|
 |
 |
Dans l’ombre des squelettes grimaçants et des crânes amovibles, les quadrupèdes du Docteur Burton se fraient un passage discret, d’une maisonnette pastel à un manoir romantique. Armées de superstitions enfantines, ces créatures dansantes ne revendiquent jamais une seule identité. Des feulements lascifs de Catwoman à la mascarade de La Planète des singes, les compagnons hystériques, toutous fidèles ou chimpanzés traîtres, chahutent une filmographie aux allures de cirque itinérant – quand ils ne prennent pas possession du corps de leur maître. La fascination de Tim Burton pour les belles bêtes et les liaisons contre-nature brouille les frontières entre les espèces. Oreilles frétillantes, nageoires menaçantes, peau doublée de latex… Ni tout à fait homme, ni tout à fait animal: le monstre n’est pas celui qu’on croit.

|  |
Ils s’appelaient Sparky, Scraps, Ebocrombi, Geraldo, Zéro ou Poppy. Chihuahua enquiquineur, caniche enturbanné ici-bas; Frankenstein vagabond, linge volant au nez-citrouille dans l’au-delà. Le chien: parangon du fantastique, l’incarnation la plus naïve des joies et malices de l’enfant. "Il y a dans l’amour désintéressé d’une bête, dans ce sacrifice d’elle-même, quelque chose qui va directement au cœur de celui qui a eu fréquemment l’occasion de vérifier la chétive amitié et la fidélité de gaze de l’homme naturel" (Edgar Allan Poe, Nouvelles Histoires extraordinaires). En élève avisé, Tim Burton perpétue la tradition animalière des contes de fées et tord le cou à la bienséance. Sans surprise, ses protégés travestis, lacérés, sublimés convoquent aussi bien La Belle et la Bête de Charles Perrault que les grimages étudiés de la Hammer. Dès son premier court métrage, Burton succombe aux délicieuses perversions du savant fou. Vincent, le poète maudit, dissèque son lieutenant à quatre pattes, et le transforme en esclave zombie d’un Londres imaginaire. Cette mythologie canine s’insinue ça et là. Contrepoints comiques, intervenants de luxe, les cabots pullulent aux quatre coins de l’écran. Abrégé de l’esthétisme burtonien, Frankenweenie s’ouvrait déjà sur un cimetière d’animaux aux petites tombes taillées sur mesure. L’animal domestique ne reste jamais bien longtemps prisonnier de sa condition terrestre, la vie suit son cours dans un paradis festif (Les Noces funèbres). Victime ou responsable d’un accident de voiture (Frankenweenie, Beetlejuice), patient improvisé d’expériences détraquées (Mars Attacks!), les canailles à poils se rebiffent. C’est souvent par l’intermédiaire du chien que se glisse l’anomalie féerique.
| |
Noyés dans le Styx, prêts à défier les lois de la physique, les héros de Tim Burton exhibent leurs difformités. Assaillis de parts et d’autres, ils s’engouffrent dans une dimension parallèle, un entre-deux mondes dans lequel l’animal sert d’intercesseur et de révélateur. Un chien précipite la mort des Maitland (Beetlejuice). Un chat noir introduit la complainte de Vincent, une cohorte de matous s’empare du corps inanimé de Selina Kyle. Tod Browning et sa parade de Freaks n’est pas loin. Un singe savant livre une missive, un caniche dépose une bombe, des pingouins armés et des vaches enflammées (Mars Attacks!) sèment l’anarchie. Batman, le défi jette une passerelle attendue entre le cirque des égouts et un zoo à échelle humaine. Un commando de clowns envahit le centre-ville pendant que des entrepreneurs respectables bernent leurs concitoyens. La frontière entre l’être et le paraître, l’humain et l’inhumain s’estompe dans Gotham City. Les comics se prêtaient parfaitement à ces liaisons incestueuses entre le bipède, le chat et la chauve-souris. Catwoman et Batman en sont les fruits les plus troublants: un orphelin schizophrène et une fille à maman empotée, luttant contre leurs instincts bestiaux et un reste de philanthropie. Selina Kyle et Bruce Wayne n’ont d’humains que les traits. Sous leurs combinaisons en cuir et latex battent des cœurs malades, une vengeance en sursis et une violence sournoise. Le masque, cette seconde peau qui les libère de leurs entraves sociales, décuple leur agilité et révèle paradoxalement leur vraie nature.
|  |
Ignorant chacun les affaires nocturnes de l’autre, Bruce et Selina se retrouvent, à visage découvert, dans un bal costumé. Suspendu à leur jeu de séduction, le monde semble inversé. Les seuls à ôter leur déguisement s’avèrent les plus dissimulateurs et les plus désemparés. Le costume est la seule raison d’être. "Nous sommes pareils, nous sommes doubles." (Batman, le défi) L’injonction revient comme un leitmotiv. Mais Burton fait la distinction entre les monstres officiels (Le Pingouin) et les monstres "respectés" (Max Shreck). Familier des motifs antinomiques (le héros inadapté dans un environnement hostile), Tim Burton détourne la notion même de monstruosité, cette excentricité qui désarçonne les conventions. Les "bêtes humaines" dénoncées par le voisinage et les médias témoignent d’une sensibilité plus aiguë que leurs accusateurs. "Je suis un homme, je porte un nom". Rejeté dès la naissance par ses parents, Oswald Cobblepot prépare laborieusement son retour à la vie mondaine – celle-là même qui accueille Edward à bras ouverts avant de le condamner à l’exil. L’humanité se résume donc à un patronyme, une chemise immaculée et des petits pois bien agglutinés dans l’assiette (Edward aux mains d’argent). Parent désabusé de John Merrick, l’Elephant Man, Le Pingouin retourne pourtant à ses convictions: "Je ne suis pas un homme, je suis un animal". Tim Burton avoue, lui, n’avoir jamais eu peur des créatures hybrides, à crocs, à antennes ou à poils; elles ont été ses premières confidentes. Le salon de ses parents, deux grands absents de son adolescence, représentait un endroit autrement plus terrifiant.
| |
S’adapter ou s’exiler. Etouffer son instinct ou se complaire dans le simulacre. Batman et Catwoman ne renoncent pas à la duplicité (un versant diurne, un autre nocturne); Le Pingouin entrevoit néanmoins les failles de ses deux rivaux: "Vous êtes jaloux parce que je suis un vrai monstre et que vous, vous devez porter un masque!". Ces revirements identitaires trouvent leur apogée dans La Planète des singes. Tim Burton vampirise un matériau voisin de ses obsessions et livre une fable primitive, concentrée sur la gestuelle, les pantomimes, l’animalité dans toute son ambivalence. Les singes despotiques s’élèvent contre des ennemis esclaves et inconsistants. Scindée en deux communautés, la société chamboulée devient d’autant plus perverse. Hommes et singes révèlent des traits communs, dans leur philosophie pacifiste et leurs réflexes meurtriers. Cette esthétique de la fascination ferait presque oublier la sécheresse du récit. Chez Burton, les mots ne sont que les miroirs appauvris des sentiments. Muets, la voluptueuse Lisa Marie et Le Cavalier sans tête se suffisent à eux-mêmes. Une sorcière s’élève dans le ciel, une lanterne fait tournoyer des ombres chinoises en forme de dragon: les illusions les plus saisissantes sont celles qui ne s’expliquent pas. Sleepy Hollow le rappelait à juste titre: "Voir, c’est croire". Le cinéma organique de Burton libère cette animalité irrationnelle et ces chimères mystérieuses. Kim embrasse Edward. Ari échange un baiser furtif avec Leo. Max Shreck et Mary Van Tassel étouffent sous l’étreinte de Catwoman et du Cavalier sans tête. Le royaume rêvé de Tim Burton est un no man’s land, où les marginaux et les fantômes du passé se croisent et se confondent.
Danielle Chou
 |
Vie et mort de Poppy
Découverte par Tim Burton et Lisa Marie lors d’une escale à Tokyo, Poppy la femelle chihuahua est décédée peu de temps après la première de La Planète des singes. Enterrée dans le plus vieux cimetière d’animaux des Etats-Unis, la chienne aux yeux hagards a laissé son emprunte dans plus d’une séquence. Empaillée et posée sur un placard de Max Shreck dans Batman, le défi, dédoublée dans Ed Wood aux côtés de Bela Lugosi, Poppy joue son plus grand rôle de composition dans Mars Attacks!, face à Sarah Jessica Parker. Présentatrice gourde et malchanceuse, Nathalie Lake est enlevée par les Martiens et se voit greffer le corps minuscule de son inséparable toutou. L’affection de Tim Burton pour les chiens confine à l’obsession. Lors de sa première rencontre avec Johnny Depp, avant le tournage d’Edward aux mains d’argent, les deux hommes sympathisent en évoquant les quadrupèdes. "J’ai toujours eu du mal avec les louanges… Je préfère apprendre qu’un chien a passé du bon temps en regardant Batman, plutôt que de recevoir n’importe quel compliment normal." (Tim Burton, New York Times, 9 novembre 2003).
Apparitions
Chassé de son nouveau foyer par une foule en colère, Edward se retrouve assis, seul, sur le bord d’un trottoir. Un chien s’échappe d’un buisson, lui tient compagnie pendant quelques secondes, colle son museau contre sa joue puis disparaît. Edward aura le temps de lui couper la mèche qui lui cachait les yeux. Tim Burton confère volontiers une âme aux animaux, qu’ils soient invités d’honneur ou simples éléments du décor. Sujets d’expérimentation, gags visuels ou témoignages affectifs, les bêtes semblent tisser une intrigue secondaire dans l’œuvre de Burton. A la mort de Bela Lugosi, Ed Wood recueille ses chihuahuas et son yorkshire. Un cortège de pingouins escorte Oswald dans sa dernière demeure. Les pattes posées sur la table, Poppy interrompt continuellement la conversation entre Nathalie et Jason. Installés devant leur poste de télévision, le Président Dale et sa First Lady Marsha attendent avec anxiété les dernières nouvelles martiennes. Un labrador les sépare. Enfin, la tête de chat qui orne l’entreprise Shreck est un clin d’œil à la boutique de cadeaux de sa mère, spécialisée dans la vente de bibelots animaliers. Lubies secondaires: Tim Burton déguise Sparky en stégosaure dans Frankenweenie et fait tailler une haie en forme de Godzilla dans Edward aux mains d’argent.
Oiseaux de malheur
Le bestiaire dissipé de Burton touche autant à l’enfance (la récurrence des peluches et des maisons de poupées) qu’à une poésie candide et sarcastique. La blanche colombe de Mars Attacks est fauchée en plein vol, le canari du Président finit grillé par les soins de Lisa Marie. La cage qui sépare le visage de Catwoman et celui du Pingouin se retrouve entre les mains d’Ichabod Crane dans Sleepy Hollow. Un carton arrondi à deux faces donne l’illusion d’un oiseau en cage quand l’enquêteur le fait tourner sur lui-même. La lanterne du petit Thomas projette des chats et des sorcières, pendant que Le Pingouin mime avec ses nageoires les ailes d’un oiseau. La mansarde de Victor réunissait déjà les objets fétiches de Burton. Les faons en plastique de Frankenweenie sont devenus des cerfs en ciment dans Sleepy Hollow (leur tête orne l’entrée de la ville) et des sculptures éphémères dans Edward aux mains d’argent. Il faudrait enfin mentionner l’importance de la bande-son. Sleepy Hollow marie deux cadences, celle des hommes et celle du Cavalier sans tête. Les hennissements, hululements, bêlements et autres bruits de sabots sont autant d’invitations au surnaturel.
|
 |
|
 |
|