Folle Ingenue (La)

Folle Ingenue (La)
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Cluny Brown est une jeune fille passionnée de plomberie et qui ne résiste pas à l’appel gargouillant des tuyaux bouchés. Elle se précipite donc sur un évier le jour où son oncle ne peut répondre à une urgence. Elle rencontre le raffiné Adam Belinski, écrivain résistant exilé à Londres, qui tombe sous son charme pétillant et naïf. Lorsque son oncle finalement arrive pour réparer l’évier, il la trouve roucoulante sur un canapé pour avoir trop fêté sa première victoire de plombier. Pour la remettre à sa place, il l’envoie à la campagne faire la femme de chambre – et apprendre les bonnes manières. Dans le beau manoir anglais, Cluny Brown retrouve Adam, son soutien et son confident.

LA DERNIERE TOUCHE

Lubitsch meurt sur le tournage de The Lady in Ermine, que Preminger terminera pour lui en 1947. La Folle Ingénue, qu’il réalise alors qu’il est malade depuis trois ans, est son dernier film, et il étonne par rapport à la légèreté des œuvres antérieures, à leur "chorégraphie" trépidante, aux intrigues parfaitement orchestrées qui font que chaque scène contient l’enjeu tout entier du film. Serge Daney disait à propos des films de Lubitsch qu’on les aime mais qu’on ne s’en souvient pas. C’est qu’ils sont tout entier destinés au plaisir du spectateur. A propos d’Heaven can wait, Lubitsch expliquait que son personnage principal "ne transmettait aucun message et n’avait aucun but. Le héros était un homme qui s’intéressait seulement à vivre bien et qui ne visait pas à accomplir quoi que ce soit de noble. Comme le studio me demandait pourquoi je voulais faire un tel film, j’ai répondu que j’avais l’intention de présenter aux spectateurs un certain nombre de gens, et que si ces spectateurs les trouvaient aimables, cela serait suffisant pour rencontrer le succès" (Filmculture, n°25, 1962). La vivacité, le foisonnement, la fantaisie qui caractérisent les films de Lubitsch créent cette plénitude frivole, qui doit s’évanouir pour promettre de se renouveler. Aussi, tous les films de la période américaine de Lubitsch se ressemblent: personnages de jeunes femmes émancipées (ou qui cherchent à l’être), personnage du tiers étranger par où se greffe le regard distancié et ironique sur l’entourage et le milieu social, résistance à la naissance du sentiment amoureux, acte amoureux toujours sur le point de se concrétiser, décor d’une Europe cultivée, souvent luxueuse, parfois décadente. Et cette frénésie de jouissance danse sur le sombre arrière-plan d’une guerre qui a lieu ou se prépare. Chez Lubitsch, écrit Daney dans Les Cahiers (février 68), "un film ne clôt rien, n’engage à rien, ne dit rien".

LE PRODUIT DANS L’EMBALLAGE

D’une certaine manière, La Folle Ingénue réitère tout cela. On y retrouve la Seconde Guerre Mondiale, puisque Belinski est un écrivain tchèque en but au régime nazi, forcé de s’exiler à Londres en 1938. La vieille Europe a les traits savoureux d’une bourgeoisie dans d’obsolètes carcans sociaux, stupide, égoïste et vaniteuse. La "lubitsch touch" est partout dans les dialogues échevelés, mais la grivoiserie des propos et des situations est à peine masquée (la métaphore du plombier y est sans doute pour beaucoup). Les ellipses sont plus nombreuses encore et se passent parfois totalement d’explications. L’intrigue est fort ténue, et les empêchements, les coïncidences et les quiproquos totalement anodins. Quant aux liens entre l’ingénue et l’exquis exilé, ils sont flous et ne se justifient pas. Et pourtant, la mise en scène est toujours parfaitement élaborée, le scénario déroulant parfaitement sa mince trame. Mais le vide s’est insinué dans l’œuvre de Lubitsch, La Folle Ingénue est sans prétexte. Ce dernier film laisse ce sentiment de vide parce qu’il aboutit à la mise en place d’une jouissance qui n’a plus de raison d’être. Tout entier plongé dans ce que Stanley Cavell appelle "l’évanescence naturelle du cinéma, le fait que ces évènements n’existent qu’en mouvement, en passant" (La Pensée du Cinéma), il laisse percer enfin une certaine gravité, l’effort et le goût amer de cette jouissance. Citons une dernière fois Daney, puisqu’il n’est pas de meilleur passeur: "Aussi ce ne sont pas Belinsky et Cluny qui sont émouvants (quoique leur application au bonheur ait quelque chose de touchant), c’est le fait qu’un film – un peu de celluloïd (1946) – existe, qui s’appelle Cluny Brown. Et tout se passe comme si c’était le film qui portait désormais dans son existence même les périls dont il n’avait fait jusqu’ici que parler. Cluny Brown parle bien du plaisir, mais d’un plaisir enfui ou encore à venir, il y est bien question de disponibilité, mais devenue errance et recoupement vagues. Ce que l’on voit, c’est semble-t-il ce qu’il y avait entre les plans des autres films: la vie qui avance au hasard et le temps perdu sans joie".

par Yannick Vély

En savoir plus

Interactivité :

Le film s’accompagne de quelques bonus passionnants, mais l'on regrette vraiment l’absence d’une filmographie de Lubitsch (et des acteurs principaux, Charles Boyer et Jennifer Jones). Même à eux trois, les bonus font moins d’une heure et l’on regrette juste… que ce soit si court!

- L’art du Plaisir est un film de vingt minutes de Jean Douchet sur La Folle Ingénue, qui analyse à travers quelques scènes et notamment la première, tout l’art de la mise en scène de Lubitsch: une situation bloquée, un trio de personnages et les multiples rebondissements qui permettent de dénouer la situation, notamment grâce au dialogue. L’analyse filmique est brillante et donne en quelques minutes un très clair aperçu de la quintessence de ce cinéma.

- Spécialiste du cinéma allemand, Bernard Eisenschitz, dans La "Lubitch Touch", raconte l’arrivée de Lubitsch au cinéma, ses origines, ses débuts en tant qu’acteur, sa renommée en Allemagne puis sa carrière aux Etats-Unis, jusqu’aux influences multiples qu’il a laissées dans le cinéma américain, notamment chez son scénariste et disciple, Billy Wilder. Le film, qui dure un peu moins d’un quart d’heure, permet de saisir avec beaucoup de clarté le trajet du réalisateur. Cette fameuse "Lubitsch touch", art des sous-entendus, de l’ellipse et de l’allusion, est aussi cet art de mettre le spectateur dans la confidence de ce qui arrive aux personnages, qu’ils ne soupçonnent pas mais que, lui, le spectateur, en complicité avec la caméra, saisit. Chabrol dira d’ailleurs dans le bonus suivant qu’un film de Lubitsch respecte le spectateur parce qu’il est en intelligence avec lui.

- Avant la bande-annonce de l’époque, qui propose la nouvelle "spicy" comédie de Lubitsch, dans Quelques touches de Lubitsch, quatre réalisateurs interviennent devant la caméra de Douchet pour livrer et leur joie et leur admiration. Claude Chabrol parle de "béatitude", tandis qu’Arnaud Desplechin met en avant le désir qui irrigue tous les personnages et la comédie dans son entier. Pierre Salvadori utilise les termes de "jouissance pour définir cet effet Lubitsch, et souligne avec admiration la pauvreté de cette intrigue et la richesse d’un film qui ne tient que sur sa mise en scène. Quant à Noémie Lvovsky, elle nous donne à voir comment elle se délecte de cet art du sous-entendu, de "l’insolence malicieuse". Leur joie, à tous, est exemplaire de cet effet Lubitsch. Et leur point de vue de réalisateur, passionnant.

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