Happy Together

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Happy Together
Hong Kong, 1997
De Kar-wai Wong
Scénario : Kar-wai Wong
Avec : Chen Chang, Leslie Cheung, Tony Chiu-wai Leung
Photo : Christopher Doyle
Musique : Danny Chung
Durée : 1h36
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Deux Hong-Kongais exilés en Argentine se promettent d’aller voir les chutes d’Iguazu. Mais l’ennui, les douches froides et les haut-le-cœur ont finalement raison de leur couple. Ho Po-Wing collectionne les aventures d’un soir, Lai Yiu-Fai tente désespérément de recoller les morceaux. Et si les amants indisciplinés se retrouvaient une dernière fois pour tout recommencer?

L’ETERNELLE FUGUE

Wong Kar-Wai en terre étrangère, l’Argentine en esquisse heurtée. Pour couper court aux sempiternelles questions liées à la rétrocession, le cinéaste choisit la réponse la plus retorse et la plus radicale, l’exil. Dépouillée, concassée, Buenos Aires n’a jamais autant ressemblé à Hong-Kong. Le mimétisme est tel qu’on ne perçoit plus les points de suture, à peine les dissonances culturelles. Le malaise qui étreint Ho Po-Wing et Lai Yiu-Fai ne dépend ni d’un pays ni d’une langue imperméables; il naît des flots de rancœur et des remous de vanité qui les empêchent de s’aimer en même temps, au bon moment. La véritable rupture émane une nouvelle fois chez Wong d’un décalage horaire et d’un décompte anxieux: combien de jours avant d’embrasser Hong-Kong et ses bacchanales, combien de minutes avant que n’éclate la querelle fatidique? La geôle amoureuse, rétrécie à une chambre et à quelques briques anonymes, trouve un relief inattendu et promet un monde hérissé de possibles. Avant les "si" et les "peut-être" d’In the Mood for Love, Happy Together s’évertue à décliner les sentiments impulsifs de ses expatriés, à caresser l’asphalte pour y effleurer d’improbables empruntes. Soumettre le récit aux impératifs de la passion, pousser le film à se réinventer, continuellement: les desiderata de Wong Kar-Wai n’ont jamais été aussi éloquents.

AMOURS SIAMOIS

Lai confisque le passeport de Ho et prête à leur histoire un dernier sursis. Des impasses du voyage ne résistent pourtant que les courroies douloureuses et les fredaines lancinantes. Eloge du ressassement, journal à rebours, Happy Together entrebâille les souvenirs, déroule une frise écaillée sur laquelle musardent deux amants / deux frères. Poussés l’un vers l’autre, les jumeaux désarçonnés bannissent l’extérieur et se recroquevillent sur eux-mêmes. Depuis Nos Années sauvages, chaque tournage de Wong Kar-Wai relève de la gestion hasardeuse, d’un vagabondage sans trêve court-circuité par un dangereux sprint contre la montre. Happy Together conforte les flamboiements formels des inséparables Wong, Christopher Doyle et William Chang. L’intrigue déliée ne cesse quant à elle de tournoyer. A l’origine, Lai Yiu-Fai partait en Argentine enquêter sur la mort de son père et y retrouvait la trace d’un vieil amant. Wong évince la famille, recompose une voix féminine (la chanteuse Shirley Kwan), mais abandonne l’attirail policier en chemin. L’installation précaire et le récit erratique ne cessent de déplacer les enjeux et d’intervertir les couples. Chang se substitue à Ho, Ho vole un baiser quand Lai quémande une simple épaule. Wong redéfinit le chaos entre quatre murs et ourdit dans l’urgence une mosaïque sans début, ni milieu, ni fin, une avalanche de chausses-trappes et de faux départs.

CHAOS DEBOUT

Les amoureux se retrouvent mais se lassent. Le désir est las. A l’abri des collisions et de la rumeur urbaines, Ho Po-Wing et Lai Yiu-Fai inhument leurs dernières promesses et voient pâlir leur frêle étoile conjugale. Les fulgurances formelles, loin d’éclipser les caractères et d’éroder les tempéraments, imposent les mêmes cérémonies. Condamnés à répéter les mêmes coups et les mêmes erreurs, les deux hommes avancent fébrilement pour mieux revenir sur leurs pas. Happy Together chahute la chronologie, réécrit encore et toujours par-dessus la trame initiale. Wong Kar-Wai ne monte pas ses films, il les démonte, désagrège des heures d’improvisation et d’épilogues incertains, pour n’en livrer que la chair encore tremblante. La couleur escamote le noir et blanc, une lumière duveteuse lézarde de part en part les murs d’une prison consentie. Paradoxalement, ces allers-retours intempestifs construisent malgré eux une histoire, celle de Lai. Les Cendres du temps enserraient des corps fantômes, des visages médusés; Wong tente à travers le personnage de Tony Leung de se raconter au présent et d’extraire d’un magma de sons et d’images haletants, le portrait d’un homme face à ses propres échecs, du marasme à la renaissance. Happy Together est le film de l’"après": après l’amour (la seule scène de sexe sert d’accroche mensongère), après le deuil de cet amour, faut-il encore revenir vers l’autre?

TOUJOURS ETRE AILLEURS

Ces haillons ramènent la vie de Lai et Ho à ses rites les plus élémentaires. S’affairer dans la cuisine, dormir d’un sommeil anxieux, se lever aux aurores. Simuler une intimité heureuse en décrassant le corps de l’autre, épier ses moindres faits et gestes. Cette proximité contrainte et ce bonheur murmuré servent de refuge éphémère, de tour immaculée à une liaison qui espère toujours tressaillir. Quand Lai et Ho décident de faire table rase du passé, c’est le film lui-même qui trébuche, s’annule – pour repartir de plus belle la minute suivante. Quand Lai tente d’imaginer ce que serait Hong-Kong à l’envers, Wong Kar-Wai exauce aussitôt ses divagations. L’éblouissante maîtrise plastique ne se résout pas à la molle illustration; les chorégraphies étudiées (l’apprentissage du tango) ou spontanées (le mouvement d’une barque) miment l’ondulation des sentiments, l’ivresse de l’obsession. Les ralentis et les vibrations clament tout haut ce que les personnages n’osent déjà plus se dire. Chang écoute les sanglots de Lai laissés sur un magnétophone. Ho pleure seul l’absent. Délivré de ses attaches trop pesantes, Lai disparaît sous les chutes d’Iguazu pour ne plus verser de larmes. Une poignée de main échangée a scellé un rendez-vous. A Buenos Aires, à Hong-Kong ou à Taiwan, il ne suffit plus d’être heureux à deux. Lai ne peut aimer l’autre que s’il soigne d'abord ses propres ecchymoses.

par Danielle Chou

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Post-scriptum

2003 n’a pas seulement été l’année du SRAS en Asie. Anita Mui et Leslie Cheung, acteurs, chanteurs et personnalités indissociables du cinéma hong-kongais, sont décédés l’un après l’autre, à seulement quelques mois d’intervalle. Emportée par la maladie, la première participait au tournage du nouveau long métrage de Zhang Yimou, House of the Flying Daggers. Miné par une longue dépression, le second s’est défenestré un 1er avril, au moment où l’épidémie bat son plein. Nos Années sauvages reste hanté par Anita Mui qui susurre de sa voix rauque le générique de fin. Figure de proue de la Nouvelle Vague hong-kongaise, étoile adulée de la canto-pop (une trentaine d’albums depuis 1977), Leslie Cheung disparaît à l’âge de quarante-sept ans.

1988, Histoires de fantômes chinois de Ching Siu-Tung fait sensation au festival d’Avoriaz. Le jeune lettré séduit par une fantômette lascive, c’était lui. 1993, la découverte tardive de quatre polars de John Woo provoque une ferveur électrique dans la presse. Le frère rancunier du Syndicat du crime traquant sans relâche Ti Lung et Chow Yun-Fat, c’était lui. La même année à Cannes, Louis Malle décerne une double Palme d’or à Chen Kaige et Jane Campion pour La Leçon de piano. Le chanteur travesti d’Adieu ma concubine, secrètement amoureux de son partenaire, c’était lui. 1996, un an après le virevoltant Chungking Express, Wong Kar-Wai revient avec le méconnu Nos Années sauvages, bijou contemplatif qui lui inspirera plus tard In the Mood for Love. Un playboy violent et narcissique se déhanche sur un mambo de Xavier Cugat… C’est encore lui.

Fidèle à Wong Kar-Wai, Leslie Cheung le retrouvera pour deux des plus belles compositions de sa carrière – qui compte plus d’une cinquantaine de titres: un prétendant volage dans Happy Together, un aubergiste jaloux et solitaire dans Les Cendres du temps. Tandis qu’il continue de remplir les stades lors de concerts épiques, Leslie Cheung confie son talent et sa beauté androgyne aux bons soins de Stanley Kwan (Rouge), Ronny Yu (Jiang-Hu), Tsui Hark (Le Festin chinois, Tri-Star), Peter Chan (He’s a Woman, She’s a Man), Derek Yee (Viva Erotica) ou Poon Man Kit (Shanghai Grand). La révélation de son homosexualité – encore tabou jusqu’à récemment à Hong Kong – entachera à peine son statut de trésor local.

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