale est subtile: il s'agit de tirer l'ab- straction iconique vers la ré- alité. Cela implique l'élabora- tion d'un univers cohérent tout autour d'elle: tout ce que la bande dessinée a de sym- bolique et d'universel est à adapter, tout ce qui n'est ni montré ni dit, devra l'être. C'est le prix du réalisme. Et si la grammaire cinématographi- que remplace aisément celle de la bande dessinée, il en est autrement de l'iconogra- phie. Pour adapter une bande
 
dessinée au cinéma, il faut avoir un pied dans la réalité et l'autre dans l'icône, afin d'élaborer une esthétique "réaliste symbolique" qui ne jure pas avec l'un et garde la puissance de l'autre. Or, par définition, l'icône n'est pas la réalité, mais une représentation idéale de celle-ci. Toute la réussite de l'œuvre tient donc dans son adaptation. Et celle-ci coûte très chère. Supprimer l'invi- sible revient à combler le caniveau avec de l'argent pour que l'icône se meuve enfin. Charme du mouve- ment? Collectivisation du symbole? Certes. Mais rien ne pourra égaler ce que le lecteur met entre les cases.