Atlantique Nord, 1945. Captain America débarque en Islande et disparaît dans l'explosion d'un missile expérimental nazi. 57 ans plus tard, le gouvernement américain décide de constituer un groupe de super-héros, les Ultimates, pour répondre aux menaces des terroristes méta-humains. Au même moment, on retrouve dans l'océan arctique le corps de Captain America, parfaitement conservé dans la glace.



En 2001, les éditions Marvel lancent la collection "Ultimate", qui propose de moderniser les personnages classiques de la maison, nés pour la plupart au début des années 60. Ultimate Spider-Man remplace l'arai- gnée radioactive qui mord Peter Parker par une arai- gnée génétiquement modi-
 
fiée, et rajeunit considéra- blement Tante May et Oncle Ben. Ultimate X-Men fait de Wolverine un ex-adepte de Magnéto, qui séduit Jean Grey, et gagne en taille. La collection est une agréable surprise: les changements sont conséquents, les scéna- rios consistants, les liftings efficaces. Le cinéma n'y man- que pas de place: la trans- formation physique de Wolverine doit beaucoup au grand (littéralement) Hugh Jackman, qui l'interprète dans l'adaptation de Singer, et le Spider-Man de Raimi s'inspi- rera aussi de la version "ultimate" du personnage. Suivront les nouvelles mou- tures de Daredevil et Elektra (une mini série) et des Vengeurs, transformés pour l'occasion en Ultimates. Les
 
Vengeurs constituent le grand groupe de super- héros de Marvel Comics, sur le modèle de la Justice League ou de la Justice Society de DC Comics. Pour le former, on regroupa dans les années 60 les stars de la maison d'édition: Captain America, Iron Man, Giant Man et la Guêpe, l'effectif variant encore aujourd'hui au gré des épisodes. Mo- derniser ce groupe permet- tait à Marvel de moderniser plusieurs personnages ma- jeurs en une seule série: précédant de peu les Quatre Fantastiques, les Ultimates débarquèrent avec fracas, dans une publi- cation gigantesque, à l'é- chelle de leurs auras super- héroïques.



La véritable trouvaille de Mark Millar est d'ancrer sa version, plus que toutes les autres séries "ultimate", dans une réalité familière. Le lecteur n'ignore pas la menace terroriste et les préoccupations du gouver- nement américain: ces craintes seront donc la première raison de la formation du groupe. Il a aussi conscience qu'une telle opération coûte cher: on nantira celle-ci d'un budget de 150 milliards de dollars. De même, il est plus que justifié qu'un multimilliardaire comme Tony Stark (alias Iron Man) intègre l'équipe, puisqu'il percevra une part des bénéfices et s'occupera du merchandising. Millar insiste
 
sur cette préoccupation pécuniaire occidentale, et minimise à dessein les éléments fantastiques: il laisse ainsi planer le doute sur Thor, qui ne serait qu'un écologiste new-age sorti de l'asile. De même, Hulk est réduit à une expérience scientifique ratée. Tout devient cynique, terre à terre et onéreux, à l'image de notre monde moderne. Ajoutez à cela quelques personnages réels (apparition de George W. Bush et de Larry King, mention d'Oprah Winfrey) et vous obtenez un comic situé dans une réalité délibérément référentielle, où règnent l'argent et la communication. Cet effort de réalisme, ce rappel constant du coût de la vie, a une seule
 

et même fonction: insister sur l'échelle du spectacle, sur l'ampleur du fantastique quand celui-ci surgit. Car non, ça n'est pas notre monde, mais un univers de bande dessinée bigger than life, véritable blockbuster en cases et phylactères.



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Dans cette période étrange où bande dessinée et cinéma se télescopent, The Ultimates fait figure de synthèse, sinon d'essai. Le comic met en images tout ce qu'une version cinéma des Vengeurs devrait être aujourd'hui: un film à 500 millions de dollars. Le prolo-
 
gue en Islande refait l'ou- verture d'Il faut sauver le Soldat Ryan en vingt fois plus large: des dizaines d'avion, une gigantesque base nazi, et Captain America s'accro- chant à un missile. Quand Hulk débarque à Manhattan, il envoie valser Iron Man dans Central Station comme une météorite d'Armageddon. Thor foudroie des dizaines de vaisseaux extra-terrestres à la Independence Day. Dans chaque numéro des Ultimates (treize à ce jour), Mark Millar et Bryan Hitch saupoudrent un peu de grosse iconographie hollywoodienne. Nick Fury, le patron du SHIELD, devient Samuel L. Jackson; Tony Stark fête l'anniversaire de Shannon Elizabeth dans une station spatiale; l'ex de Bruce
 
Banner sort avec Freddie Prinze Jr! Le cinéma influ- ence directement la compo- sition des pages: de nom- breuses cases s'étirent sur le modèle cinémascope, une pleine page conclut fréquemment le numéro sur un cliffhanger, et les dou- bles pages sont souvent utilisées dans les scènes d'action. The Ultimates est une alternative comic aux plus ambitieux blockbusters hollywoodiens. Or le verdict est sans appel. L'essai de Millar et Hitch n'a aucun équivalent cinématographi- sque. Il manifeste haut et (trop?) fort sa supériorité artistique: quand il s'agit de transcender une iconogra- phie étrangère, la bande dessinée n'a pas d'égal.