La Californie, ses bancs de sable et ses palmiers offerts... L'enfance de Tim Burton n'a connu aucun heurt. Ou si peu. Les tours gothiques, les monstres et les méduses servaient déjà d'échappatoires à une banlieue mortifère. Le petit garçon au teint de nacre et aux cheveux ébouriffés a noirci d'un trait la fadeur exaspérante des lieux. Son salut, il le doit à la fiction, à ces après-midi maussades consacrés au dessin. Dédié à Lisa Marie, la muse secrète dont il s'est séparé après le tournage de La Planète des singes, son recueil de poèmes revient sur cette période bénie, où les enfants froissés et malodorants rivalisent avec les têtes de melon et les momies qui font "tache". La Triste Fin du petit enfant huître déroule son tapis d'horreurs amoureusement tissées - orbites baladeuses et cercueils flottants. Le lecteur est prévenu: quoi de plus ennuyeux qu'une enfance heureuse?
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Aux bonnets d'âne, aux souffre-douleurs tyrannisés par les enfants savants, Tim Burton envoie un message d'espoir: "A ma réunion d'anciens élèves, dix ans après le lycée, toutes les personnes populaires, les bons étudiants avaient perdu leurs attraits d'autrefois. Les soit-disant marginaux étaient, eux, devenus séduisants. Donc si un jour vous avez un enfant, souhaitez-lui de ne pas être populaire au lycée" (New York Times, 2003). Défilé de bras cassés et de têtes de mort, les grands brûlés et les chérubins de La Triste Fin du petit enfant huître empruntent les chemins les plus savonneux. Descendue de son piédestal, l'enfance est un sortilège dont on ne sort pas indemne. L'écriture des poèmes remonte à l'année du bourbier. Suite à l'arrêt définitif du projet Superman Lives en 1997, Tim Burton pleure des mois d’efforts saccagés et retourne à ses premières amours, le dessin et la fable. L'errance ne sera que de courte durée; le script de Sleepy Hollow est glissé un beau matin dans ses tiroirs. Burton remet le pied à l'étrier et se fait une joie à l'idée de dévisser quelques crânes. Entre-temps, de nouvelles obsessions se sont greffées à son imaginaire. Les deux épisodes de l'Enfant tache évoquent en filigrane la débâcle qui a opposé le cinéaste à la Warner: "A côté de Superman, et de Batman et consorts / j'imagine qu'il paraît sans panache / mais pour moi il sort de l'ordinaire...".
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Qu'ils soient nés avec des antennes ou un buste en forme de quille, les miraculés de La Triste Fin du petit enfant huître échappent à la médiocrité. Les balafres et les difformités racontent à elles seules une histoire. Les vingt-trois poèmes illustrés dévoilent une anecdote cruelle, une inclination avérée pour les idées noires et les interludes acides. Mais le macabre devient mélancolie feutrée, la plaie une ruse pour s'affirmer. Les petites choses filiformes ou ratatinées inspirent des quatrains, des rimes embrassées et dispersées, des portraits tendres ou inquiétants. Une légende laconique ("Brindille remarqua que son arbre de Noël avait l'air plus reluisant que lui") répond à un aveu affligé ("Je suis Benjamin / débaptisé par les autres gamins / en vilain gamin pingouin'"). Edward et Bruce Wayne balbutiaient plus qu'ils ne dissertaient. Peu à l'aise avec les longues sentences, Tim Burton renoue pourtant avec la verve exaltée de Vincent. Sur le papier, une vie flasque et indolente s'ouvre à la plus énigmatique des tragédies. Bâillonnés, incompris, L'Enfant momie, Ludovic l'enfant toxique ou La Fille faite d'ordures s'envolent vers un au-delà plus clément ("L'âme alla au ciel, dans une zone où elle laissa un trou dans la couche d'ozone"). Le trait délié de Tim Burton ne s'encombre d'aucune fioriture: à peine quelques hachures, des spirales qui ornent une robe triangulaire, des couleurs vives noyées dans l'onde du pinceau. Les broderies et les sinuosités discrètes portent la signature de l'intéressé.
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Depuis Vincent et Frankenweenie, les motifs géométriques ajoutent au charme insolite des objets. Les nappes à carreaux et les rayures seyantes se retrouvent d'une œuvre à l'autre. La bouche de Ludovic l'enfant toxique, la peau en tissu maladroitement rapiécée de La Fille vaudou rappellent les surpiqûres du costume de Catwoman. Le dessin lui-même n'obéit à aucun tracé défini, la main de Burton semble aussi indisciplinée que ses avatars (celle d'un martien se faufilant dans le col du Président, celles d'Edward transpercées par ses propres lames). Les bras et les jambes en mousse de Sally se dérobent (L'Etrange Noël de Monsieur Jack); les vilains moucherons de La Triste Fin du petit enfant huître sont sujets aux amputations et aux scarifications. Les boîtes crâniennes menacent de se fendre (L'Enfant robot, L'Enfant momie, L'Enfant brie). Enveloppes de chair ou pièces de boucher, les corps se consument et se désagrègent ("Il l'aima d'amour pur / et lui proposa l'anneau / mais déjà elle avait fait le grand saut / dans un broyeur d'ordures"; La Fille faite d'ordures). L'univers de Tim Burton est tout entier recyclé dans une version épurée, faussement naïve. Mèche tombante et yeux exorbités, le garçon qui gravit la deuxième marche du podium La Fille qui fixait, fixait, fixait pourrait être Vincent. Benjamin, le vilain gamin pingouin épaule le triste Oswald Cobblepot. Les deux volets de Batman éclairaient moins l'homme chauve-souris que ses doubles sardoniques, Le Joker et Le Pingouin.
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"M. et Mme Smith: une vie sans heurt / mari et femme tout ce qu'il y a de normal, le bonheur" (L'Enfant robot). Leurs mains suintent la haine, leur regard épie la moindre défaillance. Juges et bourreaux, les parents symbolisent une cellule encore plus toxique que celle des enfants. Les aînés n'ont pas de visage; Tim Burton se réfugie du côté de ses créatures apeurées. Sous le masque du bonheur, un malaise rémanent qui éclate avec la venue du nourrisson. Les grossesses sans histoires donnent naissance à des monstres sans nom: "...cette plaie, cet ulcère / fut leur calvaire" (La Triste Fin du petit enfant huître), "Laid et lugubre était le fœtal / rejeton, et dur comme le métal / d'une bouilloire..." (Bébé ancre). Les cœurs criblés d'aiguilles de La Reine pelote-à-épingles et de La Fille vaudou en disent long sur les sentiments fielleux qui secouent une famille ("Dès qu'on s'approche d'elle, les épingles encore / plus profond dans son cœur s'enfoncent"). La rancœur se mêle à l'absence de désir. L'enfant cimente le couple avant d'en ronger les derniers liens, un à un. L'Enfant huître et Bébé ancre disparaissent comme ils sont venus, sans un bruit ni une larme. Les Cobblepot jettent leur nouveau-né par-dessus un pont; leurs successeurs engloutissent ou enterrent vite les mauvais bourgeons. En tuteur clairvoyant, l'Inventeur d'Edward troque son manuel de savoir-vivre contre un recueil de poèmes. Des frères Grimm, Tim Burton a bien retenu la leçon: de la fange la plus hideuse jaillissent toujours des diamants.
Danielle Chou
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Brèves fantastiques
Tim Burton en a fait son valeureux compagnon d'armes. Enfant tache (Stainboy en anglais) revient dans six courts métrages animés d'environ cinq minutes chacun, écrits et réalisés par le maître en personne. Au générique, deux fidèles parmi les fidèles: Danny Elfman, son compositeur attitré, et Glenn Shadix, l'ami de longue date (Sénateur Nado dans La Planète des singes, voix du maire dans L'Etrange Noël de Monsieur Jack, Otho dans Beetlejuice). Disponibles sur le site Shockwave, ces vignettes au minimalisme étudié respectent les lignes subtiles de Tim Burton, son goût pour l'excentricité et la chute burlesque. Justicier solitaire aux origines suspectes, "Enfant tache" est abandonné dès la naissance dans la ville natale de Burton, ou plus précisément le "Burbank Charity Home for Unusual Cases". L'occasion pour le cinéaste de ressusciter les personnages de La Triste Fin du petit enfant huître: "L'Enfant avec des clous dans les yeux", "La Fille avec plein d'yeux", "L'Enfant brie"... Les missions d'"Enfant tache" l'amènent à défier "La Fille qui fixait, fixait, fixait", terrassée par un lustre en forme de grappe, à se frotter contre "Allumette" ou à contenir l'appétit de "Ludovic l'enfant toxique".
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